Michael Voegtli – Pourquoi as-tu décidé d’étudier la condition des homosexuels en Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale ?
Thierry Delessert – Jusqu’à cette étude, nous n’avions qu’une idée approximative des vécus concrets des homosexuels au cours de la guerre, car le Code pénal suisse de 1942 dépénalise l’homosexualité masculine et féminine entre adultes, mais punit les actes commis sur un·e mineur·e âgé de 16 à 20 ans, l’abus de détresse et la prostitution homosexuelle. Cette « mansuétude » pénale, soutenue depuis le début du 20e siècle par la Société suisse de psychiatrie, par des juristes soucieux d’une diminution des coûts pour l’appareil judiciaire, voire par les députés latins acquis à la tradition du Code Napoléon de la non-pénalisation, s’inscrit comme une volonté de laisser la question homosexuelle dans le mystère, en évitant les scandales que pourraient provoquer des procès publics. Cette invisibilisation par un octroi de droits produit une raréfaction des sources, et seules les histoires de l’association zurichoise Der Kreis-Le Cercle et des homosexuels bâlois et schaffhousois avaient pu être étudiées jusqu’à maintenant, mais pas sur une période aussi dense.
Disposais-tu de sources suffisantes pour documenter ta recherche ?
Oui, et très largement, car la démarche a consisté à contourner la dépénalisation civile en passant par la justice militaire. Le Code pénal militaire punit dès 1928 tous les actes homosexuels commis lors des périodes de service sous les drapeaux et la mobilisation générale augmente le nombre de cas déférés devant les tribunaux. Or, les juges d’instruction militaires requièrent des enquêtes de bonnes mœurs aux polices et autorités civiles qui révèlent le réseau de surveillance et d’enregistrement des homosexuels dans l’ensemble du pays. Par ailleurs, un bon tiers des hommes incriminés ont été envoyés auprès de psychiatres et de médecins, ce qui a permis de recueillir des expertises jusqu’alors inaccessibles en raison de la fragmentation du système de santé suisse.
As-tu perçu des différences de classe dans la répression de l’homosexualité ? Si oui, comment opéraient-elles ?
Ces différences sont nettes. Tout d’abord, le grade le plus élevé des hommes incriminés est celui de major, et ce sont surtout des soldats et des sous-officiers qui sont poursuivis. Ensuite, le niveau de formation, le milieu social et le statut matrimonial opèrent comme des facteurs aggravants ou atténuants. Ainsi, quiconque est sans formation ou porteur d’un CFC, salarié subalterne et célibataire, même s’il affirme ne pas être homosexuel, fait l’objet d’une enquête étendue auprès de son employeur, de sa famille et de sa commune de résidence. A l’inverse, un diplômé ou universitaire, cadre salarié ou indépendant, et marié, même s’il se reconnaît homosexuel, voit sa poursuite entourée d’une plus grande discrétion pour ne pas porter atteinte à l’honneur de sa famille. Cette différence se retrouve également dans les expertises psychiatriques. Les plus démunis se voient qualifiés de psychopathes incurables, alors que les riches sont considérés comme des névrosés curables par un traitement psychanalytique qu’ils financeront eux-mêmes.
Peux-tu expliquer le sens du titre que tu as donné à ton ouvrage ?
« Les homosexuels sont un danger absolu » est l’argument systématiquement employé par le chef de la justice militaire, Jakob Eugster, pour justifier leur exclusion de l’armée. Cet argument est le révélateur de la construction d’un ennemi intérieur à l’armée au cours d’une période de repli identitaire. Mais cette phrase s’avère également opérante pour décrire les représentations des législateurs et psychiatres ayant œuvré pendant près d’un demi-siècle à la dépénalisation dans la vie civile. La dangerosité des homosexuels est diffuse et peut mener à une corruption plus profonde de la société : transmission d’une tare en cas de mariage, scandales en cas de procès, chantages ou, pire encore, formation d’associations par les concerné·e·s pour défendre leurs droits et ainsi faire de la « propagande ».
Tu n’as pas traité de l’homosexualité féminine, pourquoi ?
D’une part, le Service féminin de l’Armée ne tombe pas sous le coup de la loi militaire, car ces engagées volontaires sont considérées comme civiles. De même, Der Kreis est fondé par des lesbiennes, mais elles s’en trouvent exclues dès 1943. Mais plus fondamentalement, nous nous trouvons à une époque où les Suissesses sont des non-citoyennes et considérées comme ayant une sexualité moins importante. Les homosexuelles sont donc doublement discriminées et invisibilisées, ce qui a rendu pratiquement impossible de retrouver des affaires les impliquant ou d’autres types de sources.
Thierry Delessert, Michael Voegtli
« Homosexualité masculine en Suisse. De l’invisibilité aux mobilisations »
Lausanne, Presse polytechnique universitaire romande,
Le Savoir Suisse, 2012
Ce livre s’intéresse non seulement à l’évolution des lois qui ont traité de l’homosexualité en Suisse, mais aussi aux acteurs et associations qui ont été à la pointe du combat « homophile ». Les deux auteurs ont patiemment rassemblé les interviews de ces hommes courageux, de ces pionniers qui ont mené et mènent encore aujourd’hui une lutte courageuse qui est loin d’être gagnée. De l’invisibilité revendiquée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale aux années SIDA, en passant par les mobilisations de rue et le coming out, l’ouvrage nous amène à parcourir à rebrousse-poil le long chemin qui a conduit aux droits des homosexuels en Suisse.