En mai dernier a eu lieu en Egypte le premier tour des premières élections présidentielles post-révolutionnaires, pour laquelle seulement environ 43,4 % des électeurs se sont déplacés, donnant des résultats quelque peu surprenants. (voir note 1)
Amr Moussa, l’ex-Président de la Ligue arabe, cité parmi les favoris, ne termine qu’à la quatrième place, et l’islamiste modéré Aboul Fotouh n’arrive qu’en cinquième position. Beaucoup le voyait comme un candidat d’ouverture, ce qui lui avait valu le soutien des milieux chrétiens et laïques, qui attendaient de lui, en tant que candidat indépendant, une coopération raisonnable, le voyant comme une autorité respectable du fait de sa qualité d’ancien dirigeant des Frères musulmans.
Etonnamment, c’est le candidat soutenu par le Conseil suprême des forces armées (CSFA), Ahmed Shafik, qui arrive en deuxième position. Un quart des électeurs se sont prononcés pour lui, malgré les poursuites dont il fait l’objet pour corruption, et bien qu’il soit perçu comme le représentant de l’ancien régime chassé l’année dernière par la révolution.
Presque personne n’avait prévu que nombres d’électeurs souhaiteraient le retour de « conditions stables », même au prix des libertés personnelles et politiques.
Dans les mois qui ont suivi la révolution, les contre-révolutionnaires ont mené des mouvements qui ont conduit à une insécurité croissante dans toutes les couches de la population, ce qui a amené celle-ci à chercher un homme fort. Ainsi, le CSFA, sans grande résistance de l’opinion publique, a-t-il pu réhabiliter et mettre en orbite l’ancien prévenu Ahmed Shafiq, comme candidat à la présidence.
Avec seulement un point de plus, c’est le candidat des Frères musulmans Mohamed Mursi qui, sans surprise compte tenu de la forte influence des Frères musulmans dans la population, est devenu le candidat « majoritaire ». Avec une appareil aussi discipliné, comme l’a dit le Président du parlement Mohamed al Katatni : « Ils auraient également pu faire élire un chien mort comme président ».
Personnage fâlot et peu charismatique, Mursi fût investi à la dernière minute comme candidat des Frères musulmans, après que le candidat prévu, Khairat Shater fût disqualifié de la course à la présidentielle à cause d’un sursis judiciaire encore en vigueur. Après avoir obtenu la majorité au Parlement, les Frères avaient promis de ne présenter personne à la présidence. Ils ont changé d’orientation à quelques semaines de cette élection et manifesté ainsi sans détours leur volonté de de s’emparer du pouvoir.
La plus grande surprise de cette élection, fut cependant qu’Hamdin Sabbahi (voir note 2) bénéficie de l’engouement de tant d’électeurs et se retrouve à la troisième place. [1]
Sans avoir le soutien d’une machinerie médiatique rodée, ni d’une source inépuisable de subsides, ce nassérien que l’on dit laïque et de gauche modérée, avait convaincu de nombreux électeurs : ils voyaient en lui le seul capable de réaliser les objectifs de la révolution. Il semble que Sabbahi ait obtenu les suffrages de nombreuses personnes modestes et peu politisées qui se sont rendues compte pendant la campagne que tant les Frères que ceux qui soutiennent les candidats ayant l’aval des militaires ne se privent pas pour acheter les voix, et influencer les votes par des faveurs. Ces gens-là ont vu en Sabbahi un « homme propre ».
Avant les élections, les forces du camp révolutionnaires auraient dû faire d’Hamdin Sabahi leur candidat unique. Mais les voix de la gauche et des forces progressistes ont été dispersées entre quatre candidats. C’est ainsi que ces voix, réparties entre les différents courants révolutionnaires ont manqué à Sabahi, qui rate de très peu la possibilité d’être présent au deuxième tour.
Beaucoup ne lui donnait aucune chance et ont utilisé leur voix de manière tactique pour un candidat d’une autre couleur politique. C’est ainsi que, par exemple, Aboul Fotouh a reçu une partie des voix du camp révolutionnaire croyant avoir vu en lui un adversaire crédible face à Mursi, qu’ils voulaient éviter à tout prix. Cette erreur d’appréciation de la gauche a coûté à Sabahi les voix précieuses qui auraient pu l’emmener au second tour.
Beaucoup d’électeurs ont été trompés parce que cette élection a été présentée au public comme un choix entre un Etat laïc et un Etat religieux. De ce fait, l’ancien régime et les islamistes ont été vu comme deux pôles présentant les candidats les plus à même d’être élus. Par conséquent, beaucoup de chrétiens et de laïcs ont voté pour Shafiq par peur des islamistes.
Beaucoup de révolutionnaires ont voté Fotouh comme étant le moindre mal à leurs yeux, car ils étaient persuadés que de toute façon, ce serait un candidat islamiste qui gagnerait l’élection. Ils ont fini par prendre conscience que ce qui l’emportait dans la population, c’est que dans cette élection il s’agissait de choisir entre le régime établi et les revendications révolutionnaires, et le succès de Sabahi ne peut s’expliquer autrement. Malheureusement cette prise de conscience est arrivée trop tard pour ne nombreux membres de la gauche, qui auraient aussi bien pu voter pour lui s’ils avaient eu une meilleure estimation de ses chances de succès.
Avec le deuxième tour à la mi-juin entre Ahmed Shafiq et Mohamed Mursi les espoirs de la Révolution se sont définitivement envolés. Beaucoup la considèrent comme une élection « pour le meilleurs des pires ».
La différenciation entre les deux candidats arrivés en tête, entre forces laïques et forces religieuses n’est qu’un affichage public. Les deux candidats représentent le retour de l’ancien régime, voire même sa perpétuation. L’orientation personnelle des candidats ne témoigne que de l’opposition d’ailes différentes à l’intérieur de la classe dirigeante. Nombre de citoyens n’ont pas estimé devoir se mêler de trancher une telle situation par leur voix, et ont montré leur déception par leur non-participation au scrutin. La commission électorale a annoncé une participation 51 %, ce qui montre que seuls les deux camps en présence ont mobilisés leurs partisans respectifs.
Le résultat des élections montre les deux candidats au coude à coude. Bien que les Frères musulmans aient, dès le départ, catégoriquement revendiqué la majorité, les partisans de Shafiq s’y sont opposés en sortant d’autres chiffres. La commission électorale s’est laissée une semaine de délai pour trancher et déclarer le vainqueur. Plus de 400 plaintes pour des irrégularités dans le scrutin ont été déposées devant la Cour suprême, et ce n’est qu’après de longues journées d’attente pendant lesquelles le pays fût comme paralysé, que Mursi a été déclaré vainqueur.
Ses supporteurs sont descendus dans la rue afin de fêter frénétiquement la « victoire », malgré le faible soutien apparent de l’ensemble de la population. Finalement, dans les prochaines années, c’est eux qui influeront sur la politique de l’Egypte.
En tout cas, le rôle de direction de lu CSFA n’a en rien été mis en danger par cette élection. Dans le courant de l’année qui a suivi la Révolution, il était clair pour les Egyptiens que c’était le CSFA qui prenait les décisions, et qu’il avait l’intention de continuer à les prendre.
Qu’après la révolution le CSFA eût repris les commandes était évident du fait du manque d’alternative à la conduite du pouvoir, et cela ne fut qu’à peine remis en cause par la population. Mais au cours des mois il apparut évident que le CSFA voulait annihiler les effets de la révolution à travers certains décrets et lois et ainsi, voulait bloquer le libre développement de la démocratie.
Il ne s’agissait pas non plus d’un « coup d’Etat » lorsque dans les jours précédents, la Cour suprême décida de lever les poursuites contre Shafiq, et de donner suite aux recours contre la légalité du Parlement en dissolvant un tiers du parlement, entrainant de nouvelles élections législatives. Il ne s’agissait que de la suite logique des politiques antérieures menées par les militaires, dont l’implication dans la reprise en main du pouvoir n’avait laissé aucun doute sur leurs intentions de prendre une part importante au pouvoir en Egypte.
La paralysie préventive du pouvoir des Frères musulmans au Parlement n’avait d’autre but que d’assurer la suprématie du pouvoir militaire en prévision de l’élection possible de Mursi à la présidence. Les irrégularités dans les élections législatives sont donc intervenues à propos, permettant au CSFA de prétendre que cette mesure arbitraire permettait même de préserver la démocratie.
Aussi longtemps que le processus démocratique ne sera pas adossé à une nouvelle Constitution, il ne pourra de toute façon pas être question de démocratie en Egypte. Pour le moment, les modifications apportées par le CSFA à la Constitution de 1971 restent en vigueur.
Les quelques tentatives de mise en place d’une commission constitutionnelle qui prendrait en compte les intérêts hétérogènes représentés dans le peuple ont jusqu’à présent échoué. Donc, il n’y a pas eu de changement dans la Constitution et, le CSFA projette maintenant de nommer lui-même les membres de la commission constitutionnelle. Cela montrera si les réformes démocratiques voulues par le peuple pour renverser le pouvoir actuel mais oubliées dans cette réécriture dominée par le CSFA, seront acceptées sans plainte ou contrariées par la résistance.
Même si la Révolution a temporairement perdu, quelque chose a changé par rapport au passé : les Egyptiens n’ont plus peur et considèrent qu’ils ont le droit d’élever la voix. Les prochaines années en Egypte seront le théâtre d’une lutte acharnée entre les camps, et les révolutionnaires devront montrer, malgré le renforcement du système établi, leur opposition à la politique visant à maintenir le pouvoir des militaires et des Frères musulmans. Les temps à venir seront agités.
Malgré leurs orientations différentes, les groupes et parti de gauche doivent, pour les années à venir, se rassembler dans un Front crédible, qui devra proposer une alternative politique claire. Les problèmes urgents auxquels le pays doit faire face ne seront pas résolus par le pouvoir des islamistes, ni par la mainmise des militaires ou des tenant de l’ancien système. Quand la gauche leur proposera une autre perspective, les citoyens pourront se prononcer autrement lors des prochaines élections.
Mamdouh Habashi
Note 1 :
Résultats du premier tour :
Mohamed Morsi (Frères musulmans) : 24,78 % ou 25,31 %
Ahmed Shafik (ancien régime) : 23,66 % ou 23,75 %
Hamdeen Sabahi (Karama, nassériens de gauche) : 20,72 % ou 21,75 %
Abdel Moneim Aboul Fotouh (Frères musulmans dissidents) : 17,47 % ou 17,94 %
Amr Moussa (Ancien régime) : 11,13 % ou 10,97 %
La première source pour le premier tour se trouve sur Wikipedia,
la seconde sur http://www.electoralgeography.com/new/en/countries/e/egypt/egypt-presidential-election-2012.html
Résultats du deuxième tour :
Mohamed Morsi : 51,73 %
Ahmed Shafik : 48,27 %