De tous les gouvernements sud-américains qualifiés de « progressistes », le plus fragile était sans conteste celui du président paraguayen Fernando Lugo, qui vient d’être destitué ce vendredi 22 juin par le Parlement. Ce fut également l’expérience la plus courte.
Bien que soutenu par les mouvements paysans, pour parvenir à la présidence en 2008 il avait du compter sur une coalition hétérogène de partis ; l’Alliance Patriotique pour le Changement. Au sein de cette dernière prédominait le Parti Libéral Radical Authentique, dirigé par celui qui occupe aujourd’hui… la présidence, Federico Franco.
La défection du PLRA – à la suite d’un lent processus initié dès 2010, au même moment que le coup d’Etat au Honduras – est le facteur clé qui a facilité la chute de Lugo, qui ne comptait que sur une poignée de députés et de sénateurs fidèles. La droite, qui représente les intérêts de l’oligarchie paraguayenne – très impliquée en outre dans la contrebande et le narcotrafic – domine à la fois la Chambre des députés et le Sénat, tandis que la judicature et l’armée sont aux mains des conservateurs.
Dans ce contexte de faiblesse institutionnelle, la présidence de Fernando Lugo s’inclinait plus à chercher des accords et des compromis au sein de l’Etat avec ses opposants qu’à articuler une force populaire qui tente de briser l’hégémonie politico-économique héritée de la dictature brutale d’Alfredo Stroessner. Au Paraguay, il n’y a jamais eu d’Assemblée Constituante ; c’est la Constitution réformée de 1992 qui a, de fait, servi à formaliser la destitution de Fernando Lugo.
Les principaux responsables de la dictature de Stroessner n’ont jamais été jugés, ni même blâmés. Même sous la présidence de Lugo, on n’a jamais mené à bien la nécessaire réforme agraire afin d’en finir avec les privilèges acquis pendant la dictature – qui a distribué près de 8 millions d’hectares de terres entre ses partisans.
Au contraire, pendant le mandat de Lugo, le modèle agro exportateur de soja a été renforcé : la superficie destinée à la production de soja transgénique pour l’exportation a augmenté de 10% entre 2008 et 2010. Cela n’a fait que consolider le pouvoir des grands propriétaires, ces 1% qui possédaient déjà 77% des terres quand Lugo est arrivé à la présidence, alors que des centaines de milliers de paysans pauvres réclament la dévolution de terres qu’ils qualifient de « mal acquises ».
La pression fiscale est d’à peine 13%, l’une des plus basses des pays du Mercosur. La question de la terre est d’autant plus complexe avec la présence de 400.000 « brasiguayos » -des Brésiliens installés au Paraguay depuis les années ’70 – et dont la moitié se trouve près de la frontière avec le Brésil où ils se consacrent principalement à l’activité agricole, surtout à la production de soja.
Dans l’Acte d’accusation dressé contre Fernando Lugo par le Parlement qui l’a destitué, on peut constater que le massacre de Curuguaty – probablement un coup monté – n’est rien d’autre qu’un prétexte. Il est particulièrement honteux qu’on y affirme que « nous regrettons aujourd’hui les pertes en vies humaines, dans une quantité jamais vue jusqu’à présent dans l’histoire contemporaine de la République du Paraguay », alors qu’il y a eu des dizaines de milliers de personnes torturées, assassinées et « disparues » pendant le dictature de Stroessner.
En réalité, le véritable et principal reproche des députés envers Lugo est exprimé dans les conclusions du document, où l’on évoque « la confrontation et la lutte de classes sociales constante » ; autrement dit, la remise en question, même minimale, de leurs privilèges.
Ce qu’ils reprochent à Lugo, ce n’est pas son esprit d’initiative, qu’il n’a jamais eu, mais bien son ambiguïté ou sa tolérance envers les actions menées par les paysans pauvres, comme l’invasion de Latifundos ou le vol de bétail, des stratégies élaborées par les coordinations paysannes et la toute récente Ligue nationale des ouvriers agricoles.
Et cela, malgré le fait que Lugo a fait approuver, avec la bénédiction des Etats-Unis, une dure loi anti-terroriste ou encore d’avoir militarisé des zones rurales sous le prétexte de combattre un groupuscule connu sous le nom d’Armée du Peuple Paraguayen. Tout cela était insuffisant aux yeux d’une élite qui n’a aucune sorte de reconnaissance à l’heure d’exprimer sa haine de classe.
La réaction de l’UNASUR, qui a pris la défense de la présidence de Fernando Lugo - comme elle l’avait fait en 2008 avec Evo Morales - constitue un fait positif, mais, à cette occasion ci, il est douteux qu’elle puisse inverser le fait accompli, d’autant plus que Lugo lui-même l’a accepté.
L’oligarchie paraguayenne semble disposée à assumer un certain isolement politique et, de fait, l’une des accusations portées contre Lugo était son acceptation du Protocole de Ushuaïa II sur l’engagement démocratique. Au sein de l’UNASUR, la position décisive est celle du Brésil. Il faudra voir si ce dernier pays optera pour empêcher ce précédent anti-démocratique au sein du Mercosur ou si ses puissants intérêts économiques au Paraguay (représentés par les « brasiguayos », mais aussi par le barrage hydroélectrique de Itaipú) l’amèneront finalement à s’accommoder de la nouvelle situation.
Pour le moment, une réunion du Mercosur est prévue le 28 juin à Mendoza, en Argentine, où, en principe, le Paraguay devait assumer la nouvelle présidence tournante du Mercosur… Federico Franco présidera-t-il le Mercosur, même si ce n’est que pour quelques mois ?
De la courte expérience de Fernando Lugo, on peut tirer quelques leçons. La première, c’est que c’est sa mollesse à l’égard des puissants et non sa prétendue radicalité qui l’a politiquement mené à la défaite. Mais sa fatale dépendance à l’égard du PLRA s’explique également par la faiblesse et la division des mouvements sociaux paraguayens. De là la seconde leçon : il ne suffit pas que des « intrus » tels que Lugo occupent la présidence ou forment un gouvernement s’ils ne s’appuient pas sur les masses organisées. C’est à partir d’en bas que l’ont peut générer une nouvelle légitimité démocratique et non l’inverse. Enfin, troisième leçon ; si on ne s’attaque pas aux mécanismes de dépossession des biens communs, si on ne remet pas en question ce qui constitue le fondement économique (terres, finances) des oligarchies (qu’elles soient paraguayenne ou européenne), ce n’est qu’une simple question de temps avant qu’elles ne prennent leur revanche.
Samuel Quilombo