Dimanche des élections à Athènes. Des embouteillages dès le matin et tôt. Visages graves, sans pour autant perdre le sourire. Peu de discussions, le temps de la discussion est révolu. On en rediscutera après, et après la baignade, car sur les plages, c’est aussi la cohue. J’ai voté peu avant 9h ce matin.
Ce matin aussi, très tôt également, Dimitri, le voisin dentiste et son épouse ont déménagé. Dorénavant, ils habiteront un appartement, appartenant à leur famille, donc sans loyer. Ils iront ensuite voter dans l’après-midi, « contre les salauds et la pourriture ». Mon ami S.P. l’instituteur, ira voter également. Sauf qu’il a changé d’avis depuis sa mésaventure avec la banque : « ces salauds n’ont pas voulu accepter que je retire mes économies [5.000 euros]. J’ai fait venir Christos, un ami avocat, rien à faire. J’imagine la suite, surtout si c’est SYRIZA qui passe. Je ne voterai pas Tsipras comme en mai, avec les autres, on aura au moins une stabilité, l’Europe quoi... ».
Donc la peur est un facteur de vote et de risque. Nous affrontons la peur, la Grèce finissante et le systémisme local et eurocrate. Vendredi, au meeting de la Nouvelle Démocratie, place de la Constitution, il n’y avait pas foule, à la hauteur d’un « grand mouvent de la droite populaire et populiste ». Un ramassis de gens apeurés, enfants du népotisme, beaucoup d’agents de l’État, le leur, personnes âgées, tellement petits, plus quelques immigrés, embauchés du jour pour tenir les pancartes, tout comme ceux qui ont travaillé pour préparer la place. L’esprit d’entreprise de Samaras s’est toujours résumé à l’utilisation de la fonction publique comme dépotoir des espoirs perdus et payants en termes électoraux et à de marchés toujours truqués, voilà la « force responsable » sur laquelle mise la caste dirigeante de euro-centre en ce moment. « Détail » intéressant, les Néodémocrates ont brisé une plaque commémorative, posé sur l’arbre de Dimitri. Nos morts sont des adversaires politiques redoutables pour les valets de Mme Merkel.
La Nouvelle démocratie, n’est ni « nouvelle », en encore moins « démocratie ». Elle est un bateau pirate affrété par les rois nus, dont la maitrise irrationnelle exercée sur notre monde atteint désormais l’hybris. Et Nemecis n’est guère loin, indépendamment des résultats de ce soir d’ailleurs, si on se met à compter le temps par son historicité. « L’affaire grecque » vient d’échapper, à Angela Merkel, à Nicolas Sarkozy et à François Hollande réunis, car les élections « arrivés » presque par accident, ont rappelé que les peuples devraient être souverains. Seulement souverains, ils ne le sont nulle part dans le cadre des institutions de l’Union Européenne qui incarne une hybris à la démocratie, à la culture Européenne et à l’esprit des Lumières, et Syriza est venu (presque malgré lui) à le rappeler. Ce n’est pas l’euro la question centrale, ni la dette, ce qui se joue ce soir et par la suite en Europe, c’est la démocratie.
Chez Syriza on le sait. Et on livre bataille pour que le cadre de cette démocratie, dite aussi bourgeoise puisse survivre des totalitarismes qui menacent ouvertement, car elle demeure le seul cadre à partir duquel on peut inventer une meilleure « commune mesure ».
Jeudi soir, au meeting Syriza il y avait cette grande « sociométrie » qui à travers les âges et les couches sociales pense l’avenir. Heureusement que nous pouvons encore espérer changer notre sort et peut-être bien, contribuer à inspirer le changement chez les autres peuples en Europe, par le vote.
Il y avait beaucoup de monde et on sentait une certaine tonalité déjà plus grave que lors du meeting du mois de mai. La vraie gauche est toujours plus consciente et consciencieuse lorsqu’il s’agit d’agir dans la responsabilité gouvernementale, c’est tellement rare d’ailleurs, qu’elle soit vraie et qu’elle puisse accéder au pouvoir gouvernemental. En interne, chez Syriza, l’inquiétude reste de mise, tandis que sa composante se trouvant plus à gauche (Panagiotis Lafazanis et iskra.gr), est très violemment attaquée par les médias du système. Au même moment, l’intervention de François Hollande n’a pas été accueillie dans allégresse, c’est le moins qu’on puisse dire.
Vendredi soir, au meeting du parti communiste, très suivi, les visages étaient graves également. Gens de tout âge et parmi eux beaucoup de jeunes, déterminés mais visiblement résignés. Une partie du peuple « non élu », non magouilleur, citoyens majoritairement travaillant dans le secteur privé, également de petits commerçants. L’élue Kanelli était présente (elle a... frappé l’élu Aubedorien Kasidiaris en utilisant le journal communiste Rizospastis pour aussitôt recevoir les baffes en direct et toute la planète a visionné la séquence), puis la secrétaire du KKE, Aleka Papariga, a expliqué encore une fois, « comment et combien Syriza serait sur le point de devenir une sorte de nouvelle social-démocratie devant un auditoire conquis d’avance, car aucun changement significatif n’est possible dans le cadre de l’Union Européenne et dans celui du capitalisme ».
Mais c’est précisément de ce cadre que désormais certains d’entre nous sortent à leur manière et de ce fait il y a urgence. Une crétoise, âgée de 32 ans, a « volé » jeudi (15/06) dans un supermarché d’Héraklion, trois briques de lait et une glace, causant un préjudice de 20,77 euros à l’enseigne. Depuis plusieurs jours, ses quatre enfants, étaient nourris exclusivement aux pâtes à l’eau. Prise en flagrant délit, la jeune chômeuse a été aussitôt mise en détention. Elle vient d’être libérée aujourd’hui (vendredi 16/06), et la plainte a été finalement retirée, grâce à la mobilisation de l’intersyndicale ouvrière de sa ville et aussi, grâce à la médiatisation de ce fait décidément... pas trop divers.
Jeudi soir, un homme âgé de 55 ans, chômeur... de longue durée, s’est suicidé dans son jardin à Agrinio, au centre du pays, il a utilisé son fusil de chasse. « C’était dans une mare de sang ont affirmé les voisins, choqués » selon le reportage. Ainsi le fait politique sous les « Troïkans » se réalise aussi par la symbolique et la pratique du sang versé. C’est déjà « acquis » dans les mentalités et à travers le syllogisme collectif, les pulsions de mort sont réveillées, thanatos est sur le point de devenir un lien politique. Le regretter n’a plus de sens, nous ferons avec, mais alors comment ?
En Grèce, on retourne encore une fois à l’essentiel, survivre, mourir, verser son sang et (pour l’instant) voter. Donc, le viol exercé sur la société, est en train de légitimer dans les faits, toute violence. Contre soi-même et contre autrui, et ce n’est plus un très grand moment historique dans la reconnaissance et l’appréciation de l’altérité que nous vivons en ce moment. Les attaques indécentes et incessantes (dernière en date, le papier de Franz-Olivier Giesberg au Point « Et si l’on rendait la Grèce à la Turquie... » [1]) stigmatisant les Grecs en tant que nation et les propos humiliants de certains dirigeants politiques en provenance de l’euro-centre, n’arrangent rien.
En cheminant (jeudi) vers les quartiers nord d’Athènes, je suis tombé sur le meeting Aube dorée, sous la statue équestre du Maréchal Papagos, vainqueur de la Guerre civile (contre l’armée communiste en 1949), située en face du Ministère de la défense.
Effectivement, il s’agirait d’un « groupuscule » nazifiant, mais ce niveau d’analyse est malheureusement dépassé, car sa récente dynamique politique, renvoie à un mouvement en cours de massification. J’ai observé les participants, beaucoup de jeunes, très jeunes, une « sociographie » en somme très populaire, celle des enfants du Pirée, tels rencontrés déjà en automne 2011, tous stagiaires à l’École de la marine marchande, ouvriers-marins au chômage et « Aubedoriens » dans l’âme, déjà. Sous la statue du Maréchal Papagos ce jeudi, s’y trouvèrent également certains hommes âgés (et leurs épouses), visiblement issus des astéroïdes et autres serviteurs... inoubliables du régime des colonels. Ces hommes portent alors une petite moustache très caractéristique, ils sont habillés pratiquement de la même façon qu’en 1974. Les revoir ainsi, cela nous replonge dans nos souvenirs d’enfance. À l’époque, ces mêmes « messieurs » alors chargés de la sécurité de l’État, notifiaient à domicile, la peur et la mise en déportation chez tous les démocrates de gauche et parfois même de droite. Le style... ne ment pas, décidément.
Sur place, les méta-nazis de l’Aube dorée vendaient de leur camelote, dont les incontournables emblèmes des colonels. Les miliciens de l’organisation jubilaient. Parmi les slogans : « des baffes, des baffes à la lesbienne », « les immigrés dehors », « la Grèce aux Grecs » (ce dernier, était aussi un slogan d’Andréas Papandréou et du... proto-Pasok entre 1974 et 1985). Il n’y a pas à commenter je pense.
Le premier orateur fut Ilias Kasidiaris (le député agresseur de deux élues de gauche sur le plateau de la télévision Ant-1), enfant du Pirée, chimiste (exerçant son métier), spécialiste de la sécurité sanitaire et de la qualité des aliments, moniteur en arts martiaux, ancien parachutiste et... romancier occasionnel. Il a promis de faire de son acte, « une base de l’action politique future et à tout niveau, mieux apte que quiconque, à rencontrer Angela Merkel », une violence que la population semble bien l’accepter si je crois mes oreilles et les autres signaux du temps qui change.
La rhétorique anti-mémorandum, alors très radicale de l’Aube dorée ressemblerait à celle de la gauche, sauf sur sa sémantique du futur, et les citoyens n’ont plus les réflexes de la distinction. Et même si la Grèce appartiendrait effectivement aux Grecs et pas aux bancocrates, il faudrait alors savoir et déterminer pour quelle organisation du fait politique. On s’éloigne je le crains, de l’idéal d’une société véritablement autonome, responsable, citoyenne et humaniste, prônée par Cornelius Castoriadis.
Entre Aristote et Platon et bien au-delà, il y aurait polarisation du fait politique en Grèce. Le monde de la gauche ou de la méta-gauche, et la droite « si possible » extrême. Et ce « si possible » devint alors (aussi) possible. Nous luttons face au « monstre doux » de la financiarisation ainsi que des variantes de l’Oeucumène « TINAliste » qui en découle, mais au même moment, l’extrême droite qui prétend véhiculer une autre forme du rejet de ce même monstre, est portée par les alizés de la mondialisation et s’y prépare à « solutionner » l’énigme, intronisant son propre monstre. La tâche de l’Aube dorée est plus facile que celle de la gauche, car il n’y a pratiquement rien à faire par ce temps de crise, en Grèce cela crève les yeux. Syriza, la gauche (la méta-gauche et tous ceux qui se sentent concernés), humanistes des Lumières et humanistes tout court, nous devons accomplir presque un miracle : le réveil culturel et philosophique à grande échelle, pas évident.
Nous y songerons lundi 18 juin, dès l’aube. Mais aujourd’hui, nous avons aussi une pensée pour Manos Hadjidakis, ll mourut le 15 juin 1994. Il avait composé « Les Enfants du Pirée ».
Samedi soir, de nombreux citoyens ont fêté dans la rue la qualification de l’équipe grecque à l’Euro 2012, celui du football. « On ira en finale contre l’Allemagne », disaient alors certains, mais il semblerait que l’avenir est plus compliqué à gagner.
Panagiotis Grigoriou