« Tout le monde » – puisque en Europe beaucoup pensent encore que ce continent est le centre du monde – parle des élections du 17 juin 2012 en Grèce : le « berceau de la démocratie », selon une histoire en partie fabuleuse. Les résultats possibles des élections n’intéressent pas seulement la « droite » et la « gauche » – entre autres le PCF (Parti communiste français) remis sur une selle de cheval branlante par le Front de Gauche sponsorisé par Jean-Luc Mélenchon, qui se retrouvent tous « amis » d’Alexis Tsipras, le leader de SYRIZA – mais aussi les institutions politiques de l’Union européenne (UE), les banquiers et leurs banques « renflouées », les spéculateurs sur le marché des devises. Et, évidemment, ceux qui vivent de prévisions incertaines, mais payantes, d’une conjoncture économique qui fait la une de la presse quotidienne : les Roubini and Co.
Autrement dit, la Grèce ne se résume plus à un ensemble d’îles où le soleil est resplendissant, l’eau bleue (sic) et l’ouzo supérieur au pastis français… Un lieu de vacances et de tourisme. La Grèce est au « centre de la crise politique » de l’UE. Plus exactement de ce qui peut devenir : soit un exemple de résistance politique aux politiques du FMI, de l’UE et de la Banque centrale européenne (BCE), comme institutions du capital financier ; soit un exemple de passage en force des politiques d’austérité destructives d’une société comme de la résurgence d’une extrême-droite accompagnant la mise en place d’un Etat fort. Sur ce plan, on est à un carrefour d’un vaste « réseau ferroviaire » où le centre de commandement est constitué du noyau dur de l’UE : Allemagne, Autriche, Luxembourg, Pays-Bas, France, Nord de l’Italie – et de manière associée la Norvège, la Suisse, la Suède, la Finlande – qui seront les places fortes du capital. Et cela est à replacer dans le contexte de ses desseins de réorganisation spatiale de l’accumulation du capital en Europe, avec ses périphéries au sud et à l’est.
Cet ensemble doit être replacé dans le cadre d’une mondialisation du capital en crise et en développement (les deux vont de pair) ayant des pôles en compétition aussi bien au plan politique qu’aux plans économiques et militaires. Un affrontement qui n’est pas effacé par la transnationalisation de la chaîne productive de la valeur ajoutée et de ses « retombées » (les transnationales industrielle, agroalimentaires, financières, assurantielles, logistiques, foncières) qui a fait une avancée fulgurante ces 20 dernières années.
Certes, pour l’heure, l’Espagne est plus au centre de la crise systémique bancaire de la zone euro où se profilent les signes d’une crise d’illiquidité (credit crunch). Mais ce n’est pas le sujet de cet article.
Une population condamnée
Trois jours avant les élections du 17 juin, un « paysage » est oublié. Quasiment tous les jours, des annonces de suicides paraissent dans la presse grecque – en grec, comme semblent l’oublier les « spécialistes » français, ou encore plus, les « analystes » allemands – décrivant ces tragédies individuelles. En fait, elles traduisent celles d’une société traumatisée.
Le 12 juin 2012, un retraité, un militaire à la retraite, a pris son fusil et a quitté sa maison, située dans le quartier de classe moyenne supérieure Kifissia, dans le nord d’Athènes. Il a marché quelques centaines de mètres et s’est tué au milieu de la rue. Cet ingénieur chimiste, âgé de 75 ans, entré à l’armée en lien avec son métier, a laissé un message à sa femme et à ses deux enfants : il ne pouvait faire face à ses dettes, à la crise économique. Il leur donnait des instructions pour la gestion de l’épargne familiale. La Grèce a connu, en deux ans, quelque 2000 suicides, pour l’essentiel des hommes. La cause souvent rendue explicite : l’endettement privé, le chômage, la perte de tout revenu. Or, la Grèce était un pays, avant 2010, réputé pour un taux de suicide particulièrement bas ; moins d’un tiers de la moyenne européenne, selon Eurostat.
Toujours le 12 juin, un homme jeune, âgé de 36 ans, s’est jeté de son balcon. Il en est mort. Cela s’est passé dans le quartier de Sepolia, une banlieue à l’ouest d’Athènes. La conurbation athénienne rassemble près de 40% de la population du pays. Il était chauffeur de taxi, au chômage depuis deux ans. Il vivait avec ses parents. Son père était aussi chauffeur de taxi, sans emploi. Les « difficultés économiques » – selon la formule de la presse stylée afin d’anesthésier l’information – assaillaient la famille. Seule la mère disposait d’un petit revenu. Il se suicida en l’absence de ses parents. Le troisième suicide en 24 heures. L’autre, un petit artisan endetté et sans perspective, âgé de 61 ans, s’est pendu dans un parc public, dans le quartier de Nikaia, dans la périphérie de la capitale. Un paysan de Crête, le 10 juin, à Pyrgos, a mis fin à ses jours, en avalant des pesticides.
Une partie d’entre eux laissent donc des messages. Les motivations de ces actes de désespoir sont similaires. Toutefois on peut constater que les options politiques – au sens général et lorsqu’elles sont exprimées – de ces êtres dévastés, comme le pays, sont fort différentes. Il faut le comprendre pour saisir effectivement une dimension, pas assez mise en relief, de la situation en Grèce. De facto, ce sont des anneaux d’une chaîne de « mise au pas » de l’économie grecque, chaîne qui étrangle la population.
Le mercredi 4 avril 2012, à 8 heures 45, un homme de 77 ans s’était tiré une balle dans la tête, au cœur d’Athènes, sur la place Syntagma, esplanade centrale de la capitale. Ce pharmacien à la retraite, pas endetté, Dimitris Christoulas, a mis fin à ses jours sur cette place qui fait face au Parlement. Ce symbole des deux clans politiques dominants – la Nouvelle démocratie (ND, droite) d’Antonis Samaras et le PASOK (Mouvement socialiste panhellénique) de la famille Papandréou, actuellement dirigé par Evangelos Venizélos – qui ont conduit la Grèce, avec leurs alliés du Capital, au désastre présent. Dimitris Christoulas a laissé une lettre qui, selon la déclaration de sa fille, « traduisait la voix et l’engagement politique de son père ». Il avait été présent lors de diverses manifestations sur cette place Syntagma. Il affirmait dans un billet retrouvé dans sa poche : « Le gouvernement d’occupation [de Georges Papandréou et, avant, de Samaras et Karamanlis] à la Tsolakoglou [gouvernement de collaboration avec les Allemands, installé pendant la Seconde Guerre mondiale] a véritablement réduit à néant la possibilité pour moi de survivre grâce à une retraite digne, pour laquelle moi, et moi seul, ai payé, 35 ans durant, sans soutien de l’Etat. Comme j’ai maintenant un âge qui ne me permet pas une action individuelle dynamique – sans toutefois exclure, si un Grec en venait à se saisir d’une kalachnikov, que je sois le second –, je ne trouve pas d’autre solution qu’une fin digne, avant de me mettre à faire les poubelles pour me nourrir. Je crois que les jeunes sans avenir, un jour, prendront les armes et sur la place Syntagma, ils pendront par les pieds les traîtres à la nation comme les Italiens ont fait avec Mussolini, en 1945, Place Loret, à Milan. » Rage et désespoir, résistance et abattement coexistent, comme dans toutes les crises de cette ampleur, durant une période du moins. Le mercredi soir, ce 4 avril, plus d’un millier de personnes se sont recueillies sur la place Syntagma. Elles ont déposé des messages et des bouquets de fleurs. Un appel au rassemblement avait été lancé via les réseaux sociaux autour du slogan : « Ce n’était pas un suicide. C’était un meurtre. Ne nous habituons pas à la mort. »
A 22 heures, la police spéciale – au sein de laquelle l’extrême droite est fort implantée – dispersait les personnes présentes avec des gaz lacrymogènes, spéciaux, régulièrement utilisés. Ils sont livrés par Israël qui les utilise contre les Palestiniens ; les motos BMW, nouvelles, sont livrées par les autorités allemandes, solidaires de l’imposition d’un certain ordre.
Armateurs, Eglise, exode fiscal et armement
Avant de souligner quelques aspects significatifs de la situation du capitalisme grec et des politiques imposées par la « Troïka » (UE, BCE et FMI), il n’est pas inutile d’éclairer cinq éléments de la situation socio-politique qui ont des répercussions socio-économiques importantes et qui sont peu analysés ou font l’objet d’un discours orwellien.
• Les armateurs grecs ont la main sur la plus grande flotte marchande du monde. En date du 24 mai 2012, le quotidien Katimerini confirme qu’ils restent au premier rang en termes de capacités (en tonneaux, soit 2,83 mètres cubes). Ils contrôlent 3225 navires, dont 2014 sont sous pavillon grec. Ce qui revient à 39,5% des capacités de l’Union européenne ; et à quelque 16% de la flotte mondiale (plus que le Japon). En 2010, les profits déclarés – je dis bien déclarés – s’élevaient à 15,4 milliards d’euros, soit quelque 15% du PIB du pays. En 2011, les profits déclarés se montaient à 14,1 milliards. Or, quasiment pas un sou n’entre dans les caisses de l’Etat. En effet, les armateurs jouissent d’un système légal en termes de fiscalité qui les rend insubmersibles pour les collecteurs d’impôts. Et, comme deux précautions valent mieux qu’une, ils installent le siège de leurs sociétés à Chypre ou à Londres. Et leur fortune en Suisse ou dans des paradis fiscaux de droit anglo-saxon. Le plus riche d’entre eux, Spiros Latsis – le fils de John Latsis –, possède sa banque à Genève (Suisse). Il est actif aussi dans les chantiers navals et dans le pétrole avec Hellenic Petroleum. Sur la liste des milliardaires mondiaux (établie par le magazine étatsunien Fortune), il navigue autour de la 65e place.
Il a connu l’ex-maoïste portugais José Manuel Durão Barroso, actuel président de la Commission européenne, lors de ses études à Genève, auprès de l’Institut universitaire d’études européennes et aussi à Londres (London School of Economics), semble-t-il. José Manuel, sur les traces de Mao, ne néglige pas les invitations de personnages cultivés et fortunés (ou l’inverse). Il est vrai que Barroso sait aussi être hôte. Pour rappel, en mars 2003, alors Premier ministre du Portugal (avril 2002-juin 2004), il « recevait », aux Açores, G.W. Bush, Blair et Aznar pour une déclaration de guerre contre l’Irak de Saddam Hussein, quelques heures avant le début des hostilités. Sa nomination à la présidence de la Commission européenne, en 2004, semble donc toute tracée après cet exploit. Quant à l’invitation de Spiros Latsis, elle s’est faite sur un yacht de luxe. En effet, Spiros Latsis est aussi l’animateur d’un yacht-club très exclusif : le PrivatSea, un nom qui parle de lui-même. Il semble que Barroso a apprécié. Et, pure coïncidence, quelque temps plus tard la Commission européenne approuvait un subside de 10,3 millions d’euros – une paille, en fait, pour la famille Latsis – en faveur des chantiers navals des Latsis. Le développement de la Grèce nécessitait ce type d’investissements pour une convergence structurelle dans le cadre de l’UE.
Ce n’est donc pas exactement une mesure « totalitaire » – comme le dit la droite grecque aujourd’hui – lorsque SYRISA, la coalition de la gauche radicale, affirme qu’une partie des ressources pour financer son programme peut venir de l’imposition des armateurs. Et si les banquiers suisses (UBS, entre autres) ont fourni aux services fiscaux étatsuniens (IRS – Internal Revenue Service) 4000 noms de citoyens américains qui ont dissimulé une partie de leur fortune dans les banques helvétiques, il serait mesquin de ne pas en donner quelque 100 aux services fiscaux de la Grèce, en cas de victoire électorale de SYRISA, le 17 juin 2012. Ce qui n’est pas encore fait. Un déficit gouvernemental n’est pas dû qu’aux dépenses. Il est aussi – et souvent avant tout – lié au manque de recettes, soit aux cadeaux faits au Capital et aux grandes fortunes.
• Les champions de l’aumône sont aussi les médaillés d’or de la course olympique à l’exemption fiscale. Nous nommons, ici, l’Eglise orthodoxe et ses fonctionnaires. Car les prêtres sont payés par l’Etat. En 2001, la religion se trouvait encore mentionnée dans les passeports grecs. Cette mention a été supprimée suite à une intervention de la Cour de Justice européenne. L’Eglise orthodoxe détient des ressources financières très importantes et pas seulement des valeurs dites intangibles comme ses églises et monastères. C’est le plus gros propriétaire foncier du pays : 130’000 hectares de champs, de bois, de plages, de montagnes. Elle possède des hôtels, des parkings (une source de revenus importants à Athènes), des entreprises et plus de 300 centres touristiques. Sur cette fortune et les revenus qui en découlent, elle n’était pas taxée. Face à une décision de 2010 d’imposer ces biens, la hiérarchie a mis les pieds contre les murs sacrés. La plus grande Eglise d’Athènes a dû souffrir une manifestation de « fidèles choqués » qui avaient pour slogan : « Jésus a dit qu’il faut partager ! » Jésus ne reconnaît pas toujours les siens ! Elle verse, maintenant, une aumône à l’Etat qui l’entretient.
Certes, des médecins, des commerçants, des avocats, des notaires, etc. ne paient pas ou très peu d’impôts. Ils considèrent que la fiscalité ne « fait pas partie de leur culture » et que cela s’inscrit dans une longue durée, issue d’« une opposition à la domination ottomane ». L’histoire des pays possède ses petites histoires qui arrangent certaines classes et couches sociales. Mais, quand les « économistes orthodoxes » parlent des déficits, ils ne mettent pas l’accent sur les armateurs et l’Eglise et sur un fait crucial : les salarié·e·s sont taxés doublement, par l’impôt direct et par la TVA (taxe sur la valeur ajoutée), l’impôt le plus inégal socialement.
• En outre, il faut avoir à l’esprit que les grandes fortunes familiales historiques grecques et celles qui ont fleuri dans les années 1960 (1967-1974 : dictature des colonels) ont le statut d’expatriés. Autrement dit – un peu comme un secteur de la bourgeoisie latino-américaine qui dispose d’appartements et de comptes bancaires à Miami, par « précaution » – leur argent se trouve en Suisse, à Londres, en Autriche ou aux Etats-Unis (Delaware), au Canada ou encore en Australie ; sans mentionner les « îles » de la Manche (Guernesey) ou les îles Caïmans.
Dans l’hebdomadaire allemand Die Zeit, une publication de référence, en date du 5 juillet 2011, un article intitulé « Wo ist das Geld der griechischen Reichen ? » (Où se trouve l’argent des Grecs riches), l’auteur, Khue Pham, estimait que le volume de l’exode fiscal s’élevait à 560 milliards d’euros, soit près de 2,5 fois le PIB.
Voilà l’autre facette de la paupérisation d’une couche de plus en plus large de salarié·e·s et chômeurs grecs qui n’ont plus accès aux soins de santé, qui ont faim, qui n’ont plus d’électricité car ils n’ont pas pu payer leur facture, qui envoient leurs enfants le ventre vide à l’école… Toute chose que l’on a connue en 2001-2005 en Argentine et que l’on connaît encore. Mais cette fois, cela se passe dans le « berceau de la civilisation européenne » pour reprendre l’antienne de certains médias et d’enseignants qui bégayent leurs cours.
• En pleine crise dite de la dette publique (en fait de la dette privée, sous diverses formes, refilée au gouvernement), qui éclate en 2009, les dépenses d’armement de la Grèce sont, en Europe, par rapport au PIB, les plus importantes : 3,1% contre 2,4% pour la Grande-Bretagne et 2,3% pour la France.
En 2009, durant l’été, le gouvernement grec débourse 2,5 milliards d’euros pour six frégates françaises et 400 millions pour des hélicoptères de combat Puma, fournis par EADS, le groupe qui construit les Airbus. L’allemand TyssenKruppp a vendu pour 5 milliards d’euros six sous-marins.
Le 10 mai 2011, l’hebdomadaire Spiegel, dans un article de Sebastian Fischer, soulignait que le gouvernement d’Angela Merkel ne faisait pas d’objection aux tentatives de placer des sous-marins « Klasse 214 », les plus modernes, ou des chars de combat Léopard.
En février 2010, le ministre des Affaires étrangères, Guido Westerwelle, essayait de vendre l’Eurofighter au gouvernement grec, tout en insistant, de manière simultanée, sur la nécessité de réduire de manière drastique les dépenses du secteur public et les « dépenses sociales ». Les lignes de crédit pour la vente d’armement de l’industrie allemande ou française étaient ouvertes par les banques françaises et allemandes, avec garantie à l’exportation (il s’agit donc d’une subvention à l’industrie d’armement allemande ou française). Et le créancier allemand ou français allait faire pression pour que le débiteur grec paie. Pour cela, il fallait augmenter la TVA et baisser les salaires des salarié·e·s du secteur public. Ou encore en « privatisant », c’est-à-dire en faisant en sorte que Deutsche Telefon, pour un prix très bas, mette la main complètement sur la société publique grecque de téléphonie, OTE.
Si la Grèce joue un rôle important dans l’OTAN, cela est lié non seulement à son emplacement géographique, mais au jeu de balance effectué par les principaux acteurs de l’OTAN entre la Turquie et la Grèce. A cela s’ajoute la question du contrôle des ressources gazières et pétrolières dans les eaux chypriotes (Chypre), ressources sur lesquelles Israël a aussi un œil.
Il y a dans une réduction massive de ces dépenses militaire un élément de réallocation des ressources et, surtout, un argument, de plus, pour souligner l’illégitimité de la dette, avec l’objectif de ne pas la payer. Un premier pas, s’il est inscrit dans cette perspective, pouvant être celui de la déclaration unilatérale d’un moratoire immédiat du paiement de la dette.
Une dette à propos de laquelle un économiste français tout à fait mainstream et donc reconnu dans le monde francophone et même au-delà – Charles Wyplosz, professeur à l’IHEID (Institut des Hautes Etudes Internationales et du Développement) de Genève – déclarait tout récemment dans un débat avec un banquier : « Si vous commencez par éliminer la dette publique, vous réduisez le déficit budgétaire puisqu’une grande partie des dépenses publiques sert aujourd’hui à payer les intérêts de la dette. Du coup, plus besoin d’austérité. Si elle [la Grèce] avait fait défaut, voilà deux ans le problème serait réglé et son économie serait aujourd’hui en croissance. Le nœud gordien de la Grèce n’est pas sa compétitivité, mais sa dette publique. Une fois ce problème éliminé, les Grecs seront tout à fait heureux au sein de la zone euro. » (Le Temps, 1er juin 2012).
• Sur l’autre versant de la désinformation – et donc de la nécessité pour les socialistes-révolutionnaires de remettre le monde sur les pieds afin d’engager une bataille large pour un changement à la racine – il faut mentionner les clichés à tonalité xénophobe répandus par les médias européens, entre autres ceux des pays « du noyau dur » de l’Europe. Cela n’est pas dû au hasard. Selon les statistiques de l’OCDE et d’Eurostat, le temps de travail annuel moyen pour les salarié·e·s de l’industrie, des services marchands et de l’agriculture, en 2008, était en Grèce de 2120 heures, soit 470 de plus que les Britanniques. On est loin des clichés. En 2007, le montant moyen des retraites se situait à 617 euros. Le salaire minimum à 752 euros en 2009.
Le slogan « Vivre au-dessus de ses moyens » comme explication de la « crise de la dette » relève d’une propagande qui entre en syntonie avec une austérité très brutale et avec des pratiques gouvernementales autoritaires (européennes et nationales) qui accompagnent l’introduction de nouvelles normes sociales et morales (pour reprendre la formule de Marx) de reproduction de la force de travail (salaires, allocation de chômage, pension, éducation, etc.) et de nouvelle norme d’utilisation (durée de la journée de travail, intensité, flexibilisation de la durée mensuelle et annuelle) de la force de travail. Autrement dit, une augmentation brutale du taux d’exploitation et un glissement vers la paupérisation absolue d’une couche croissante de salarié·e·s et de chômeurs.
Une partie d’entre eux ne peuvent se nourrir qu’avec difficulté, ne peuvent plus se soigner comme par le passé, ni assurer l’éducation de leurs enfants avec l’espoir qu’ils pourraient connaître des jours meilleurs. Sans même mentionner les migrants rejetés dans l’enfer d’un combat quotidien pour la stricte survie. Tout cela est devenu visible à Athènes ou Thessalonique. En deux ans, le « monde a changé », pour le pire.
Cette Grèce est devenue, dès 2009-2010, un laboratoire pour le Capital. Ce dernier se pose une question, peu « technique » et ayant valeur de test pour l’Europe : quel sera le degré « d’acceptabilité sociale » (un terme qui fait écho à celui d’employabilité à propos du chômage) d’une population qui subit un tel choc et sous quelle forme la régression infligée à la société grecque va s’exprimer en termes politiques ?
Voilà deux facettes du test propre à l’affrontement entre classes qui est à l’œuvre depuis deux ans et qui a trouvé une première expression politico-électorale le 6 mai et en connaîtra une nouvelle le 17 juin.
Des mémorandums pour une expropriation généralisée
Lorsque la crise de solvabilité est apparue évidente, au premier trimestre 2010, une solution simple et rapide pouvait sembler à portée de main. Il aurait suffi d’amender la charte de la BCE et de lui permettre, au même titre que la FED (Réserve fédérale des Etats-Unis), de racheter de la dette grecque. De devenir prêteur en dernier ressort. Cela aurait, y compris d’un point de vue général des classes dominantes, permit de limiter la brutalité, dans son ampleur et dans le temps, de l’ajustement du capitalisme grec. Mais pour des fractions décisives du Capital européen – et pas seulement allemand – la dimension et le déroulement de la crise de la zone euro, avec ses spécificités selon les pays (de l’Espagne à l’Irlande, en passant par l’Italie), n’étaient pas encore saisis dans toutes leurs dimensions.
• En outre, une opération de rachat de dette grecque par la BCE aurait créé une situation inacceptable pour le puissant secteur moteur du capitalisme allemand : l’industrie d’exportation. Pourquoi ? Ce secteur avait été particulièrement choyé par Gerhard Schröder, chancelier fédéral allemand d’octobre 1998 à octobre 2005. Un social-démocrate par ambition, un carriériste visant le statut envié (par lui) de capitaliste par conviction et un proche de Poutine (encore) par intérêt financier.
Schröder, avec l’aide de Peter Hartz, ancien directeur des « ressources humaines » du groupe automobile Volkswagen, a mis au point une vraie dérégulation du marché du travail (réformes Hartz IV). Le but : réduire les coûts unitaires du travail (unit labor costs). Ils sont calculés en divisant lesdits coûts globaux du travail – incluant les cotisations sociales et allocations – par la production effective.
Pour atteindre cet objectif, un des instruments les plus efficaces réside dans l’utilisation de l’armée de réserve industrielle. Les économistes néoclassiques nomment cela : « activation du travail ».Traduisons : réduire au maximum la durée des allocations de chômage. Après 12 mois, le chômeur passe sous le régime de l’aide sociale, soumise à des conditions strictes de revenus et de patrimoine. Si les conditions sont remplies (pas de revenu de sa femme, pas de patrimoine, pour faire exemple etc.), un chômeur célibataire pouvait recevoir une allocation de 395 euros par mois, pas de quoi manger une saucisse tous les jours ! Il doit surtout accepter toutes les offres d’emploi proposées par des agences spécialisées. Il peut s’agir d’un job à 400 euros mensuels ou d’un job « d’utilité publique » à un euro de l’heure.
Le but n’était pas de « résoudre » le chômage, surtout pas celui de longue durée. Mais d’abaisser la pyramide salariale en commençant par le bas, par ceux qui obtiennent pour la première fois un emploi ou « rentrent à nouveau sur le marché du travail » après une période de chômage. Combiné avec une restructuration capitalistique des entreprises, une intensité et une flexibilité du travail accrues, un appareil syndical plus que coopératif, le résultat a été clair : les coûts salariaux pour le patronat allemand seront fortement comprimés.
• Or, le segment d’exportation du capitalisme allemand doit être replacé dans un contexte plus large afin de disposer d’une appréciation réaliste des coûts unitaires globaux. C’est-à-dire ceux incluant les biens intermédiaires : par exemple, les pièces importées pour l’assemblage d’une voiture. Dans ce but, les entreprises allemandes peuvent utiliser leurs investissements dans l’Hinterland immédiat, allant de la Slovénie à la Tchéquie, la Slovaquie en passant par la Pologne, la Hongrie ou la Croatie. C’est-à-dire des pays qui disposent d’une force de travail moins chère et à qualification relativement élevée. De plus, à la portée des grandes firmes existe un réseau dense « local » de sous-traitants (petites et moyennes entreprises), sur lesquels la pression concernant les prix de livraison est grosse et qui la répercutaient sur les travailleurs en termes de salaire, d’intensité du travail et de contrats à durée déterminée (CDD). Ainsi, les exportateurs allemands disposaient d’un double avantage : compétitif en termes de coûts (compétitivité coût), alors que leurs produits exportés sont le plus souvent dans des niches où joue la compétitivité qualité.
• Il ne restait plus qu’à ajouter un euro qui ne se revalorise pas trop par rapport au dollar, au yen ou à la monnaie sud-coréenne. Une solution rapide de la crise de la zone euro, par un rachat de dette, aurait fait grimper l’euro et donc affaibli la position (en termes de taux de change) à l’exportation de la production vendue hors de la zone euro, soit un peu moins de 40%, mais dans des zones en expansion (Asie, par exemple).
Donc, la tâche de la BCE devait rester celle de « garantir » la stabilité des prix et de refuser tout changement du type : en faire une FED européenne. Ce qui aurait impliqué d’autres mutations institutionnelles et politiques.
Premier résultat : la compression des revenus en Allemagne aboutissait à freiner les importations tout en stimulant l’exportation, donc en dégageant des surplus importants de la balance commerciale, sans que l’euro monte face à d’autres devises, grâce aux incertitudes naissantes du sud de la zone Europe. Voilà une situation paradoxale souvent mal comprise par ceux qui ne maîtrisent pas la langue de Goethe et font de la psychologie de Merkel un élément clé de la politique du gouvernement allemand et des dirigeants allemands de la BCE, dont certains sont certes empreints d’un dogmatisme marqué encore du sceau des « leçons » de la crise des années fin 1920-1930.
• Autre avantage dans la phase 2009-2011 : appliquer des super plans Hartz IV à des pays comme la Grèce ou le Portugal et assurer que les grandes banques allemandes disposent du temps pour se dégager, sans trop de pertes et avec des garanties, des positions les plus risquées prises en direction des pays ébranlés (obligations et autres prêts commerciaux) et de firmes auxquelles elles avaient allongé des crédits.
C’est ainsi qu’une Troïka – soit la BCE germanisée, avec un Français à la tête : Trichet, le FMI et la Commission européenne – impose, définitivement, le 5 mai 2010 un premier mémorandum. Il sera suivi d’un second, en juin 2011.
1° Le premier train (mémorandum I) de mesures anti-sociales comprenait : l’abolition de diverses primes pour les fonctionnaires et les pensionnés du secteur public et privé ; une diminution de 20% du traitement des fonctionnaires ; le gel des salaires pour trois ans dans le public et le privé ; l’annulation de l’indemnité de solidarité pour les plus pauvres ; l’augmentation de la TVA et des accises sur le carburant (l’essence sans plomb augmente de 63%), les cigarettes ; une durée de cotisation durant 40 ans et non plus 37 ans pour obtenir une pension complète ; la réduction du montant des pensions de 35%, calculé sur la base des dix derniers salaires et non plus des cinq années les mieux rémunérées ; la suppression de la retraite avant l’âge de 60 ans (les mères et ceux qui ont trois enfants avaient la possibilité d’une prépension) ; le salaire minimum passe de 750 à 500 euros (et à 456 euros pour la première année d’embauche) ; les licenciements sont facilités et les indemnités pour licenciement réduites.
2° Le second train (mémorandum II) vise à modifier, à la racine, les « rapports de travail » : l’instauration légale d’une priorité donnée aux « accords » d’entreprise sur ceux de branche ; la possibilité de ne pas appliquer une convention collective signée par l’Union des entreprises (alors que cela était obligatoire si le Ministère du travail la validait) ; l’arbitrage dans les conventions collectives de travail « doit promouvoir la compétitivité sur la base du coût de travail et de la création d’emploi (sic) » ; plus aucune restriction sur la durée du travail à temps partiel et sur les contrats temporaires ; la période d’essai est d’un an pour les nouveaux emplois (contre deux mois) et, durant une période, les employeurs pourront licencier sans préavis ni indemnités ; le salaire minimum est encore attaqué au travers de la nouvelle directive Bolkenstein (travailleurs déplacés travaillant aux conditions du pays de provenance) ; les primes pour les heures supplémentaires sont réduites fortement ; les allocations de chômage réduites de 500 millions d’euros ; la loi 3836/2010 transforme tout le système des pensions complémentaires : donc plus un euro ne sortira du budget de l’Etat dans ce but et les dépenses resteront stables, même si le nombre de bénéficiaires augmente (quelque 2,8 millions de salarié·e·s cotisent aux fonds de pension complémentaires) ; le gel des pensions ; la liste des professions pénibles et usantes ne concernera plus que 10% de la force de travail et les salariés exclus de cette liste verront l’âge donnant droit à une retraite misérable augmenter de 5 à 7 ans ; la réduction brutale des pensions d’invalidité ; l’augmentation du prix des soins et examens hospitaliers ; la hausse de la TVA de 11% à 23% pour de très nombreux biens et de 30% pour des services ; l’accroissement de l’impôt immobilier qui frappera les salariés pour un montant de 400 millions d’euros supplémentaires ; l’imposition forfaitaire des indépendants ; la privatisation des secteurs stratégiques (chemins de fer, transports publics, énergie, aéroports, ports, etc.), avec les pertes d’emplois à la clé, tout cela sous prétexte de « remplir les caisses de l’Etat » afin de « rembourser la dette ». En fait, pour offrir à bas prix des secteurs de l’économie à des firmes capitalistes ayant des excédents de capitaux qui cherchent de nouveaux débouchés rentables.
Les objectifs d’ensemble sont donc clairs : modifier du tout au tout le taux national d’exploitation qui était codifié dans une législation du travail et sociale ainsi que dans des institutions configurées par les résultats des conflits de classes dans la période post-1974.
Le bras de levier utilisé : assurer le service de la dette en dégageant un solde positif de la balance des comptes courants à moyen terme. Un exercice qui a valeur d’exemple pour d’autres pays, pensait-on en « hauts lieux ».
• Ces plans étaient socialement et politiquement inapplicables en tant que tels par un gouvernement. Et leur application partielle ne pouvait qu’aboutir à une contraction brutale de l’économie et donc des ressources fiscales obtenues par l’Etat.
Mais cette thérapie de choc devait surtout aboutir à contourner les instances gouvernementales et parlementaires et à créer un gouvernement, de facto, représenté par une « task force troïkienne » et des surveillants français et allemands, entre autres, pour « réformer l’administration étatique ». Car l’échec prévu de la concrétisation, même partielle, des mémorandums a conduit à la démission de Georges Papandréou (le 10 novembre 2011, nommé en 2009) et à la mise en place, sans une élection, d’un gouvernement « technique » dirigé par Loukas Papadémos. Il a fait ses études au MIT (Etats-Unis) et sa carrière à la Banque centrale de Grèce – supervisant l’entrée de la Grèce dans la zone euro – puis à la Banque centrale européenne dont il fut le vice-président. Un changement de paradigme institutionnel que s’est répété en Italie, avec Mario Monti, à la même date.
Cette administration à réformer par la « task force » est l’enfant légitime d’un système de gouvernement que le régime bipartidaire du PASOK et de la Nouvelle Démocratie avait soumis à leurs pratiques clientélaire. Le clientélisme porte un nom : Rousfeti. Le système des pots-de-vin aussi : Fakelakia. Qui en a profité ? Un exemple : Siemens qui a vendu, lors des Jeux olympiques d’Athènes de 2004, un système de sécurité électronique utile pour l’armée et la police, en achetant politiciens, fonctionnaires et militaires, pour l’essentiel avant les élections de 2000. Les Jeux olympiques se préparent à l’avance… et le déficit de 8 milliards se paie plus tard. La maire d’Athènes Dora Bakoyannis, alors membre de la Nouvelle démocratie, n’a pas négligé les avantages de cette manne. Elle a d’ailleurs rejoint à nouveau, après avoir créé sa formation politique (Alliance démocratique) et obtenu un résultat électoral décevant le 6 mai 2012, les rangs de la Nouvelle démocratie (ND). Elle y est, aujourd’hui, une figure de proue de l’offensive contre SYRIZA et en faveur des institutions européennes, elle la députée européenne. S’est donc joué là une sorte de Rousfeti et Fakelakia combinée devant permettre de compenser le manque de charisme politique d’Antonis Samaras, un élu du Péloponèse (la circonscription de Messinia). Il faut quand même savoir que l’on reste en famille : Doris Bakoyannis est la fille de Konstantinos Mitsotakis, un parrain historique de la droite. Le partito-clanisme fonctionne aussi bien avec la ND qu’avec le PASOK.
• Enfin pour terminer cet épisode, il ne faudrait pas manquer de rappeler le rôle de Goldman Sachs et de JP Morgan dans la présentation biaisée, très professionnellement, des comptes de la Grèce. Le quotidien financier La Tribune (19 juin 2010) affirmait : « Dès l’entrée de la Grèce dans la zone euro en 2001, on savait que les statistiques étaient faussées. » Le 13 février 2010, le New York Times indiquait que les comptes de la Grèce avaient été obscurcis par les deux banques Goldman Sachs et JP Morgan. Or, le managing director et vice-président de la branche européenne de Goldman Sachs avait pour nom : Mario Draghi. Il n’était pas ignorant du « cas grec ». Merkel, Sarkozy, Juncker (le Luxembourgeois à la tête de l’Eurogroupe) et d’autres l’ont mis à la tête de la BCE, aussi au début novembre 2011. Draghi a aussi fait ses études au MIT ; il connaît Monti. Il a été à la tête de sociétés publiques italiennes en voie de privatisation telles l’ENI, l’IRI, la Banca Nationale del Lavoro (BNL)… En un mot l’homme de la situation.
Les dénonciations de connivences en Grèce faites par la Troïka ressemblent à la charité qui se moque de l’hôpital. Le Rousfeti au sein des sommets de l’UE est maquillé en « bonnes manières » propres à l’oligarchie européenne.
Endettement et exclusion de la Grèce du « droit national grec »
Une simple analyse de la croissance de la dette publique nette montre l’effet des mesures d’austérité dévastatrices imposées par la Troïka, même si elles n’ont été que partiellement appliquées. Ladite dette publique entre 2000 et 2008 se situait autour de la barre des 115% du PIB ; en 2009 elle grimpe à hauteur de 133%, puis à 150% en 2010 et à 165% fin de 2011.
• Depuis 2010, le « plan de sauvetage » de la Grèce, une « aide de 100 milliards », avait servi à rembourser les banques allemandes – dont la Deutsche Bank – et leurs consoeurs européennes. Il fallait aussi leur allouer du temps pour liquider les mauvaises créances (grecques, mais portugaises et irlandaises aussi) et leur permettre de les « échanger » grâce à la BCE. En effet, la BCE achète sur le marché secondaire (d’occasion) des dettes « pourries » de ces pays. Elle les comptabilise à leur valeur faciale et non pas à leur valeur de marché. Contre ces dettes vendues à un bon prix – pas celui du marché – à la BCE, les grandes banques peuvent acheter, en partie, des obligations saines allemandes ou britanniques, ou même suisses, comptant sur la revalorisation de la monnaie helvétique. Le 15 mai 2010, la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), marquée à droite, reconnaissait l’intérêt de l’opération pour les banques, pas pour la Grèce et sa population. Toutes les banques, à des rythmes différents, ont réduit assez vite leur exposition aux titres grecs.
• Dans cette nouvelle situation commence une longue négociation – placée sous la direction de Charles Dallara, directeur général de l’IFi (Institut de la Finance internationale), organisation chargée de défendre les intérêts des banques et dont le président, aujourd’hui en partance, est Josef Ackermann. Il était alors président du directoire de Deutsche Bank. L’IFi devait négocier la décote (haircut) de la dette grecque. En début mars 2012, l’opération est close, du moins presque close. Les banques, les fonds d’investissements, les assurances vont recevoir pour 100 euros de dette grecque apportée à l’échange 31,50 euros de nouveaux titres helléniques, avec des maturités plus longues et des coupons (taux d’intérêts) plus faibles et 15 euros de titres du Fonds européen de stabilité financière (FESF), donc une subvention étatique mutualisée… pour les « investisseurs ». Et, surtout, aucune dénonciation de la dette.
En contrepartie, les proconsuls européens renforcent leur emprise sur la conduite de la Grèce – de sa société et de son économie, donc sur la vie quotidienne de ses habitants –au nom du déblocage de 130 milliards d’euros du FMI et de l’UE, promis en février 2012. Ils ne seront attribués que par fines tranches et sous conditions permanentes. Sur ces 130 milliards, 14,5 milliards iront directement aux créanciers, puisqu’ une dette de ce montant arrivait à échéance le 20 mars 2012.
Ceux qui résistent à l’échange de dette (décote et restructuration) sont des détenteurs d’obligations de droit non grec, donc à qui l’accord de décote ne peut être imposé. Ce sont des fonds spéculatifs – hedge funds qui font partie du système bancaire de l’ombre (shadow banking system), absolument dérégulé – qui parient sur une faillite (défaut) de la Grèce, car détenant des CDS (Credit default swaps) ou, en français, des Titres de garantie contre la défaillance (TGD). Le total de ces obligations est estimé à 18 milliards. Les possibilités de gains proviennent, d’une part, des opérations d’achat à bon marché des obligations, et, d’autre part, de la bataille juridique qu’ils peuvent conduire afin d’essayer de contraindre la Grèce à rembourser une partie de la dette à un taux plus élevé que celui auquel ils ont acquis ces titres. Finalement, ils peuvent espérer une activation des CDS (TGD), pour autant que ces « assureurs » n’aient pas disparu, tant les échanges de CDS, de gré à gré, sont obscurs.
Leur analyse n’est pas nécessairement partagée. Les banques qui ont reçu des masses de liquidités de la BCE – au travers de deux opérations de refinancement à plus long terme (LTRO), à échéance de 36 mois, le 21 décembre 2011 et le 29 février 2012 – font de bonnes opérations en empruntant à 1% (et, de fait, à moins) et en prêtant à 3,%, à 4% ou à 5%. Elles se « refont ». De plus, elles pensent que cette injection de crédit, paradoxalement, les rendrait beaucoup moins sensibles à un défaut de la Grèce et à une sortie de l’euro. Deux événements qui deviendraient, pour elles, plus probables. A voir, car au poids léger grec, s’ajoute un poids moyen supérieur : le système bancaire espagnol.
• On possède là un exemple, des opérations de spéculations hors droit national sur des obligations émises par l’Etat grec. Une autre forme de mise sous tutelle. Elle s’illustre de manière encore plus éclatante lorsque l’on examine la mise en place du Hellenic Republic Asset Development Fund – Fonds hellénique de développement des actifs ou HRADF – placé sous la direction de l’ancien banquier Costas Mitropoulos. Il n’est pas sans connaître Spiros Latsis.
Le HRADF, selon Costas Mitropoulos, « a été créé suite aux consultations entre le gouvernement grec et la troïka composée d’experts de la Commission européenne, du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque centrale européenne (BCE), chargée depuis deux ans de préconiser les réformes économiques puis de superviser leur mise en œuvre par les autorités helléniques. Aucun d’entre nous ne vient de l’administration. Nous étions tous dans le secteur privé. Je dirigeais pour ma part, avant d’accepter ce poste, la banque d’investissement Eurobank EFG Equities, propriété du groupe Latsis basé à Genève. J’ai accepté cette tâche comme s’il s’agissait d’un second service militaire. Notre mission consiste à recevoir de l’Etat les titres de propriété ou les actions des biens à négocier. Nous préparons les dossiers, réglons les problèmes juridiques, rendons tout cela “vendable” » (Le Temps, 7 avril 2012). Les consultants extérieurs du HRADF sont l’UBS et le Credit Suisse qui doivent disposer de quelques fortunes d’exilés fiscaux grecs dans leurs coffres. Tout est à vendre.
Deux exemples sont donnés par Costa Mitropoulos, le banquier-militaire : « L’ancien aéroport d’Hellenikon, au cœur de la ville d’Athènes, en bordure de la mer Egée, représente le plus grand ensemble foncier en vente dans une capitale européenne. Quant à la loterie nationale, qui était une division du Ministère des finances depuis 1865, deux compagnies, l’une italienne et l’autre américaine, nous ont déjà approchés. »
Lorsque le journaliste du Temps lui pose la question de sa préférence, pour l’heure, en faveur de la vente des concessions, il répond avec franchise : « L’avantage des concessions est qu’elles limitent l’investissement pour les acquéreurs. Ils ne devront payer que le droit de gérer les infrastructures, dans le cadre de contrats à long terme qui garantiront la rentabilité. »
Enfin, face à l’incertitude politique – depuis les élections du 6 mai, contre l’avis de Costas Mitropoulos, les 4 autres administrateurs du HRADF ont décidé de suspendre les opérations jusqu’aux élections du 17 juin 2012 – notre banquier sort de son portefeuille deux arguments. Le premier : « Notre premier message à faire passer est : nous ne sommes pas l’Etat grec. Nous sommes un fonds indépendant chargé des privatisations, désormais propriétaire de 3% du territoire grec. Nous avons un mandat de trois ans. Nous sommes protégés contre les interférences politiques. » Le second est brandi, après que Costa eut vanté ses réussites dans des opérations d’acquisitions-fusions en Grèce : « Je connais les règles : un investisseur, pour être aujourd’hui intéressé par une privatisation grecque, doit pouvoir espérer tripler ou quadrupler sa mise. Un euro investi doit en rapporter trois ou quatre. » Voilà la vraie règle d’or dont nous rabat les oreilles la Commission européenne avec le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG).
C’est à cette rude réalité que s’affrontent le mouvement social, les travailleurs et travailleuses, les étudiant·e·s, les couches populaires et la gauche radicale de Grèce.
L’effondrement planifié
Les effets économiques et sociaux de cet ensemble de mesures économiques ne nécessitent pas une longue explication. La contraction du PIB est massive et durable. Ainsi, l’évolution du PIB réel (en volume, à prix constants), en variation par rapport à l’année précédente, est la suivante : 2008 : -0,2% ; 2009 : -3,3% ; 2010 : -3,5% ; 2011 : – 6,9%. La chute est estimée à -4,7% pour 2012 (Eurostat). Les derniers chiffres publiés par les services de statistique de l’Etat grec (Elstat) indiquent une régression de 6,5% (après une première estimation de -6,25%, le 14 mai 2012) au premier trimestre par rapport au même trimestre de 2011. Il s’agit donc d’une récession-crise de type 1930.
La compression budgétaire et des diverses composantes du salaire social ont abouti logiquement à un effondrement du marché interne, avec des effets sur le secteur du petit commerce (faillites en cascade). Cela d’autant plus que le reflux du tourisme ajoute ses effets régressifs. Un emploi sur cinq est lié au tourisme. Selon la Banque centrale, les revenus liés à ce secteur ont reculé de 15,1% au premier trimestre.
Carrefour, le numéro un sur la scène des grandes surfaces en Europe, présent en Grèce depuis 1999, a vu son chiffre d’affaires baisser de 16% au premier trimestre 2012. Avec des ventes à hauteur de 2,2 milliards d’euros en 2011, la perte enregistrée a été de 40 millions d’euros, selon les analystes de la banque Espirito Santo. Donc, Carrefour – qui doit consolider ses positions en France et dans d’autres pays européens – a cédé sa part à son partenaire grec Marinopoulos qui sera franchisé. Ce Carrefour relooké va continuer à opérer dans toute la région : de Chypre à la Bulgarie en passant par l’Albanie et d’autres pays des Balkans.
Il est dès lors trompeur de présenter une balance commerciale qui s’améliore : si les importations reculent, il suffit que les exportations reculent proportionnellement moins pour que le solde s’améliore. Mais la chute des investissements est là pour révéler l’effondrement cumulatif. Et la part des salaires dans le PIB est tout juste supérieure à 37% !
Le taux de chômage atteint, officiellement, 22,6%, en mars 2012 (chiffres révisés publiés le 14 juin 2012). Il se situait à 15,9% en mars 2011. Les chômeurs et chômeuses officiellement enregistrés sont au nombre de 1,12 million en mars 2012 ; une hausse de 57% sur un an. Le nombre de personnes employées, selon la définition de l’Elstat, a passé de 4’548611 en 2008 à 3’843’905 en 2012 !
Pour la tranche d’âge entre 15 et 24 ans, le taux de chômage a sauté de 24% en 2008 à 52,8% en 2012. L’émigration devient donc une option pour une fraction de cette génération, éduquée et qualifiée, comme on le constate d’ailleurs en Espagne ou au Portugal. Selon la statistique de l’Allemagne, le nombre de Grecs recherchant un emploi dans ce pays a augmenté de 90% en 2011 (par rapport aux 23’800 en 2010) ; mais la sélection en termes de qualification est forte. Priorité aux médecins, infirmières, ingénieurs, etc.
Pour la tranche entre 45 et 54 ans, l’évolution est la suivante : 4,2% en 2008 et 16,3% en 2012 , ce qui équivaut à un trauma dépressif. Ce traumatisme se matérialise dans la montée de la faim parmi les enfants, les chômeurs et chômeuses, les retraité·e·s et les personnes âgées. Ou encore par l’accès de plus en plus problématique à des médicaments chers contre le cancer, la sclérose en plaques ou même le diabète. En effet, l’Organisation nationale pour les dépenses de santé (EOPYY) a accumulé une dette de 250 millions d’euros envers les pharmaciens. Elle engage à la rembourser avant le 17 juin, date butoir (Kathimerini, 4 juin 2012 et 6 juin 2012) ! Donc les pharmaciens refusent de vendre les médicaments à crédit si EOPPY n’a pas réglé ses arriérés. Sans quoi, les patients doivent trouver les quelques pharmacies qui sont contrôlées par EOPPY. Les centres de santé comme les hôpitaux voient leur budget compressé au point de ne plus disposer du « matériel » de base. Cette situation d’urgence est directement liée au fait que sur les 5,2 milliards d’euros qui devaient être versés en mai 2012, le FMI et la Commission européenne en a retenu 1 milliard, dans l’attente du résultat des élections du 17 juin (Wall Street Journal, 6 juin 2012). Un léger chantage ! Une situation similaire se profile dans le secteur de l’énergie et de sa distribution (DEH, DEPA, LAGHE) où le besoin de prêts se fait très pressant pour fin juin 2012, avec le risque de coupures d’électricité. Ce qui devrait rendre plus aisée la tâche des vautours privatiseurs.
Etranglé par les politiques d’austérité dictées par la Troïka et pris en tenaille dans une tourmente européenne qui est loin d’être terminée – plus exactement qui s’emballe pour l’heure – le capitalisme grec n’offre aucune perspective à des secteurs majoritaires de la population pour ce qui a trait à leurs besoins sociaux de base, besoins qui devraient trouver une concrétisation en termes de droits, de sécurité sociale au sens large du terme. Ce qui leur est dénié au nom du paiement de la dette et du « retour à la compétitivité ».
Une politique délibérée pour une fraction du Capital européen. Même si cette option peut ressembler, pour faire une analogie, à la remise à l’ordre du jour de la saignée par des chirurgiens du XXIe siècle. Raison pour laquelle certains économistes la qualifient de « stupide », sans en appréhender les objectifs de classe qui peuvent, certes, aboutir à un dérapage incontrôlé dans la zone euro.
Du 6 mai au 17 juin 2012 : un système politique chamboulé
Dans ce contexte s’est produit le tremblement de terre des élections du 6 mai 2012. Sur l’échelle de Richter quelle sera l’amplitude du choc des élections qui se dérouleront dans deux jours, soit le dimanche 17 juin 2012 ? Impossible à prédire.
• Dans tous les cas de figure, ce ne sont donc pas des élections habituelles. Elles vont, à la fois, traduire au plan politique une crise sociale « épocale » et celle d’une construction économico-politique échafaudée par le capital financier européen.
Ce dernier voulait disposer d’une monnaie, l’euro, afin d’intervenir, avec bénéfices, sur la scène mondiale de la finance de marché, initialement face au dollar et au yen. Une monnaie unique dans un ensemble hétérogène qui faisait, dès lors, de la dévaluation compétitive salariale le substitut des dévaluations compétitives des monnaies nationales (le franc français, la lire, la drachme). Ces dévaluations étaient la réponse assez courante face à des pertes de parts de marché, entre autres.
En outre, dans cette UE, ni budget fédéral ample, ni banque n’existent qui puissent agir pour une réallocation des ressources et comme prêteur de dernier ressort (donc une BCE qui aurait un profil analogue à la FED).
Face à une crise de surproduction et de suraccumulation du capital – dans une configuration effectivement mondialisée du capitalisme, avec les bouclages économiques nouveaux qui en découlent – le choc infligé aux économies des pays de la périphérie ne pouvait que s’amplifier, depuis la crise initiée en 2007 aux Etats-Unis. Et aucune raison n’existe pour que, au cours des années 2010, l’hétérogénéité au sein de la zone euro ne s’exacerbe pas. Sauf à envisager un tournant politico-économique – y compris dans un cadre capitaliste – d’ampleur. Ce qui nécessiterait un essor massif des luttes sociales et une certaine traduction d’un tel essor au plan politique. Voilà qui fait des élections grecques, et de ses suites, un moment si important en Europe, aujourd’hui.
• Le 6 mai 2012, le système politique mis en place à la sortie de la dictature des colonels (1967-1974) a explosé. Les charges de TNT sont simples à identifier.
Premièrement, un grand nombre de luttes – multiples et diverses – en provenance de différents secteurs de la société, quasi tous agressés. En deux ans, on compte 19 journées de grève ; pas exactement des grèves générales au sens où elles seraient l’expression d’un soulèvement d’une partie majeure de la société qui tendrait à poser la question du pouvoir. Mais ces journées de grève se sont combinées avec de multiples manifestations massives face au Parlement, défendu par des corps policiers spécialisés d’une grande brutalité. Ce qui leur donnait un trait d’affrontement politique marqué. Elles traduisaient le rejet des diktats de la Troïka et de la collaboration servile des deux partis historiques : la Nouvelle démocratie (ND) et le PASOK. Ces deux partis se sont donc écroulés.
La ND disposait de 41,84% des suffrages en septembre 2007 ; de 33,48% en octobre 2009 ; elle se retrouve, le 6 mai 2012, avec 18,88%. Le PASOK avait collecté 38,10% des voix en septembre 2007 ; 43, 92 en octobre 2009 et 13,2% en mai 2012.
Par contre, SYRIZA, la Coalition de la gauche radicale, créée en 2004, réunissait, en septembre 2007, 5,04% des suffrages ; 4.60% en octobre 2009 – ce qui suscita une rupture de sa droite : la Gauche démocratique de Kouvelis qui a réuni 6.1% des suffrages en mai 2012 – et 16,76%, le 6 mai 2012. SYRIZA devient le deuxième parti sur la scène politique grecque.
Quant au KKE, une organisation stalinienne en comparaison de laquelle le PC portugais fait figure de parti post-moderniste, il passe de 8,15% des voix en octobre 2009 à 8,47% en mai 2012, après deux ans de mobilisations sociales. Son sectarisme et sa ligne consistant à un simple rejet-dénonciation de l’UE et de l’euro, sans stratégie de « sortie » concrète. Cela semble « compensé » par une auto-affirmation partisane qui prend appui sur une structure organisationnelle forte et qui peut être rassurante pour certains militant·e·s dans une crise sociale d’une telle ampleur.
Toutefois être débordé par SYRIZA de manière si manifeste a stimulé des interrogations dans les rangs du KKE, au moment où les membres et sympathisants attendent des « solutions concrètes » à une crise socio-existentielle.
Antarsya (Ensemble, regroupement de quatre organisations) a rassemblé 1,19% des suffrages en mai 2012. Elle refusera de participer à la coalition SYRIZA, malgré des ouvertures nettes, pour les élections du 17 juin.
Sur l’autre versant, le LAOS (Alerte populaire orthodoxe) obtient 2,9% des voix et n’entre donc pas au Parlement, la barre étant placée à 3%. Par contre, l’Aube dorée (Chrysi Avghi), une organisation néonazie proclamée, négationniste, fait une percée avec 6.97% des suffrages. L’Aube Dorée combine une orientation nationaliste et une campagne contre les immigrés, avec des attaques physiques répétées et très violentes contre des migrants afghans, pakistanais et bengalis. Dans une tradition propre à ce genre d’organisation, l’Aube dorée cherche à occuper physiquement le terrain. Dans diverses casernes de la police « spécialisée », ce parti a recueilli quelque 50% des votes le 6 mai, ce qui traduit un travail d’implantation dans ce milieu. Ce genre de formation politique néonazie ne doit pas être sous-estimé dans le contexte d’une société profondément blessée. Son entrée au parlement lui donne des ressources et un tremplin pour occuper l’espace public. Elle peut mal maîtriser cette ouverture. Néanmoins, elle peut aussi faire l’apprentissage d’une présence médiatique un peu plus contrôlée (par exemple, ne plus frapper, durant une émission de TV, une députée liée au KKE ou agresser une représentante de SYRIZA). Son influence dans les petites villes est réelle.
Au cours des semaines antérieures au 17 juin, la ND a adopté un plaidoyer anti-immigrés. Les institutions de l’UE, comme Frontex, permettent de policer le discours xénophobe et raciste et de rentabiliser politiquement la frauduleuse orientation des gouvernements de l’UE ayant trait au « contrôle des flux migratoires ».
• Après le 6 mai 2012, l’impasse parlementaire est complète, car aucune majorité de 151 sièges, dans le parlement de 300, n’est possible à constituer. Le KKE se retrouve avec 26 sièges ; Syriza avec 52 ; la Gauche démocratique avec 19 ; le Pasok : 41 ; la ND avec 108 sièges (grâce à l’attribution de 50 sièges pour le parti qui obtient le plus de suffrages) ; les Grecs indépendants (scission de la ND) : 33 ; l’Aube dorée : 21 sièges. Après diverses tentatives conduites sous la houlette du président Karolos Papoulias (issu du PASOK) et constatant leur échec – y compris la nouvelle solution magique européenne d’un gouvernement de « techniciens » – un gouvernement intérimaire a été élu lors d’une séance, unique, du Parlement élu le 6 mai.
Le 16 mai 2012, le juriste Panagiotis Pikraménos, qui a accompli une partie de ses études à Paris II Panthéon-Assas, prend la tête d’un gouvernement de transition formé, cette fois, par des « technocrates ». Tout semble suspendu jusqu’au 17 juin.
Sauf la formidable campagne protéiforme de pressions et de chantages des instances européennes, des banques centrales des divers pays européens, des leaders des partis allant de Hollande à Cameron en passant par Merkel. Ou encore du FMI. Avec la souplesse délicate de l’ancienne championne de nage synchronisée, la patronne du FMI, Christine Lagarde, n’a pas manqué de demander aux Grecs, dans un entretien donné au quotidien britannique The Guardian (25 mai 2012), de « s’entraider collectivement en payant leurs impôts » ; tout en soulignant que les « écoliers du Niger » méritaient plus sa compassion. Parions, dès lors, qu’elle a fait la chasse à Londres et à Zurich aux fortunes grecques qui y sont planquées. Et espérons que les effets des plans d’ajustement du FMI, appliqués au Niger, lui seront, une fois, rappelés par des écoliers devenus étudiants et citoyens.
Toutes ces intimidations ont un seul objectif : faire gagner une coalition dirigée par Antonis Samaras de la ND et indiquer que tout rejet des mémorandums (I et II) conduirait au chaos, à l’étranglement de la Grèce et de sa population. Certes, la Troïka laisse entendre qu’une renégociation des conditions imposées pour assurer le « renflouement » (bailout) est possible. Comment faire autrement quand Samaras, lui-même, est contraint d’affirmer sa volonté de renégociation à sa propre base partisane et électorale ? Ce d’autant plus que la médiatisation du débat politique a abouti à mettre au centre, de manière artificielle mais intéressée, le thème : « soit l’euro, soit la drachme, et donc le chaos ».
La bipolarisation ND-SYRIZA ou pro et anti mémorandum
Depuis le 6 mai 2012, la vie politique en Grèce est bipolarisée : d’un côté, la ND (avec Samaras et Dora Bakoyannis), de l’autre SYRIZA avec Alexis Tsipras, qui a fait ses premières armées dans les jeunesses du KKE et le mouvement étudiant. Il est âgé de 38 ans. Evangelos Venizélos, nouveau patron du PASOK, tente d’exister en se faisant le grand prêtre d’un « vrai gouvernement organique d’unité nationale ». A son niveau le plus bas, le PASOK cherche un espace qui risque de ne pas être analogue à la taille de son leader.
• Les sondages – expression d’une sorte d’américanisation de la « vie politique » en Europe – ont pris une place importante au cours des dernières semaines. Ils confirment le bouleversement du 6 mai 2012. En voici un échantillon sur la période allant du 19 mai au 29 mai. Ces sondages indiquent les intentions de vote au moment où l’enquête d’opinion est faite. Leur méthodologie n’est pas toujours explicite ou expliquée. Mais, la tendance est assez claire. Les sondages légaux sont interrompus au 1er juin 2012.
Les sondages dits secrets, publiés dans la presse depuis le début juin, sont sujets à de nombreuses interprétations, plus ou moins clairement entachées de propagande. Ils laissent toutefois apparaître les tendances suivantes : la ND entre 26% et 29,5% ; SYRIZA : 23% à 26% ; PASOK : 9% à 12% ; Grecs indépendants : 6% à 7% ; Gauche démocratique : 4% à 5,5% ; Chrysi Avghi (Aube dorée) : 4,5% à 6% ; KKE : 3% à 4%. La part des suffrages qu’obtiendraient les formations en dessous de la barre des 3% (21 partis et indépendants se présentent) a passé de 18% à 10%. Le duel reste serré entre la ND et SYRIZA.
• SYRIZA s’est constituée, en 2004, en tant que coalition électorale composée de 11 organisations. Synaspismos (Coalition) est sa principale composante. Elle se nomme actuellement « Coalition de la Gauche, des Mouvements et de l’Ecologie ». Alexis Tsipras est le dirigeant de Synaspismos et le porte-parole de SYRISA. Synaspismos a été constituée en 1991. Au sein de la coalition SYRIZA se retrouvent des formations plus petites d’extrême gauche. Certaines viennent du maoïsme, comme l’Organisation Communiste de Grèce (KOE), qui marque une orientation « patriotique » ces derniers mois. Son poids en nombre est significatif. Il y a aussi DEA (Gauche ouvrière internationaliste) qui est d’origine trotskyste. Elle a rompu avec le courant international (IST) dirigé par le SWP anglais. Elle est proche de l’ISO des Etats-Unis et le MPS (Mouvement pour le socialisme), en Suisse, collabore étroitement avec elle. Une organisation comme AKOA, Gauche communiste Ecologique et Rénovatrice, venant de l’ancien PC grec de l’intérieur, est aussi partie prenante de SYRIZA.
Saisie dans sa trajectoire Synaspismos a connu un tournant vers la gauche, marqué par l’arrivée à la présidence de Alékos Alavanos, ce que des dirigeants de DEA avaient bien compris. L’aile droite va perdre au cours des débats internes et finalement constituer le parti de la Gauche démocratique (DIMAR), de Fotis Kouvelis. Synaspismos s’était prononcée pour le Traité de Maastricht signé en 1992. Cette position a été revue et critiquée depuis lors. C’est un des éléments constitutifs de sa critique de la structuration de l’oligarchie européenne et de ses institutions, critique qui n’implique pas un repli nationaliste, mais un cap vers une « autre Europe ».
La constitution, en 2004, de SYRIZA consolide la position plus à gauche de Synaspsimos et ouvre cette coalition à des débats au cours desquels les formations numériquement plus faibles ont leur mot à dire et influencent les décisions prises. Le qualificatif de « Coalition de la gauche radicale » traduit assez bien son évolution jusqu’au moment présent. Et SYRIZA se revendique de manière explicite des meilleures traditions du mouvement révolutionnaire grec.
Avec la constitution de SYRIZA, des modifications se sont produites, de manière interactive, au sein des organisations politiquement les plus actives de cette coalition. Et une nouvelle coalition, cette fois intergénérationnelle, s’est composée. En son sein, les secteurs radicalisés du mouvement étudiant ont obtenu une place de relief. Ils forment une partie de l’entourage immédiat de Tsipras, pour ce qui est de Synaspismos. Ils se revendiquent du marxisme, parfois d’obédience althusérienne. Le mouvement anti-raciste a été renforcé par l’adhésion de la jeunesse, dont le combat, en 2008, a été soutenu fermement par SYRIZA et ses diverses composantes face aux menaces de la droite et du PASOK.
• L’influence dans le mouvement syndical s’est consolidée au cours des années 2000. Sa présence dans le secteur public est plus forte que dans le privé. Une dissymétrie existe toutefois entre l’audience électorale actuelle parmi les salarié·e.s (et des circonscriptions comme la deuxième du Pirée, une importante zone ouvrière) et l’influence organisée dans les confédérations syndicales historiques du secteur privé (GSEE) et du public (ADEDY).
La rupture de collaboration avec la direction du PASOK a stimulé, dans la seconde moitié des années 2000, une influence construite dans une gauche syndicale, renforcée par des militants issus du KKE. Mais les appareils syndicaux centraux qui disposent encore d’un poids réel en tant que structures contrôlées – ce qui est parfois mal saisi par une partie de la « gauche radicale » européenne – ont des liens étroits avec le PASOK et, y compris, selon les régions et secteurs, avec la ND.
La présence syndicale organisée constitue un des grands défis pour SYRIZA. Elle a su, après le 6 mai, multiplier les réunions publiques dans les quartiers afin d’atteindre des fractions de la population qui ne sont pas considérées comme composées de simples électeurs et électrices, mais de citoyens actifs et engagés. Une discussion d’ensemble a été conduite avec ces personnes, sur l’ensemble des sujets débattus dans ce moment particulier. Une expérience nouvelle, par rapport aux meetings partisans traditionnels.
• SYRIZA a su engager la campagne électorale du mois de mai sur le thème : « nous pouvons gagner ; nous pouvons battre la ND et le PASOK ; nous pouvons mettre en place un gouvernement de gauche ». Cette approche était en concordance avec les diverses et nombreuses luttes des deux dernières années, avec les assauts donnés au Parlement. Cela n’était pas déterminé à une caractérisation de la situation comme pré-révolutionnaire et encore moins révolutionnaire.
SYRIZA et sa gauche, comme DEA – étant donné l’aspect brûlant de la conjoncture politique et la place de l’affrontement socio-politique en Grèce par rapport à plusieurs pays d’Europe (et y compris l’UE) – , insistaient sur la nécessité de constituer un front politique unique apte à organiser une vaste base sociale, y compris celle antérieurement captée par le PASOK.
Dans cette perspective, il fallait un objectif concret : celui de renverser politiquement et électoralement le gouvernement de droite, le gouvernement pro-mémorandum. Il s’est imposé comme un but tangible et compréhensible, donnant à l’analyse de la situation non seulement une forme de récit, mais une projection matérielle et idéelle à la fois.
Un second test, après le 6 mai, s’est présenté de suite à SYRIZA : le refus d’un gouvernement d’unité nationale, y compris pour renégocier les mémorandums. SYRISA a résisté à cette pression, pourtant très forte et bien organisée, reprise par tous les médias et jouant sur la peur du futur.
• Le thème mis au centre de la deuxième campagne qui commença dès la mi-mai : « Nous avons commencé notre travail le 6 mai, il faut le terminer », en imposant un gouvernement de gauche qui refuse les mémorandums. Cela sans tomber ni dans le piège du nationalisme (comme le KKE), ni dans une analyse qui aboutisse à extraire la crise du capitalisme grec d’un ensemble bien plus large : la crise du capitalisme européen – si visible pour un nombre croissant de salarié·e·s, de chômeurs, d’étudiants, de jeunes – comme du capitalisme mondialisé. C’est sur cette base qu’il est possible d’organiser plus largement et internationalement les masses laborieuses contre les différents « mémorandums » mis en place en Europe et contre leur traduction institutionnelle, entre autres le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG).
Dans le prolongement de cette approche se pose, de suite, la question de la dénonciation de la dette, avec les possibles étapes transitoires, pour autant que le but commande chaque pas : de l’audit à un moratoire, et à une dénonciation. Cela dépend des rapports de forces, de la dynamique à l’échelle de l’Europe, entre autres de la situation en Espagne, en France et au Portugal. Cette dimension européenne a été comprise, de suite, par Venizélos qui a été visité Monti et Hollande ou par Merkel avec ses menaces. Une contre-stratégie européenne commence à être bâtie par SYRIZA. Sa concrétisation dépend aussi de la disponibilité des forces anticapitalistes en Europe.
• Enfin, SYRIZA a échappé au piège du débat : sortir ou non de l’euro. Une chose est l’analyse que l’on effectue de l’UE, de sa structure, des projets du « noyau dur » de l’UE, du rôle de l’euro. Une autre est la façon d’aborder la situation concrète, dans un temps donné et un pays donné.
Le premier pas d’un gouvernement de gauche devrait consister à abroger le mémorandum ; ce qui a été l’objet d’un débat dans SYRIZA. Ce choix a été adopté. Il est prioritaire que le débat sur cette question et ses implications – c’est-à-dire la contre-attaque très dure de la droite et de l’eurocratie – ne soit pas confiné à un cercle de technocrates. Mais qu’il devienne, en termes les plus précis possible, l’objet de celles et ceux qui se battent pour répondre à leurs besoins immédiats.
Financer une autre politique nécessite non seulement une autre fiscalité (touchant, par exemple, les revenus de l’Eglise, conjointement à l’expropriation de ses biens) – avec la bataille sociale qui y est attachée – mais aussi une réduction de certaines dépenses (l’armée, par exemple), ainsi qu’une remise en question du paiement de la dette.
Une perspective collaborative avec les salarié·e·s d’Europe ne peut justifier des sacrifices au nom de « rester dans l’euro ». Mais, il sera plus aisé de mobiliser contre les difficultés, inévitables et grandes, d’une « mise à l’écart de la zone euro » par l’eurocratie, si le double mouvement de refus du mémorandum et d’une renégociation de la dette est rejeté par les pouvoirs eurocrates de toutes sortes qui décideraient d’exclure la Grèce de la zone euro. Et non pas le contraire.
En jonction avec ces axes a été avancée l’abrogation de toutes les lois antisyndicales et anti-ouvrières, qu’elles concernent les salarié·e·s, les retraité·e·s ou les chômeurs et chômeuses.
Face aux privatisations SYRIZA a avancé un programme de nationalisation, en précisant qu’il ne s’agissait pas simplement de changer le titre de propriété, mais de modifier la structure des entreprises, avec une participation effective des salarié·e·s dans les décisions et un contrôle social plus large. Dans ce prolongement, SYRIZA pose la question de la nationalisation des banques pour en faire un pôle public. A contre-courant SYRIZA a avancé une série de propositions sur le sujet « difficile » dans cette crise de l’immigration. Les thèmes vont du droit au regroupement familial à la suppression de toute limitation à l’accès à la santé publique et à l’éducation, de la suppression du corps réactionnaire des gardes frontières à la nationalité automatique après 7 ans de présence, en passant par le droit de vote et d’éligibilité, etc.
• Dans la configuration politique actuelle, le KKE (PC) – qui a connu deux scissions, l’une, en 1968, avec le KKE esotérikou (PC de l’intérieur) de type eurocommuniste à l’italienne, l’autre en 1992, dans le cadre de l’implosion de l’URSS – a une matrice stalinienne dure. Il organise des secteurs ouvriers et étudiants, entre autres avec un « front de masse » : le PAME. Le KKE s’est isolé des couches intellectuelles par son dogmatisme primitif et son sectarisme. Il caractérise SYRYZA et ses composantes comme des traîtres qui sont prêts à capituler devant l’UE.
Abolir hic et nunc le capitalisme fait sa ligne immédiate qui conforte son isolement. L’effondrement du capitalisme est à la porte et le KKE est donc là pour prendre la direction de la société. Voilà son message. Le déclin du KKE est manifeste, dans cette période.
Néanmoins, SYRIZA et sa gauche maintiennent une ligne de propositions d’unité d’action qui peut avoir une certaine audience, même chez des sympathisants organisés du KKE ; une partie de son électorat ayant déjà choisi SYRIZA.
• Les résultats du 17 juin, qui seront connus dès 21 h 30, seront importants. Le plus difficile pour SYRIZA commencera si victoire électorale il y a. Mais dans tous les cas la situation sera extrêmement difficile pour les salarié·e·s et la population.
Le jeudi 14 juin, les dirigeants de l’UE ont annoncé qu’ils donneraient une certaine marge de manœuvre au gouvernement grec – celui de Samaras et ses alliés, espèrent-ils – afin d’atteindre les objectifs du plan de renflouement. Toutefois, aucune concession de fond ne sera faite sur les principaux objectifs. Dès dimanche soir, le 17 juin, dans le cadre d’une visioconférence, les ministres des finances vont discuter des résultats des élections législatives. Une sortie de la Grèce de la zone euro est la menace qui plane, au même titre qu’une extinction des diverses lignes de crédit.
Mais les ministres des finances vont surtout débattre des mesures à prendre pour éviter un choc bancaire en Europe, le lundi 18 juin. Ce souci est prioritaire pour eux, pas la survie de la population grecque.
En cas de victoire de SYRIZA une vaste opération d’encerclement et de cooptation de secteurs tétanisés par la difficulté des tâches va s’engager. La voie d’une « négociation » du Mémorandum risque non seulement de vouloir être empruntée par certains, mais, dans la foulée, le « réalisme » pourrait prendre le dessus, avec l’idée que l’on peut « tromper l’adversaire ». Le cran d’arrêt à une telle pratique sera mis, en priorité, par la mobilisation populaire, le poids dans SYRIZA de celles et ceux qui voudront maintenir l’orientation qui a fait l’identité de cette coalition qui a reçu le statut de « parti » par la Cour constitutionnelle. Cela dans le but d’obtenir, en cas de victoire sur la Nouvelle Démocratie, les 50 sièges pouvant assurer une majorité parlementaire. A la mobilisation interne peut s’ajouter la solidarité internationaliste des divers mouvements qui se battent pour le non-paiement de la dette, sous diverses formes.
Charles-André Udry