Le soupçon a surgi de l’intérieur et c’est de l’intérieur qu’il prolifère maintenant. Un soupçon d’autant plus douloureux qu’il a été formulé de façon spectaculaire par Judith Butler, icône mondiale du mouvement LGBT (lesbien, gay, bi et trans). Le 19 juin 2010, lors de la Gay Pride de Berlin, la philosophe américaine a semé le trouble en refusant tout net le Prix du courage civique que les organisateurs s’apprêtaient à lui remettre. Elle, l’égérie de la théorie queer, a alors proclamé que la lutte contre l’homophobie avait dégénéré en action xénophobe et même raciste. « Nous sommes enrégimentés dans un combat nationaliste et militariste », a-t-elle lancé devant une foule médusée. Depuis lors, parmi les militants et les chercheurs, les questions se bousculent : le mouvement LGBT est-il rongé par l’« homonationalisme » ? Est-il devenu la lessiveuse d’un nouveau nationalisme qu’il viendrait « blanchir », à tous les sens du terme ? Autrement dit, ses revendications sont-elles instrumentalisées par les hérauts d’un Occident qui mène ses opérations militaires (en Orient) et ses descentes policières (en banlieue) au nom de la démocratie sexuelle ?
Ces questions ont électrisé une grande conférence internationale qui s’est tenue à Amsterdam en janvier 2011. Les participants ont longuement évoqué la singularité des Pays-Bas, où le puissant parti populiste de Geert Wilders brandit les droits homosexuels comme un progrès occidental aujourd’hui menacé par l’islam. Mais les conférenciers ont aussi élargi leur réflexion au-delà des frontières, ainsi que le précise le sociologue Sébastien Chauvin, l’un des organisateurs. « L’idée de la conférence était d’alerter sur le nationalisme sexuel en général, c’est-à-dire sur la façon dont les droits des femmes ou des homosexuels peuvent être mis en avant dans une perspective xénophobe, non seulement par des partis politiques mais aussi dans les mouvements LGBT eux-mêmes, qui se trouvent de plus en plus intégrés aux projets nationalistes en Occident. »
De fait, c’est l’Occident comme espace culturel et politique qui se trouve ici mis en cause. Aux Etats-Unis, bien sûr, où les actions LGBT sont accusées d’alimenter la croisade islamophobe de l’après-11-Septembre - c’est notamment la thèse de la théoricienne Jasbir K. Puar, dont le livre vient d’être traduit en français sous le titre Homonationalisme. Mais surtout en Europe, continent laboratoire de cette pulsion politique des années 2000. En Suisse, la très xénophobe Union démocratique du centre (UDC) n’a-t-elle pas créé sa propre section gay ? De même, les hooligans de la Ligue de défense anglaise n’ont-ils pas voulu organiser une Gay Pride en plein cœur d’un quartier musulman de Londres ? Quant aux organisateurs de la Gay Pride danoise, ne sont-ils pas allés jusqu’à décerner le Prix de l’homophobie aux pays musulmans ? En France, c’est plus compliqué. Car si les manifestations d’« homonationalisme » n’y sont pas, pour le moment, aussi explicites qu’en Angleterre, en Allemagne ou aux Pays-Bas, les débats s’enflamment dès qu’on y regarde de plus près.
A un extrême, il y a ceux qui considèrent que les gays français sont déjà gagnés par la fièvre chauvine. En guise de symptôme, citons Pourquoi les gays sont passés à droite (Seuil, 144 p., 14,70 €), un pamphlet bâclé où Didier Lestrade, cofondateur d’Act Up-Paris, écrit notamment : « Tous mes amis ou presque confessent une gêne grandissante vis-à-vis de la banlieue, des Arabes et des Noirs. » Sans aller jusque-là, d’autres soulignent les tentations cocardières qui traversent la planète LGBT. Ici encore, c’est la Gay Pride qui a mis le feu aux poudres. En 2011, devant la colère de plusieurs associations, les organisateurs ont dû retirer au dernier moment l’affiche qui annonçait le défilé parisien : barrée du slogan « Pour l’égalité, en 2011 je marche, en 2012 je vote », celle-ci représentait un coq dressant fièrement sa crête. « Ce symbole et ce slogan étaient naïvement homonationalistes, ironise Maxime Cervulle, coauteur d’un essai intitulé Homo exoticus. Race, classe et critique queer. Ainsi, la manifestation la plus centrale de la vie gay en France excluait clairement les sans-papiers et les étrangers. »
A l’autre extrême, des militants et des chercheurs considèrent que tout cela relève de l’ergotage fumeux. Ainsi de Nicolas Gougain, président de la fédération inter-LGBT, qui qualifie la polémique concernant l’affiche de « ridicule » et estime que le débat sur l’« homonationalisme » n’a pas lieu d’être en France. « Autant ces discussions, notamment autour du voile islamique, ont traumatisé le mouvement féministe, autant elles sont très loin de nos préoccupations. C’est de la branlette intellectuelle qui concerne dix universitaires. Nous, pendant ce temps-là, on est sur le terrain, on se bat pour l’égalité des droits, on lutte pour ne pas être considérés comme des sous-citoyens, et on le fait en solidarité, par exemple, avec les lesbiennes sud-africaines qui se révoltent contre les viols collectifs. Certes, il faut faire attention à ne pas être instrumentalisés mais, pour le moment, en France, on a d’autres chats à fouetter ! »
Plus nuancés, beaucoup d’observateurs du mouvement LGBT jugent que la tentation « homonationaliste » existe bel et bien en France, mais qu’elle demeure circonscrite par divers facteurs. A commencer par les positions de la droite et de l’extrême droite, traditionnellement conservatrices et relativement stables en la matière. Ainsi, après avoir manifesté quelques velléités « gay friendly », Marine Le Pen a très vite battu en retraite. De même, la droite répugne à faire de la question homosexuelle un critère discriminant. « La France n’est pas les Pays-Bas, constate le sociologue Eric Fassin, coorganisateur de la conférence d’Amsterdam. Là-bas, l’homophobie supposée des immigrés est un motif pour les laisser à la porte. Sarkozy, lui, n’a jamais utilisé les droits homosexuels pour tracer une frontière entre »nous« les Français et »eux« les étrangers. Il ne faut donc pas exagérer le phénomène homonationaliste en France. Mais il ne faut pas non plus le nier. Chez nous aussi, il y a bien une tentation de dire : l’homophobe, c’est l’autre. »
Pour ses détracteurs, en effet, le discours homonationaliste se définirait par une double « exotisation » de l’homophobie, à l’extérieur et à l’intérieur des frontières nationales. En d’autres termes, l’homophobie serait une haine désormais cantonnée aux zones « barbares » : les pays arabo-musulmans et les banlieues de nos villes. Preuve que le débat a déjà commencé, chacun de ces deux aspects embrase les esprits. Ludovic Zahed est bien placé pour le savoir, lui qui dirige la petite association Homosexuels musulmans de France (HM2F). « D’un côté, nous combattons les dérives islamophobes dans le mouvement LGBT, où tout le monde se dit antiraciste mais où beaucoup font dans l’homonationalisme bien-pensant. D’un autre côté, nous devons aussi combattre l’homophobie parmi les musulmans, ainsi que ceux qui nient la violence de cette homophobie ! Moi j’ai été en Iran, j’y ai rencontré des homosexuels qui se définissent comme tels et qui pour certains rêvent de venir en Occident. Pour autant, je refuse la stigmatisation et l’essentialisation de l’islam. »
A l’horizon de ces débats, on perçoit le spectre d’une guerre culturelle dont les revendications LGBT seraient la nouvelle ligne de front. « Je me souviens d’un débat sur Pink TV, témoigne Maxime Cervulle. Cette émission posait la question : faut-il boycotter les pays homophobes ? comme si en France la question était réglée. Je me souviens aussi de l’engouement médiatique pour les livres sur l’homophobie dans les cités. Comme si l’homophobie épargnait les centres-villes ! Derrière ces manifestations d’homonationalisme, il y a le problème de l’universalisme occidental qui voudrait imposer ses valeurs. »
Face à de telles attaques, les responsables associatifs du mouvement LGBT se sentent piégés. Pour ne pas alimenter les fantasmes racistes, faudrait-il passer sous silence les témoignages d’homophobie ? « Nous, on est sur le terrain, on entend, on voit les choses, tempête Christine Le Doaré, présidente du Centre LGBT, à Paris. Il faut arrêter de raconter n’importe quoi ! Je ne pense pas qu’un couple d’homosexuels aurait envie d’aller passer ses vacances en Iran aujourd’hui ! De même, il suffit d’écouter les appels au secours recueillis par SOS homophobie pour comprendre que les personnes LGBT qui habitent en banlieue sont insultées, frappées, parfois obligées de déménager. Moi-même, il y a certains quartiers où j’évite de me promener main dans la main avec ma petite copine, je ne suis pas suicidaire ! Il faut bien sûr refuser l’instrumentalisation et la stigmatisation, mais ce n’est pas en niant les problèmes qu’on va les régler ! »
Ne pas se voiler la face, tout en évitant de se faire enrôler dans un combat douteux. Reconnaître les violences homophobes sans prêter main-forte aux stigmatisations culturelles ou raciales. Bref, se battre sur plusieurs fronts, lutter contre toutes les discriminations. Tel est le défi auquel doit faire face un mouvement LGBT désormais « accusé de tous les maux qui peuvent se décliner en »ismes« : homo-nationalisme, homo-néo-libéralisme, homo-colonialisme, homo-impérialisme », selon les termes inquiets utilisés par le sociologue Didier Eribon dans son intervention conclusive à la conférence d’Amsterdam. « Les questions de sexe, de genre et d’origine ne cessent de se croiser, précise Louis-Georges Tin, fondateur de la Journée mondiale de lutte contre l’homophobie et collaborateur du Monde. Au fond, une position équilibrée exige que nous soyons à la fois très fermes sur la lutte contre l’homophobie dans les pays les plus concernés, y compris les pays africains ou musulmans, et très vigilants sur la lutte contre le racisme, notamment dans les pays du Nord. »
En pratique, cela signifie, par exemple, manifester la solidarité du mouvement LGBT avec les demandeurs d’asile, comme le fait jour après jour l’Association pour la reconnaissance des droits des personnes homosexuelles et transsexuelles à l’immigration et au séjour (Ardhis). Mais cela appelle aussi et surtout une réflexion collective afin de lever le soupçon qui pèse sur cette galaxie intellectuelle et militante. « Si on ne fait pas attention, on se retrouve à justifier les inquiétudes de ceux qui crient à l’impérialisme gay, prévient Eric Fassin. Par exemple, c’est dans les pays occidentaux que l’homosexualité est dépénalisée et que le mariage gay progresse. Dès lors, comment faire pour que les campagnes en faveur de la dépénalisation universelle de l’homosexualité ou du mariage gay n’apparaissent pas comme des campagnes occidentales ? Comment faire pour ne pas abandonner de telles revendications alors même qu’elles peuvent être instrumentalisées à des fins xénophobes ? Ce problème, il ne faut pas le nier, mais l’expliciter. Si on ne fait pas cet effort, si on ne dit pas qu’on est pris dans un truc compliqué, contradictoire, on risque de se retrouver demain dans une situation à la néerlandaise. »
Dans cette hypothèse, la France deviendrait à son tour l’un des champs de bataille du front « homonationaliste ». Chacune et chacun serait alors sommé de choisir entre deux camps : celui des homophobes et celui des xénophobes. Car telle est bien l’alternative infernale où nous enfermerait ce que certains nomment déjà le clash sexuel des civilisations.
Jean Birnbaum
« HOMONATIONALISME POLITIQUES QUEER APRÈS LE 11-SEPTEMBRE »
de Jasbir K. Puar (éd. Amsterdam, 160 p., 12 €).
« HOMO EXOTICUS. RACE, CLASSE ET CRITIQUE QUEER »
de Maxime Cervulle et Nick Rees-Roberts (Armand Colin et INA éditions, 2010).
« DICTIONNAIRE DE L’HOMOPHOBIE »
sous la direction de Louis-Georges Tin (PUF, 2003).
SUR LE WEB
« RETOURS SUR LES NATIONALISMES SEXUELS »
d’Alexandre Jaunait, revue Genre, sexualité et société, printemps 2011.
gss.revues.org
« LES FRONTIÈRES ET LE TEMPS DE LA POLITIQUE »
de Didier Eribon
didiereribon.blogspot.fr