Karl Marx a montré que c’est en adoptant le point de vue du prolétariat qu’on se place le mieux pour voir clair dans les mécanismes économiques et sociaux et dans les luttes qui en découlent. Trotsky a ajouté une belle formule : « regarder le monde avec des yeux de femmes ». Les penseurs critiques de la question coloniale ont complété : pour percer les contradictions d’un certain « humanisme » occidental, le regard des colonisé-e-s, nègres, arabes, aborigènes, bref indigènes de toutes origines, est une nécessité incontournable.
Considérer la question des colonies comme secondaire, refuser de la prendre en compte ou pire encore s’irriter qu’on le fasse, c’est s’inscrire dans une mauvaise tradition : celle du PCF lorsqu’il disait, pour justifier son alliance avec la SFIO de l’époque de la guerre d’Algérie : « il ne faut pas sacrifier le tout [l’alliance électorale] à la partie » [le droit à l’autodétermination du peuple algérien]. En général, c’est dans « la partie » que se trouvent les opprimé-e-s les plus opprimé-e-s ! Le PCF n’a certes pas toujours cédé à cette facilité, mais il est en tout cas significatif et déplorable que la question des positions des candidat-e-s aux élections présidentielles sur la question des dernières colonies de la France ait si peu fait l’objet de débats. Venant de la droite, un tel « oubli » n’a rien de surprenant. Serions-nous naïfs de penser qu’il pourrait en être autrement venant de la gauche ?
La République et ses limites
La République française s’est frayé un chemin à travers des luttes tumultueuses inaugurées par la « Grande Révolution » et poursuivies un siècle durant – et même plus – contre les résidus de l’Ancien Régime, contre ses privilèges, ses traditions et son idéologie. Appuyées sur le peuple, voire imposées par lui mais confisquées par la bourgeoisie, révolution et république ont été marquées par trois limites congénitales : à l’égard du prolétariat, à l’égard des femmes, à l’égard des colonisés. Le prolétariat a conquis ses propres droits dans une lutte acharnée face à une bourgeoisie qui n’a pas hésité à répondre par de sanglantes répressions (juin 1848, mai 1871, etc.). Les femmes ont dû se battre et attendre un siècle et demi pour obtenir le simple droit de vote. Les colonisés, eux, ont vite constaté que la fin de l’esclavage n’était pas inscrite sur les tablettes de 1789. Après les luttes héroïques et permanentes des esclaves dans les Amériques, aboutissant à l’abolition définitive de 1848, il a fallu s’insurger contre le travail forcé et les horreurs coloniales sur quatre continents. Sur ces trois questions, la République n’a donc rien lâché d’elle-même. Tout lui a été arraché par la lutte des intéressé-e-s. La prise en compte de cette histoire met à l’abri de toute illusion sur la nature de classe de la dite République.
Concernant les colonies, la République française a très vite disposé de deux discours : celui de l’exclusion raciste absolue et le discours, plus insidieux mais objectivement raciste lui aussi, de l’assimilation. Ce dernier prétendait partir de bons sentiments (égalité civique de tous les ressortissants de la République) mais niait l’égalité de base : celle des peuples entre eux. Les « vieilles colonies » (Antilles, Guyane, Réunion) ont été le principal théâtre d’expérimentation de la version assimilationniste de la politique coloniale. Lorsque François Hollande, vivement mis en garde par des amis antillais (peut-être parmi d’autres), a tenté de sauver Jules Ferry de l’opprobre en séparant son verbiage raciste de son œuvre scolaire, il a ignoré que le ver de l’idéologie dominante n’épargnait pas… l’école elle-même ! Avant l’ère des médias modernes, celle-ci a été le principal lieu d’inculcation de l’idéologie assimilationniste. Or, quel est le fondement dernier de cette idéologie si ce n’est l’idée de l’inégalité des races et des peuples, proclamée par le même Ferry ?
La social-démocratie et les dernières colonies
Le nouveau président a pourtant fait un effort : les trois ministres antillais et guyanais (Taubira, Lurel, Pau-Langevin) qu’il a pris dans son gouvernement sont connus des anticolonialistes et progressistes de chez nous. Nous avons même parfois partagé certaines luttes dans l’émigration antillo-guyanaise ou sur place. Peu importe que, dans le cas de Lurel surtout, les causes partagées ont pu tourner à la franche confrontation !
Mais l’effort du nouveau gouvernement sur le casting ne s’est pas étendu jusqu’au scénario. Aucune mesure du programme Hollande ne marque une rupture avec l’organisation coloniale de la politique « ultramarine » (vocabulaire que nous rejetons toujours avec virulence – les Ultramarins, pour nous, ce sont les Français !)
Prenons un simple exemple. Hollande a promis – la belle affaire ! – d’enlever le mot « race » de la Constitution française mais il n’a pas annoncé l’intention de revenir sur une modification plus significative et scélérate faite par la droite . Celle-ci a enlevé la notion de « peuples », qui nous désignait implicitement dans cette auguste loi fondamentale, pour nous rétrograder au rang de simples « populations faisant partie du peuple français ». Le but de la manœuvre était de nier notre aspiration à être reconnus comme des entités avec qui une négociation est concevable. On nous préfère comme des sujets de l’Empire, un empire bienveillant qui toujours est censé décider pour nous et pour notre plus grand bien (encore l’esprit Jules Ferry). Signalons au passage une petite ironie du calendrier : Victorin Lurel, le nouveau « ministre des outre-mers » vient du publier un ouvrage (Lettre ouverte à mes compatriotes de la métropole) dans lequel il rappelle son opposition radicale de député en 2003 à la suppression du mot « peuples ». On verra vite si son influence dans la question du mot « races » à enlever se vérifiera de la même manière sur celle du mot « peuples » à remettre !
Le Front de gauche comme recours ?
Ces contradictions, somme toute traditionnelles, de la social-démocratie française seront un enjeu de la période nouvelle. Les anticolonialistes de toutes tendances auront à cœur de les faire exploser. Malheureusement, il semble bien que nous ne pourrons guère compter sur le « Front de gauche » pour nous aider dans cette problématique. Jean-Luc Mélenchon s’est drapé dans la phraséologie de « la France une et indivisible ». Triste et amère ironie, c’est avec ce même vocabulaire que Marine Le Pen vient de s’en prendre avec rage à Christiane Taubira, coupable de son lointain passé indépendantiste. Dans ses envolées sur la « grandeur de la France », sur la « chance que représente l’outre-mer », Mélenchon se rend-t-il compte qu’il ne fait que s’inscrire dans une tradition bien établie par Chirac, Sarkozy et d’autres ?
Nous avions déjà noté l’extrême susceptibilité de l’homme lorsque la rumeur publique avait brocardé le luxe dispendieux des hôtels sud-africains de la ministre des sports à l’époque du Mondial (on ne critique pas une ministre de la France à l’extérieur, s’était il exclamé – merci beaucoup pourrait aussi dire Michèle Alliot-Marie après ses fameuses frasques tunisiennes). Nous avions aussi repéré les phrases sur la grandeur militaire et ses instruments économiques. Mais la « France une et indivisible » jeté au visage des Corses parce que Hollande osait proposer un renforcement modéré des pouvoirs régionaux, voilà qui ne présage rien de bon pour les derniers colonisés de la France. Et nous qui pensions que l’Assemblée Constituante que Mélenchon propose pour la France et l’Europe ferait très bien notre affaire pour nous-mêmes…
Sans vouloir nous appesantir sur l’archéologie du passé lambertiste de Jean-Luc Mélenchon, on peut tout de même rappeler que l’ancienne OCI expliquait jadis à ses adeptes antillais que l’émancipation des masses populaires de nos pays ne pouvait se concevoir qu’après celle des travailleurs français. J’ignore si cette façon de priver le prolétariat des colonies de leur droit à l’initiative historique a encore cours dans ce courant. En attendant, Jean-Luc Mélenchon ne s’est manifestement pas débarrassé de cette conception.
Le PCF a montré quelque réticence sur cette orientation mélenchonienne concernant les dernières colonies. Il l’a même écrit de façon assez suave, en évitant les mots qui fâchent (décolonisation, autonomie, indépendance…). Il n’est pas allé jusqu’à en faire un casus belli et nous n’avons pas ouï dire que les allié-e-s d’extrême-gauche de Mélenchon se seraient montré plus sourcilleux sur le sujet…
Le résultat de cette politique, c’est que le PC guadeloupéen a refusé de soutenir Mélenchon (qu’en pense-t-on à la Place du colonel Fabien ?) De même le candidat MODEMAS (écologiste et souverainiste) aux élections législatives justifie sa non participation aux élections présidentielles par l’impossibilité d’influencer les candidat-e-s français-e-s sur les revendications concernant la Martinique. (Nous pourrions lui demander pourquoi il n’a pas cherché à discuter avec Philipe Poutou, dont la déclaration sur les colonies a fait l’objet ici de débats positifs, mais passons.)
La morale de l’histoire c’est que les progressistes des deux cotés de l’océan atlantique ne peuvent s’exonérer d’un débat sérieux et fraternel sur les voies et moyens d’une éradication totale du colonialisme, éradication qui a été proclamée par l’ONU comme tâche de la décennie. Il n’y a pas d’autre façon de tirer toutes les conséquences de la belle formule de Marx : « un peuple qui en opprime un autre ne saurait être un peuple libre ». Alors, on commence quand ?
Philippe Pierre-Charles