L’idée de la formation du Partido dos Trabalhadores (PT, Parti des Travailleurs) au Brésil a été lancée fin 1978, et il commença à s’organiser en 1979. En février 1980, avec l’approbation de son Manifeste, commença formellement le mouvement de constitution légale du parti. À cette époque (phase finale de la dictature instaurée en 1964), il n’y avait que deux partis légaux dans le pays : l’ARENA soutenait le gouvernement, le Movimento Democrático Brasileiro (MDB, Mouvement démocratique brésilien) était l’opposition.
Les textes initiaux du parti parlaient déjà de socialisme et dénonçaient le capitalisme, mais leur idée centrale était celle de la construction d’un parti des travailleurs, indépendant, sans patrons, qui puisse exprimer leurs intérêts et non les manipuler. Sa Charte de Principes se servit — sans en expliciter l’origine — de la célèbre formule de Marx du temps de la Première Internationale (« l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes »).
Pour une grande part, la formation du PT a reflété le mouvement de grèves entamé au Brésil lors de la phase finale de la dictature et a été impulsée par un courant syndical appelé « syndicalisme authentique » (ce qui signifiait, essentiellement, « classiste »). À côté de ces syndicalistes, cependant, participaient déjà au processus initial de formation du parti diverses organisations politiques révolutionnaires ; certaines eurent une influence dans sa conformation initiale — particulièrement deux organisations de tradition trotskyste, Convergência Socialista [1] et Fração Operária Trotskista [2].
Democracia Socialista (DS, Démocratie socialiste), qui allait devenir la section brésilienne de la IVe Internationale, a été fondée officiellement, sous ce nom, à la fin de l’année 1979, pendant le développement du mouvement en faveur du PT. Mais ses militants ont participé à l’effort pour la fondation du PT avant même que l’organisation ne soit créée. Elle a eu un rôle décisif dans l’organisation du PT dans deux États importants (Minas Gerais et Rio Grande do Sul), et a élargi plus tard sa présence à l’échelle nationale. Pour donner une idée de l’importance des États de Minas Gerais et de Rio Grande do Sul, nous pouvons dire que São Paulo, l’État le plus peuplé et le plus industrialisé du pays, a toujours été, de loin, l’État qui a le plus pesé dans le PT ; ensuite venaient les trois États : Minas Gerais, Rio de Janeiro et Rio Grande do Sul.
Les 31 mai 1980 et 1er juin 1980 se tint la Réunion Nationale de Fondation du PT ; à partir de là commença le processus d’adhésions au parti.
À l’époque, obtenir la légalisation d’un parti politique au Brésil était extrêmement difficile. Un parti ne pouvait être enregistré légalement que s’il était organisé dans plusieurs États, à partir d’un nombre minimum d’adhérents qui se comptait en centaines de milliers. Pour rendre possible l’enregistrement légal du PT, la participation des organisations révolutionnaires qui s’incorporaient à sa construction fut décisive ; de même, fut décisive l’incorporation au PT d’une part croissante des militants formés dans les Communautés de Base de l’Église Catholique, tout comme d’autres militants de la gauche catholique. C’est ainsi, bien que le poids des « syndicalistes authentiques » (particulièrement celui de Lula) ait été déterminant dans sa direction, des secteurs plus à gauche ont pesé dans le PT dès le début.
Il importe d’observer, en outre, que tous les militants qui, au Brésil, se plaçaient à gauche des partis issus de la tradition de l’Internationale Communiste bureaucratisée [3] se sont intégrés à la construction du PT au cours de ses premières années (pas forcément dès l’appel à sa construction).
En août 1981 le PT acheva le processus d’adhésion et d’organisation dans les États, nécessaire à l’obtention de l’enregistrement légal, et tint sa « Première Rencontre Nationale » (c’est-à-dire son premier congrès).
En 1983 fut formée l’« Articulação » [4], bloc constitué par Lula et d’autres dirigeants pour garantir la majorité au PT. Ce bloc incluait, outre les syndicalistes proches de Lula, des personnalités, des parlementaires à l’origine élus sous l’étiquette MDB, des militants de la gauche chrétienne et des militants de diverses organisations révolutionnaires qui s’étaient dissoutes, et même d’organisations révolutionnaires qui ne s’étaient pas dissoutes. Dorénavant, ce bloc allait toujours exister, en adoptant divers noms et en changeant de composition. Il importe de tenir compte que ses positions politiques ont toujours été hétérogènes ; des secteurs plus à gauche en ont toujours fait partie, jusqu’à 2003, à côté de secteurs aux positions sociales-démocrates, et à partir des années 1990, clairement sociales-libérales. L’influence des positions du PC cubain fut forte tout au long des années 1980. Jusqu’à 1989, Lula était au « centre » de ce bloc ; à partir de ce moment-là il devient le dirigeant de fait de son secteur le plus à droite, le plus favorable à l’intégration au jeu électoral bourgeois et à la politique « au sein de l’ordre établi ». Cette position de Lula, cependant, n’apparaissait pas publiquement — il évitait de s’exposer lors des polémiques internes.
La formation du PT fut achevée, d’une certaine façon, avec la création de la Central Única dos Trabalhadores (CUT), fondée en 1983 [5]. En dépit de ce que prétend son nom, elle ne fut jamais unique, mais devint la principale centrale syndicale brésilienne. Elle a toujours été étroitement liée au PT. Sa direction a toujours été exercée par le bloc « Articulação Sindical », en lien avec l’aile luliste de l’« Articulação » du PT, qui a toujours eu un peu plus de la moitié de sa direction.
La formation du PT a signifié la construction d’une expression politique propre des travailleurs brésiliens, au cours d’une période de renforcement social, et d’un mouvement en direction de leur indépendance politique de classe. En outre, le PT s’est affirmé comme un parti pluriel, avec une bonne dose de démocratie interne, et s’est défini comme un parti socialiste.
Croissance et changements au sein du PT
Il est vrai que le PT, dès sa formation, a toujours eu d’importantes fragilités, tout particulièrement marqué par le faible approfondissement de la discussion sur la signification du socialisme et par une structure d’organisation floue. En dépit de cela, il a pu se développer et se consolider comme principale référence de la gauche brésilienne jusqu’à 1989, où Lula a failli arriver à la Présidence de la République en tant que candidat clairement à gauche. Le PT est aussi devenu une référence internationale. La force de cette référence a fait qu’une grande partie de la gauche brésilienne a relégué au second plan les fragilités du parti et en est venue à ne plus concevoir d’avenir en dehors de lui.
Cette même année 1989 a commencé un changement brutal dans le cadre international, avec l’effondrement de ce qu’on appelait alors le « camp socialiste » et la grande crise de la gauche qui s’est ensuivie. À partir de là, la vague néolibérale s’est renforcée dans le monde entier, y compris au Brésil. Elle a eu des impacts économiques et politico-idéologiques, tout comme un impact social profond : elle a affaibli les couches salariées et les mouvements sociaux. En même temps — dans le cas du Brésil dès 1988 — a eu lieu un accroissement significatif de l’insertion institutionnelle du PT (non seulement sa présence parlementaire, mais aussi dans les administrations municipales et ensuite les gouvernements des États). Cela a entraîné, naturellement, de plus grandes pressions pour adapter le parti aux institutions bourgeoises — plus difficiles à affronter vu la relative fragilité politico-idéologique du PT. Il faut également rappeler que son poids dans les appareils syndicaux a été un facteur de pressions bureaucratiques dès sa naissance, et que, dès la fin des années 1980, « Articulação Sindical » avait des positions plus à droite que la tendance « Articulação » du PT ; les pressions visant à une adaptation du PT à l’ordre bourgeois étaient initialement plus fortes dans le secteur syndical que dans le secteur politico-parlementaire.
La défaite de la candidature Lula en 1989, au moment du début d’une grande crise internationale de la gauche, a représenté un point d’inflexion dans la trajectoire du PT. Lula et ses proches se sont mis à élaborer progressivement l’idée qu’il était possible pour lui et le PT de gagner grâce à une modération du programme et un élargissement des alliances. De fait, avec le temps, et de façon plus nette après la seconde défaite de Lula dans une élection présidentielle, en 1994, ce qui est devenu le noyau des stratégies électorales a été la méconnaissance des antagonismes de classe inévitables dans la société capitaliste. L’orientation de gauche pour gagner des élections — le pari sur une plus grande mobilisation populaire, susceptible d’élargir ce qu’on avait connu en 1989, en comprenant qu’une élection nationale constitue un moment où s’affrontent des alternatives de classe — fut rejetée.
Dés le début des années 1990, Lula et sa garde rapprochée ont fait partie de ceux qui ont le plus impulsé dans le PT la « modération » et la dilution des références socialistes, et qui ont le plus tenté d’établir des liens toujours plus serrés avec des secteurs bourgeois. Le PT s’est mis à perdre son caractère rebelle et à chercher une voie d’intégration progressive à l’ordre. De nombreuses idées néolibérales ont commencé à s’infiltrer parmi ses dirigeants. Au plan national, au fur et à mesure des batailles électorales, le PT s’est placé de moins en moins à gauche. Chaque défaite de la candidature à la présidence (outre 1989 et 1994, Lula a perdu aussi en 1998) a été interprétée comme démonstration que « la modération » et « l’élargissement » des alliances étaient encore insuffisants.
Cette évolution politique a eu son correspondant sur le plan organisationnel. Alors qu’au début de la construction du PT il y avait eu un souci d’organisation de noyaux et de caractère militant du parti, progressivement s’est imposée la conception d’un parti organisé uniquement autour des batailles électorales. Au cours des années 1990 ont commencé à devenir habituelles des campagnes électorales organisées « professionnellement », c’est-à-dire essentiellement avec des gens payés, et non pas basées sur des militants politiques bénévoles.
Par ailleurs, l’évolution de l’ensemble du PT a été très inégale et sa différenciation politique interne s’est fortement accrue. Dans les années 1990 eut lieu une polarisation assez claire entre une droite et une gauche dans le PT, surtout après 1993, quand l’ancien bloc majoritaire — Articulação — s’est scindé entre la majorité (qui s’est alors appelée « Articulação Unidade na Luta » — la tendance de Lula et José Dirceu) et « Articulação de Esquerda ». Cette division, d’ailleurs, a permis que, pendant une brève période (de 1993 à 1995), l’Articulação de Esquerda forme, avec d’autres courants de gauche, en particulier la DS, la majorité de la direction nationale du PT. Cette majorité plus à gauche a été possible bien que le parti ait perdu un de ses courants importants — Convergência Socialista — en 1992 [6], et bien qu’une partie de la gauche du parti ait viré à droite après 1989.
Le secteur le plus à droite du parti se mit à exister de manière plus nette avec la formation du « Campo Majoritário » du PT, en 1995. Progressivement, la plus grande partie de ce « camp », surtout de sa direction, se mit à modifier ses attaches sociales et ses références politiques : alors qu’elle construisait des liens croissants avec des secteurs du patronat, elle s’éloignait des positions socialistes. Lors du processus de préparation du deuxième Congrès du PT (1999), elle en arriva à une tentative d’abandonner formellement la référence au socialisme (José Dirceu déclara que « le socialisme était un “mort-vivant” qui accompagnait le PT »). Cet abandon n’a pu être mené à son terme, car cette position était minoritaire dans le « Campo Majoritário » lui-même. Quoiqu’il en soit, le fait est qu’un secteur croissant de la direction de la majorité du PT en est venu à s’identifier avec les nouvelles tendances de la social-démocratie internationale, s’intégrant donc, à partir de là, au camp idéologique néolibéral.
D’un autre côté, dans le cas des secteurs les plus à gauche du PT, les choses ont évolué de façon très différente. Ces secteurs ont aussi subi l’impact du processus de crise internationale de la gauche et des plus grandes pressions institutionnelles — mais pas de la même façon. Une partie de la gauche, on l’a dit, a tourné à droite. Mais, parmi ceux qui sont restés à gauche, ont prédominé la résistance aux pressions du néolibéralisme et le maintien des références idéologiques socialistes. La formation d’Articulação de Esquerda, en 1993, a été une expression importante de ce processus de résistance.
Un fait remarquable a été que, même s’il y avait un processus plus ou moins régulier de migration de secteurs de la gauche vers des positions plus à droite depuis le début des années 1990, la gauche du PT a continué à avoir un poids important et à influencer les prises de position du parti. Lors des Rencontres (Encontros) de 1995 et 1997, le partage du PT entre droite et gauche s’est fait pratiquement à 50/50. En outre, même à l’intérieur du « Campo Majoritário », l’évolution a été très différenciée. Une bonne partie de ce regroupement a continué à s’opposer au social-libéralisme et à se référer au socialisme. De plus, sous le gouvernement F.H. Cardoso, sa situation dans l’opposition a obligé le PT tout entier à se différencier du néolibéralisme, ce qui a largement occulté les évolutions en cours.
L’évolution de la DS au cours des années 1980
La DS, on l’a dit, a été formée en 1979, au départ grâce à l’unification de deux noyaux de militants (le plus important dans le Minas Gerais, l’autre dans le Rio Grande do Sul). Certains militants issus du POC-Combate [7] y ont participé. Au total, dans le pays entier, il y avait 60 militants.
La DS avait déjà des liens avec la IVe Internationale — deux représentants de l’Internationale ont participé au congrès de fondation, Francisco Louçã et Socorro Ramirez [8]. La nouvelle organisation, avant même d’avoir été officiellement fondée, avait déjà eu un représentant en tant qu’observateur au XIe Congrès Mondial de la IVe Internationale, en 1979. Cependant, elle n’allait formaliser sa demande d’intégration qu’en 1984 ; elle a été reconnue comme section brésilienne au Congrès de 1985.
En 1981, une petite organisation issue de la CS fusionna avec DS (en réalité, ce fut plutôt une incorporation à DS), et l’organisation adopta un nouveau nom, ORM-DS (Organização Revolucionária Marxista – Democracia Socialista). En 1982, la FOT (qui avait alors pris le nom de CLTB, Comitê de Ligação dos Trotskistas Brasileiros) a intégré la DS (à ce moment, Paulo Skromov avait déjà perdu le rôle central dans la direction du PT qu’il avait eu à l’époque de sa fondation, en 1979-80 ; il allait abandonner la DS quelques années plus tard).
Dès son congrès de fondation, la DS a adopté comme ligne directrice de combiner sa propre construction avec la construction du PT. Il ne s’agissait donc nullement d’« entrisme ». Il s’agissait d’une construction à deux niveaux : la construction du PT comme parti ouvrier indépendant (ce qui impliquait de le considérer comme un parti, et pas comme un « front légal » ou quoi que ce soit de ce genre), et la construction de la DS comme section de la IVe Internationale, entendue comme partie du PT, et pas en concurrence avec lui. Nous avons caractérisé le PT comme un parti dont l’avenir était ouvert, qui vivait depuis sa fondation un conflit permanent d’orientations, dont le résultat n’était pas prédéfini. Il pouvait évoluer jusqu’à se transformer en parti révolutionnaire, mais cette évolution dépendrait d’une victoire des secteurs les plus à gauche du parti dans les conflits d’orientation politique. Cette ligne générale a été synthétisée d’une façon très claire, pour la première fois, en 1980, dans un tract dont le titre était « O PT e o Partido Revolucionário no Brasil » (« Le PT et le Parti révolutionnaire au Brésil »).
Dès le début, les relations de la DS avec la direction de la IVe Internationale étaient fortes. Outre Francisco Louçã, qui est retourné à plusieurs reprises au Brésil depuis 1979, Daniel Bensaïd et Michael Löwy ont participé à de nombreuses discussions et activités de la DS, ainsi que d’autres dirigeants de la IVe Internationale ou de ses sections. Michael a joué un rôle important dans la discussion de l’orientation fondamentale de la DS à ses débuts ; Daniel a été le militant de la IVe Internationale qui a été le plus présent au Brésil entre 1980 et 1990 puis, de nouveau, entre 2002 et 2004.
Entre 1980 et 1990, la IVe Internationale a cherché à renforcer sa construction latino-américaine, en organisant des réunions annuelles des « Bureaux Politiques des sections latino-américaines », et en envoyant plusieurs dirigeants dans les pays de cette zone. Les deux membres du Bureau de la IVe Internationale qui ont participé régulièrement à cet effort ont été Daniel Bensaïd et Charles-André Udry. Dans ce cadre, les relations ont été très serrées entre la DS et le PRT mexicain, qui était dans les années 1980 la section la plus forte de l’Internationale en Amérique Latine.
Une Conférence marquante de la DS fut celle qui eut lieu en 1988. En 1987, le cinquième Encontro Nacional (congrès) du PT avait adopté une orientation assez à gauche, et un « règlement des tendances internes » du parti (qui cherchait à interdire l’existence de « partis au sein du parti » mais qui, en même temps, élargissait les droits des minorités). Pour respecter ce règlement, la DS a remplacé son ancien statut (un terme qui suggère qu’il s’agit d’un parti) par des « règles constituantes », qui pour l’essentiel reprenaient les mêmes règles. En même temps son nom a été modifié, devenant, comme lors de son congrès fondateur, « Démocratie socialiste ». Outre qu’un tel nom est plus approprié pour une tendance au sein du parti, c’est ce nom qui était utilisé dans la pratique par l’organisation depuis toujours.
Une autre décision importante fut le bilan positif de l’évolution du PT fait par la DS. Nous avions approuvé la caractérisation du PT en tant que « parti révolutionnaire en construction ». Des camarades du PRT mexicain, en particulier Sergio Rodriguez, qui était le dirigeant du PRT le plus actif au niveau international et qui avait le plus de liens avec les Brésiliens, suggéraient que nous caractérisions le PT directement comme « parti révolutionnaire », pour rendre clairs notre engagement dans le parti et notre position ouverte. Jusqu’alors nous avions parlé du PT comme d’un « parti ouvrier de masses », ou un « parti ouvrier indépendant », un « parti de classe » — mais pas un « parti révolutionnaire ». Ce que nous disions est que le PT pouvait se transformer en un parti révolutionnaire, en fonction du cours général de la lutte des classes au Brésil et des conflits en son sein. Confrontée à la suggestion de notre camarade mexicain, la direction de la DS a estimé que caractériser le PT directement comme « parti révolutionnaire » serait une exagération (en fin de compte, parmi d’autres raisons, des secteurs qui n’avaient rien de révolutionnaire continuaient à peser lourd dans le parti, y compris dans sa tendance majoritaire), mais elle a opté pour la formule « parti révolutionnaire en construction », de façon à renforcer notre identification à la construction du PT comme tel.
Il est intéressant de relever que Daniel Bensaïd (qui n’était pas présent à la Conférence de DS) mit en question, plus tard, cette formulation. En gros, il affirmait que « parti révolutionnaire en construction » ne voulait pas dire grand-chose et que, s’agissant de renforcer l’engagement dans le PT, cette caractérisation n’offrait aucun avantage. D’un autre côté, cette formulation comportait un risque de désarmement des militants de la DS face aux problèmes que le PT allait encore affronter : si nous estimions que le PT pouvait se transformer en parti révolutionnaire (ce que nous avions toujours fait), nous estimions aussi qu’il pourrait prendre un autre cap.
On peut développer l’argument : parler de « parti révolutionnaire en construction » induit à réduire l’attention à l’existence de positions opposées en son sein et, plus encore, estompe le changement qualitatif qui serait nécessaire pour qu’un parti large de classe se transforme en parti révolutionnaire au sens propre. En d’autres termes, cela met au second plan le changement qualitatif représenté par le passage d’un parti de travailleurs qui défend leurs intérêts en un parti qui s’organise à partir de la conscience non seulement de la nécessité de lutter pour une société différente (socialiste), mais aussi de la nécessité de renverser l’État capitaliste par une révolution. Cette conception implique une appréciation claire des limites des institutions bourgeoises et de la lutte en leur sein, qui n’a jamais été partagée par l’ensemble du PT.
Les résolutions de la DS n’allaient pas cesser de traiter ces questions, dans les années suivantes, du fait que nous parlions de « parti révolutionnaire en construction ». Mais la formule synthétique avait une force propre et plus d’influence que les analyses qui l’accompagnaient. La formule « parti révolutionnaire en construction » a été abandonnée ensuite, mais une certaine confusion autour de la caractérisation du PT comme « parti révolutionnaire » a persisté. Nombre de militants se sont accoutumés à penser qu’il n’y aurait jamais aucun conflit entre leur identité de militants de la DS (et de la IVe Internationale) et leur identité de militants du PT.
Cette confusion fut renforcée par une interprétation courante du changement du nom (DS au lieu de ORM-DS) et de l’adoption des « règles constituantes » en adéquation avec le « règlement des tendances internes » du PT. De nombreux militants l’ont compris non comme un changement formel, mais comme une modification de la nature de la DS. L’intention des rédacteurs des résolutions et des « règles constituantes » n’a pas été bien comprise.
À la fin des années 1980, immédiatement avant que le tournant dans l’évolution du PT ne commence en 1989, la DS avait environ mille militants qui constituaient une référence pour un nombre plus grand de militants du parti ; en général, elle avait près de 10 % des délégués dans les Encontros (Congrès) nationaux du PT. Elle avait une grande importance au sein de la gauche du PT et dans le parti lui-même. Elle avait obtenu une implantation sociale significative (surtout dans l’État de Rio Grande do Sul ; dans le Minas Gerais, le bastion initial, la construction de la DS avait été affaiblie par l’effort volontariste de transfert de nombreux militants vers d’autres États) ; une présence remarquable dans la CUT (Central Única dos Trabalhadores) ; une force maintenue au sein du mouvement étudiant, sa base principale à l’origine. Elle commençait à avoir des élus (avec en particulier l’élection de Raul Pont comme député d’État de Rio Grande do Sul en 1986, et député fédéral en 1990). Sur un autre plan, c’était une organisation bien identifiée à la IVe Internationale et à ses positions ; cette identification s’était même renforcée. D’un autre côté, le PT durant cette période, évoluait en direction de la gauche, et la DS a certainement eu un rôle dans ce processus. On peut au total juger que la ligne de construction de la DS comme section de la IVe Internationale, combinée à la construction du PT comme parti, a connu un véritable succès jusqu’alors.
La DS entre 1990 et 2002
Par contre, avant même l’élection de Lula et l’entrée dans son gouvernement, à partir de 1990-1995, c’est-à-dire à partir du début du tournant du PT vers des positions moins à gauche et de la consolidation de son adaptation aux institutions de l’État bourgeois, il y a eu une période au cours de laquelle la ligne de construction de la DS a connu des sérieux problèmes.
Le PT avait commencé à avoir un poids croissant dans les institutions de l’État bourgeois (à partir surtout de 1988, avec l’élection des maires de trois capitales du pays — São Paulo, Porto Alegre et Vitória), et a montré qu’il était une alternative viable à la présidence de la République. La crise internationale de la gauche et de ses références, après 1989, s’est ajoutée à cela ainsi que l’avancée de l’offensive néolibérale. Bien que le mouvement n’ait pas du tout été linéaire (entre 1993 et 1995, on l’a dit, la direction du PT a été majoritairement à gauche), le PT s’est mis à virer à droite, surtout après 1994.
Or la gauche du PT, en particulier la DS, a aussi élargi sa participation aux structures de l’État bourgeois. Le Rio Grande do Sul fut non seulement l’État où la DS avait le plus de force, mais aussi celui où la présence institutionnelle du PT (d’abord à la mairie de Porto Alegre ; ensuite, à partir de 1998, aussi au gouvernement de l’État) a été la plus forte. Cela n’a pas fait que le PT de Rio Grande do Sul ait été moins à gauche que celui du reste du pays — au contraire, au cours de ces années le PT de Rio Grande do Sul a été le plus à gauche du pays (ce qui s’explique autant par le poids de la DS que par le poids d’Articulação de Esquerda — dans cet État, la majorité de l’ancienne Articulação était restée avec Articulação de Esquerda). Curieusement, le PT de cet État fut le plus « institutionnel » en même temps que le plus à gauche du pays au long des années 1990, et au début des années 2000.
Il faut rappeler un fait marquant cette période. Au début 1994, durant quelques mois, Lula était en tête des sondages pour l’élection présidentielle. Il n’y avait jamais eu de débat au sein de la IVe Internationale en ce qui concerne l’éventualité d’une participation de la DS à un gouvernement. Mais le sujet préoccupait Ernest Mandel, qui, durant une réunion internationale, avait attiré mon attention sur le risque d’une telle hypothétique participation, car il était déjà peu probable que Lula adopterait une orientation de gauche, de confrontation avec la bourgeoisie et avec l’impérialisme. Je n’ai pas été convaincu alors. En ce moment le PT était dirigé par la gauche et la DS faisait partie du noyau de la direction du parti. Dans la direction de la DS prédominait la conviction qu’une victoire électorale de Lula précipiterait une confrontation entre les classes, tant du fait de la situation générale du pays que parce qu’au sein de la direction du PT l’orientation classiste dominait — bien que ce n’était nullement l’orientation de Lula lui-même.
La discussion concernant la participation à un hypothétique gouvernement de Lula n’a pas été poursuivie ; il est devenu très rapidement évident que Lula ne pourra pas être élu en 1994. Le sujet n’est revenu qu’en 2002, lorsque le rapport des forces au sein du PT était beaucoup plus défavorable pour la gauche.
Il y a eu une autre discussion au sein de la IVe Internationale sur les élections de 1994. Dans son rapport lors de la réunion du Comité exécutif international qui préparait le Congrès mondial de 1995, intitulé « Une nouvelle période historique », Daniel Bensaïd, en accord avec la section brésilienne, avait attiré l’attention sur le fait que le programme du PT était en 1994 plus modéré que celui de l’Unité Populaire chilienne.
Au sein du PT nous avions eu de nombreuses controverses lors de la rédaction de ce programme, mais la gauche n’avait pas proposé une ligne générale alternative et le programme approuvé était un compromis entre la gauche — alors majoritaire à la direction du PT — et le secteur autour de Lula. Avec le recul, ce fut probablement une erreur. La majorité de gauche dans la direction du PT fut, en partie, une illusion car l’influence politique de Lula au sein du parti restait dominante. Il est impossible de savoir ce qui se serait passé si Lula avait alors gagné la présidentielle, mais l’accord que nous avions réalisé autour du programme a sans aucun doute contribué à nous voiler les divergences qui existaient déjà au sein du parti.
Tout cela doit, bien sûr, être replacé dans le contexte de l’époque. Par ailleurs, l’axe du rapport de Daniel Bensaid déjà mentionné, était justement que nous étions entrés dans une période plus difficile pour la gauche, de défensive face à une offensive néolibérale très forte.
D’autre part, le rapport « Une nouvelle période historique » fut, depuis, un des textes de référence de la DS. De nombreux écrits de Daniel Bensaïd et de Michael Löwy ont été traduits et publiés et plusieurs d’entre eux furent par la suite rassemblés dans Marxisme, Modernité et Utopie [9], un ouvrage collectif dirigé et présenté par José Correa Leite. Ce livre est devenu un des fondements de la formation politique de la DS.
Nous étions de nombreux militants de la DS, au moins depuis la moitié des années 1990, à avoir conscience du poids de « l’institutionnalisation du PT », c’est-à-dire du processus de l’adaptation aux institutions bourgeoises de l’État brésilien. Nous savions aussi que ce processus avait atteint la gauche du parti elle-même, y compris la DS (qui, de surcroît, avait acquis un poids institutionnel très fort). Au début des années 2000, cependant, nous avons cru que l’impulsion d’un nouvel internationalisme, dont les Forums Sociaux Mondiaux étaient une des formes visibles, pourrait être suffisamment forte pour restaurer les perspectives révolutionnaires de la gauche — en particulier de la DS — et contribuer à renverser le cours dangereux de l’adaptation. Daniel Bensaïd, parmi d’autres militants de la IVe Internationale, a partagé cette vision, comme il l’a montré clairement par le tableau optimiste de l’atmosphère des Forums qu’il a tracé dans « Une Lente Impatience ».
Le fait est que dans cette période, bien que nos analyses (y compris quelques réflexions de dirigeants de la IVe Internationale) aient attiré l’attention sur le cours préoccupant du PT, nous n’avons mis en œuvre aucun changement fondamental dans notre ligne de construction.
L’élection de Lula et la rupture de la majorité de la DS avec la IVe Internationale
L’élection de Lula à la présidence, à la fin de 2002, a précipité les choses. Elle a eu lieu avec de nouveaux mouvements d’adaptation à la logique des institutions de l’État bourgeois, de la part de Lula et le la majorité de la direction du PT : le choix d’un grand patron pour la vice-présidence, les garanties de respect des « contrats » avec les « marchés », etc. La gauche du PT, et la DS en particulier, s’y sont opposées — la militante qui a symbolisé cette résistance, tout au long de l’année 2002, a été Heloísa Helena, de la DS. Sa candidature au gouvernement de son État, Alagoas, fut écartée par la direction nationale du PT pour permettre l’alliance avec le Parti Libéral.
Allait bientôt se poser (à la fin de l’année 2002) la question du rapport entre la DS et le gouvernement Lula. Cela allait constituer une des préoccupations majeures des dirigeants de la IVe Internationale et de Daniel Bensaïd en particulier. Peu après la confirmation de la victoire de Lula, il m’a téléphoné pour exprimer ses préoccupations (j’étais son interlocuteur privilégié au Brésil). Il attirait l’attention sur le fait que le gouvernement Lula aurait beaucoup de difficultés à promouvoir des affrontements avec les classes dirigeantes et à réaliser des réformes profondes, de façon à justifier une participation de la gauche, et particulièrement de la DS — argumentation proche de celle qu’Ernest Mandel avait faite quelques annés en avant. Si en 1994 j’avais des doutes en ce qui concerne ces arguments, en 2002 ce n’était plus le cas. J’ai répondu que j’étais convaincu que le gouvernement Lula serait encore pire que ce qu’il pensait, que j’étais totalement opposé à la participation de la DS à ce gouvernement, mais qu’il y aurait une discussion très difficile au sein de la DS. Du fait de l’histoire des relations de la DS avec le PT et du climat engendré par l’élection de Lula, il n’était pas du tout facile de refuser la participation au gouvernement.
S’amorçait un processus où allaient être testés aussi bien la cohérence révolutionnaire de la DS que ses rapports avec la IVe Internationale, ainsi que le rôle propre de la IVe Internationale en tant qu’organisation révolutionnaire internationale. La IVe Internationale n’avait pas de centralisme international et ne prenait pas de position sur les questions d’orientation politique nationale. Elle ne prétendait pas être un « Parti mondial de la Révolution » comme l’avait été la IIIe Internationale et comme elle avait elle-même prétendu l’être dans ses premières années. Mais le fait même de se prétendre une organisation socialiste révolutionnaire internationale, bien qu’elle soit structurée comme un centre de réflexion et d’échange, un réseau de sections, exigeait de sa part, en l’occurrence, une participation effective à la discussion d’une question qui avait une implication internationale. Une forme de participation est l’expression des positions et des préoccupations des différents militants. Une autre, que nous admettons pour des questions de portée programmatique, est l’adoption par les instances internationales de positions distinctes de celles qui ont été décidées par les sections ; les sections doivent les diffuser, même si elles n’ont pas l’obligation de les suivre.
En dépit de la position publique prise par Heloísa Helena, dont l’impact a été important, et de la position similaire prise en interne par une partie de sa direction, la DS se prononça en faveur de la participation au gouvernement. Il y eut, cependant, une sorte de compromis, qui prenait en compte les objections : la participation fut liée au « conflit d’orientation » du gouvernement et il fut affirmé avec force que la possibilité de rupture avec le gouvernement restait un enjeu. En effet, au cours des mois suivants, nous avions fait divers compromis de direction dans le but de préserver autant que possible le cadre de débat et la DS en tant que telle. Du point de vue des secteurs les plus à gauche de la DS, opposés à la participation au gouvernement Lula, ces compromis étaient justifiés parce que nous étions convaincus que la politique menée par ce gouvernement fera rapidement apparaître clairement sa nature.
En janvier 2003, de nombreux militants de la IVe Internationale se sont rencontrés à Porto Alegre au cours du FSM, parmi lesquels Daniel Bensaïd. Il a fait un riche rapport des discussions que nous avons alors eues :
« En janvier 2003, l’ambiance du troisième Forum fut sensiblement différente de celle de 2002. Le PT venait de perdre le gouvernement de Rio Grande do Sul, tandis que Lula avait remporté l’élection présidentielle avec plus de 60 % des suffrages [au deuxième tour]. En vingt ans de marche, somme toute pas si longue, le métallo de São Bernardo devenait le premier ouvrier président d’Amérique latine. Sa victoire était celle du PT, parti surgi de rien à la fin des années soixante-dix. C’était aussi, pour une part, notre victoire. Le nouveau gouvernement était un gouvernement de coalition. Les pétistes s’y taillaient la majeure part, mais ils étaient flanqués d’alliés encombrants et compromettants. (…) Notre camarade Miguel Rossetto endossait la lourde responsabilité du ministère du Développement rural et de la Réforme agraire, coexistant avec un ministère de l’Agriculture attribué à un représentant direct de la grande propriété rurale.
« L’essentiel du séjour fut consacré aux réunions avec nos camarades brésiliens qui se retrouvaient pour la première fois depuis la formation du gouvernement. Chez certains, l’heure était encore aux illusions électorales, au demeurant compréhensibles. Mais la victoire ambiguë était grosse des contradictions. Alors que les luttes sociales urbaines étaient en sourdine depuis dix ans et que le PT venait d’enregistrer des revers inquiétants (dont la perte de Rio Grande do Sul), Lula avait emporté haut la main sur la base d’une campagne fortement personnalisée, grâce surtout à l’usure des partis bourgeois. Pour rassurer alliés et marchés, il avait mené une campagne modérée, donnant des gages préventifs au Fonds Monétaire International et s’entourant de personnages rassurants pour les entreprises. Certains camarades croyaient cependant voir dans son gouvernement une sorte de double pouvoir institutionnel, entre les ministères économiques et financiers (sous influence libérale) d’un côté, et les ministères sociaux de la Réforme Agraire, de la Ville, de l’Environnement, de l’autre. Un gouvernement à deux têtes et à deux âmes ?
« En moins d’un an, il est apparu clairement qu’entre ces deux âmes le rapport était plus qu’asymétrique. » [10]
La suite du commentaire de Daniel insistait particulièrement sur la force de la présence de Heloísa Helena dans le débat.
Peu après le FSM, lors du Congrès Mondial de la IVe Internationale, en février 2003, la discussion sur le gouvernement Lula s’est poursuivie. Les délégués brésiliens avaient, en majorité, une position plus critique que l’ensemble de la DS. Parmi les cinq délégués, outre Heloísa Helena et moi-même, il y avait Luizianne Lins, alors députée d’État de Ceará, qui, comme l’ensemble des camarades la DS de son État faisait partie des secteurs les plus à gauche de la DS. Luizianne allait abandonner ces positions très à gauche après son élection à la mairie de Fortaleza en octobre 2004, en dépit du fait que sa candidature ait été imposée comme une position de la gauche de la DS contre la majorité du PT, et même contre la position de la majorité de la DS elle-même. Nous avons réalisé, cependant, un accord entre les délégués : nous ne ferions pas au sein du Congrès le débat pour ou contre la participation de la DS au gouvernement Lula, mais nous allions tenter de mettre en lumière la complexité de cette question et de souligner le caractère conditionnel de cette participation et la possibilité de rupture à tout moment.
Au cours de cette période, Daniel Bensaïd fut le dirigeant de la IVe Internationale qui a le plus participé au débat brésilien. Il n’a pas parlé pendant les débats en séance plénière du Congrès sur les questions brésiliennes. Lors d’une conversation personnelle, néanmoins, il me dit que tout indiquait que la DS allait se diviser. J’étais d’accord avec lui ; je n’avais pas le moindre doute à ce sujet. Mais je pensais qu’il était tout à fait possible que lors de cette rupture les adversaires de la participation au gouvernement Lula obtiennent la majorité. En fin de compte, le gouvernement Lula représentait un tournant vis-à-vis des positions traditionnelles du PT, c’était un gouvernement clairement bourgeois et cela allait devenir de plus en plus clair dans les mois qui allaient suivre ; la position qui affirmait l’incompatibilité de la participation d’un courant marxiste révolutionnaire à un gouvernement bourgeois était la position historique de la DS et elle allait se renforcer dans les débats de la IVe Internationale.
Au cours de 2003 Daniel a fait deux autres voyages au Brésil, le deuxième pour participer à la Conférence (Congrès) que la DS a tenu en fin d’année. En outre, il a écrit un article important pour Rouge sur la situation brésilienne [11], aussitôt traduit en portugais et diffusé au Brésil. Son titre, qui indiquait clairement le contenu, était une reprise inversée d’un des principaux slogans de Lula au cours de sa campagne électorale, « L’espoir triomphe sur la peur ». Très dur dans son appréciation du gouvernement, l’article prenait aussi position contre l’offensive de la direction du PT qui exigeait la « discipline » des parlementaires du parti lors du vote sur la réforme de la Sécurité Sociale :
« Le sens de cette offensive disciplinaire, au détriment du pluralisme qui fait la richesse du PT, est clair : le parti doit choisir entre son rôle de porte-parole politique des mouvements sociaux et celui de courroie de transmission des mesures gouvernementales dans la société. L’enjeu est l’avenir d’un parti “classiste”, reflet d’une radicalisation massive des luttes sociales depuis la fin des années 1970.
« Sa transformation en “nouveau PT”, sorte de “troisième voie” blairiste version bossa nova, ne se fera pas dans les mois qui viennent sans fortes résistances du PT historique, d’autant que la politique gouvernementale constitue l’indiscipline majeure par rapport aux résolutions du dernier congrès du parti tenu en décembre 2001. » [12]
L’article représentait, évidemment, un soutien aux positions les plus à gauche de DS, encore que Daniel s’efforçât de poursuivre le dialogue avec l’ensemble de l’organisation.
À la même époque, plusieures sections de la IVe Internationale ont impulsé un appel international contre l’exclusion de Heloísa Helena et d’autres parlementaires du PT.
En novembre 2003, une Conférence (Congrès) de la DS a eu lieu. Cette Confèrence, d’ailleurs, a encore adopté une résolution assez à gauche. Daniel Bensaïd y a réprésenté la IVe Internationale. Il n’a parlé qu’à la clôture de la Conférence. Il n’a pas fait mystère de son opposition à la participation au gouvernement Lula, ce qui n’a guère été apprécié, naturellement, par une partie des délégués.
En décembre, la direction du PT a exclu Heloísa Helena et trois députés fédéraux du parti, sans tenir compte d’un fort mouvement opposé à ces exclusions. Réagissant ccntre elles, ces parlementaires ainsi que certains groupes de militants qui ont quitté le PT et quelques militants d’autres provenances ont lancé le mouvement pour construire un nouveau parti, qui prendra le nom de Parti du socialisme et de la liberté (PSOL).
Le 27 janvier 2004, Daniel Bensaïd a écrit (en consultation avec Francisco Louçã, lui aussi très présent dans les discussions brésiliennes) une lettre à deux dirigeants de la DS, en leur laissant le choix de la communiquer à d’autres membres de la direction. En insistant fortement sur le fait que l’expulsion de Heloísa de la DS, après son expulsion du PT, était inacceptable, la lettre revenait sur les questions stratégiques fondamentales :
« — sur le bilan du gouvernement Lula et son avenir,
« — sur ce que devraient être les axes d’une politique alternative à celle, social-libérale et continuiste, du gouvernement en matière économique, sociale, et au niveau international dans les rapports de forces nationaux et internationaux concrets.
« — sur l’affirmation programmatique et organisationnelle de la DS (décidée par le congrès) comme colonne vertébrale d’une alternative de gauche à l’orientation du gouvernement. »
Et elle poursuivait : « Faute de clarté sur ces questions, la DS risque de vivre au jour le jour, de flotter au gré des dernières péripéties, d’être réduite à commenter de manière impressionniste les dernières initiatives ou déclarations de Lula et du gouvernement, au lieu de développer une orientation claire d’opposition interne au PT. Sans quoi le projet de la “grande” DS et d’autonomie organisationnelle renforcée [également adopté dans la résolution organisationnelle de la conférence nationale] resterait lettre morte. (...) J’espère qu’une catastrophe peut encore être conjurée. »
En février 2004, au cours d’un nouveau voyage au Brésil, Daniel Bensaïd a participé à une réunion de la direction de la DS. Entre-temps, le cours de division de la DS était déjà devenu irréversible et le processus s’est poursuivi dans les mois qui ont suivi.
Il y aura encore, toutefois, un ultime effort de la part des dirigeants de la IVe Internationale pour influencer positivement le débat et préserver un cadre commun de la IVe Internationale au Brésil. En janvier 2005, Daniel Bensaïd, Michael Löwy et Francisco Louçã ont rédigé une nouvelle lettre aux militants brésiliens. La plupart des thèmes n’en étaient pas nouveaux — la lettre tournait autour du bilan du gouvernement Lula et de la nécessité de rompre avec lui — mais l’argumentation était plus détaillée. Par ailleurs, face à la division de la DS, déjà bien avancée, ils proposaient le maintien des rapports entre les deux parties de la section brésilienne et la IVe Internationale. Ils admettaient qu’il puisse ne pas exister une seule ligne pour les partisans de la IVe Internationale au Brésil : « contribuer, pour les camarades qui le souhaitent, à la construction du PSOL en évitant les pièges d’un gauchisme infantile (…) ; nouer le dialogue entre les courants de gauche au sein du PT et les petites forces indépendantes comme le PSOL. Une complémentarité pourrait alors s’établir entre la gauche critique dans et hors du PT, en évitant les attaques réciproques et en respectant les choix tactiques respectifs. Cela concerne en particulier les camarades de notre courant : s’ils se trouvent aujourd’hui impliqués dans des choix et des dynamiques différents, ils devraient avoir le souci de ne pas couper les ponts et de préserver l’avenir. » [13]
Cette alternative présupposait que la majorité de la DS accepterait une position qui lui poserait beaucoup de problèmes dans ses rapports avec le gouvernement Lula et le PT. En fait, cela n’aurait été acceptable pour la majorité de la direction de la DS qu’à la condition que cette dernière prenne sérieusement en compte la possibilité d’une rupture avec le gouvernement Lula et celle de la construction d’un nouveau parti (le PSOL).
La lettre de Daniel, Francisco et Michael a été distribuée parmi les militants de la DS pendant le Forum Social Mondial de janvier 2005, mais seulement par les cadres de l’organisation critiques de la participation au gouvernement. La majorité de la DS a fait le choix de ne pas la discuter. De même, elle a choisi ne pas discuter avec les deux représentants que la direction de l’Internationale a envoyé au FSM avec cette finalité, François Sabado et Olivier Besancenot.
La position des trois signataires de la lettre a été renforcée par une résolution du Comité international de la IVe Internationale (du 27 février 2005) — la première résolution qui a critiqué explicitement la position majoritaire de la DS. Elle disait :
« 1. L’expérience des deux années du gouvernement Lula confirme clairement la nature, l’orientation et la politique menée par ce gouvernement. Il s’agit d’un gouvernement de coalition avec des représentants du capital, dépendant de la droite parlementaire. Il s’agit d’un gouvernement menant une politique économique et financière néolibérale et donc incapable de répondre aux problèmes essentiels de la pauvreté et de l’exclusion sociale au Brésil et de confrontation avec l’impérialisme. Ces deux années montrent aussi que la dynamique interne de sa politique ne peut être modifiée. (…)
« 3. Dans ces conditions, une politique de satisfaction des revendications et des exigences des classes populaires : augmentation des salaires, création de millions d’emplois, défense des services publics, ample réforme agraire, politique budgétaire et fiscale tournée vers les priorités sociales et non les marchés financiers, s’oppose à la politique du gouvernement Lula.
« 4. Étant donné l’orientation générale du gouvernement, les ministres de gauche deviennent de simples cautions ou otages d’une politique générale qui n’est pas la leur. Ces deux années d’expérience montrent bien que la construction d’un bloc socio-politique des travailleurs et travailleuses antilibéral et anticapitaliste est contradictoire au soutien et à la participation au gouvernement actuel.
« 5. Depuis la formation du gouvernement Lula il y a eu dans l’Internationale des réserves, des doutes ou désaccords par rapport à la participation de la Tendance Démocratie socialiste au gouvernement et aux modalités de cette participation (rôle dans les mouvements sociaux). Néanmoins, une fois la décision prise par la DS, et tenant compte des arguments avancés par la majorité des camarades brésiliens, l’Internationale avait décidé, au début du processus, de ne pas voter de résolution et d’accompagner l’expérience. (…) L’Internationale a, donc, évité de poser la question de la participation au gouvernement Lula en des termes dogmatiques, sans tenir compte des caractéristiques du pays, de l’histoire du Parti des travailleurs (PT), de ses liens aux mouvements sociaux et syndicaux. Après l’expérience de ces deux dernières années et en prenant note de ce qui a été exposé dans les points 1 à 4, il ne fait plus de doute que l’occupation de postes au gouvernement Lula, soit au niveau ministériel, soit à d’autres fonctions avec des responsabilités politiques, est contradictoire avec la construction d’une alternative au Brésil en cohérence avec nos positions programmatiques. » [14]
En plus, le 1er mars 2005, le Comitê international a adopté une motion qui a approuvé la ligne générale de la lettre de Daniel, Francisco et Michael.
La majorité de la DS a refusé d’organiser une discussion de ces positions parmi les militants. En avril, elle a organisé une nouvelle Conférence, déjà sans la participation des militants engagés dans la construction du PSOL. Cette conférence a adopté une réponse indirecte à la IVe Internationale : une résolution ambiguë sur « L’Internationalisme du XXIe siècle », qui représentait en réalité une rupture avec la IVe Internationale [15].
Une minorité de militants qui ont participé à cette Conférence n’a pas accepté l’orientation visant à pouruivre la participation au gouvernement et au PT, continuant à s’identifier avec la IVe Internationale. Quelques mois plus tard ces militants ont rompu avec le PT et ont en garnde majorité rejoint la construction du PSOL (avec d’autres secteurs qui ont rompu avec le PT en septembre 2005).
Une étape de la IVe Internationale au Brésil (celle de la DS et de la construction du PT) se terminait, et une autre commençait (réorganisation, recomposition et même reconstruction de la gauche socialiste brésilienne, après le coup subi avec le gouvernement Lula). La IVe Internationale a eu un rôle décisif pour que cette nouvelle étape de la section brésilienne et de la IVe Internationale puisse commencer dans les meilleures conditions possibles — bien que ces conditions, finalement, se soient avérées encore plus difficiles que ce qu’elles paraissaient en 2004-2005.
En guise de bilan
Après une longue période de construction de la DS comme organisation révolutionnaire et du PT comme parti ouvrier de masse, nous n’avons pas à cacher que nous avons subi un coup dur avec la formation du gouvernement Lula. Le PT a cesse d’être un parti indépendant de la classe ouvrière brésilienne (il est devenu une courroie de transmission du gouvernement et de l’État), et la majeure partie de la section brésilienne de la IVe Internationale a rompu avec celle-ci. Pourquoi ?
À regarder la question sous un autre angle : la majorité de l’organisation construite avec identification programmatique et de multiples liens directs avec la IVe Internationale, dont les bases de formation politique étaient, entre autres, des textes de militants de la IVe Internationale et ses résolutions, s’est installée dans un gouvernement qui n’avait rien à voir avec quelque projet socialiste que ce soit.
La DS avait, à la fin 2003, environ 2.000 militants (dénombrement fait à la Conférence de 2003). Parmi ceux-ci, un peu plus de 500 étaient regroupés dans les secteurs qui ont conservé le lien avec la IVe Internationale et ont rompu avec le PT entre 2004 et 2005. Environs trois quarts de ces militants sont restés au sein du PT. Il est utile de rappeler que ce choix a été très inégal selon les régions. Dans le Rio Grande do Sul, un État qui comptait près de la moitié des militants de la DS et où ces militants étaient les plus nombreux au sein des institutions, dans l’appareil du PT, dans les cabinets parlementaires et les directions syndicales, près de 90 % ont fait le choix de rester au sein du PT. Dans d’autres États le pourcentage de ceux qui restèrent au sein du PT était, en moyenne, de 60 %. Dans certains États, c’est la majorité des militants de la DS qui a rompu avec le PT.
Cependant, des 500 militants de la DS environ qui ont rompu avec le PT, beaucoup (près de la la moitié) n’ont pas continué à militer de manière organisée après avoir quitté le PT, ou bien n’ont pas réussi à entrer au PSOL, ou s’en sont éloignés un peu plus tard.
De surcroît, après le mauvais résultat électoral de 2006 (mauvais pour les militants de la IVe Internationale, nous avons perdu nos deux députés fédéraux), nous avons encore subi d’autres pertes. De rares militants sont revenus au PT (cela s’est passé surtout au Ceará où, en plus du gouvernement Lula, se manifestait le fort pouvoir d’attraction de la municipalité de Luizianne Lins). D’autres ne sont jamais revenus au PT mais ont quitté le PSOL et Enlace (courant du PSOL auquel participent les militants de la IVe Internationale) en continuant à militer au sein des mouvements sociaux ou ont abandonné tout militantisme actif.
La réorganisation de la section de la IVe Internationale au sein du PSOL a donc eu beaucoup moins de force que ce que nous pouvions espérer — et que Daniel Bensaïd, par exemple espérait, comme l’indique la référence très favorable à la cohérence révolutionnaire de beaucoup de militants de la DS qu’il fait dans Une Lente Impatience, publié en 2004, alors que dans le même ouvrage il faisait déjà un bilan négatif et définitif du gouvernement Lula. Rétrospectivement, il faut dire que cette référence à la cohérence révolutionnaire des militants de la DS était plus optimiste que ce que le futur a indiqué. Comme nombre d’entre nous, Daniel a surestimé la capacité de rompre avec le gouvernement de Lula de beaucoup d’enttre eux.
Pourquoi n’y a-t-il pas eu une rupture plus large des militants de DS avec le PT ? Il est utile de débattre de cette question, en laissant de côté l’hypothèse que ceux qui sont restés dans le gouvernement aient eu raison et que l’idée même de la nécessité (et de la possibilité) d’une révolution socialiste soit irréaliste.
Il est certain qu’une partie de l’explication a quelque chose à voir avec l’évolution de la situation générale de la lutte des classes, les conséquences de l’offensive néolibérale sur la gauche, les questions objectives, etc. Tout d’abord, la construction d’un autre parti impliquait de perdre les conditions de militantisme politique et d’influence qu’offrait le PT ; cela impliquait de recommencer dans des conditions difficiles. De plus, le gouvernement et Lula particulièrement, après avoir subi une usure significative en 2003-2004, amplifiée en 2005 avec la crise du « mensalão » [16], ont restauré et élargi leur force dans le peuple et les mouvements organisés à partir de 2006, grâce à l’impact des programmes d’assistance sociale et à l’amélioration de la situation économique.
Dans ce cadre, une question-clé fut que la DS avait, à ce moment, des centaines de militants professionnalisés par le parti, par la CUT ou par des administrations liées au parti — et, dès 2003, aussi au gouvernement fédéral. C’était particulièrement vrai dans l’État de Rio Grande do Sul, où presque la moitié des militants de la DS étaient concentrés. Il aurait toujours été difficile de résister aux attraits de la participation au gouvernement et aux pressions du pouvoir, et dans le contexte concret de la DS en 2003-2006, c’était encore plus difficile. Peut-être la meilleure confirmation de cette force de pression et d’attraction est la trajectoire de Luizianne Lins et d’une partie des militants de la DS au Ceará, qui après l’arrivée à la mairie de Fortaleza sont passés d’une défense apparemment ferme de la rupture avec le PT à la position opposée et à une realpolitik misérable.
Il est certain aussi que nous, qui avons rompu avec le PT, avons commis des erreurs dans la période qui a suivi la victoire de Lula, au cours de la lutte interne au PT et à la DS. Mais, pour qui tente de faire le bilan du projet de la IVe Internationale de construire une forte organisation révolutionnaire au Brésil, et de contribuer à la construction d’un parti révolutionnaire de masse, le plus intéressant est de traiter des problèmes que nous avons eu avant, et qui ont fait que, vers la fin de 2002, la DS n’était pas préparée, au moins partiellement (vouloir une préparation parfaite serait évidemment excessif), à affronter une situation aussi difficile que celle créée par l’élection de Lula pour la gauche du PT.
La discussion de la possibilité de rupture du PT avait déjà été menée plusieurs fois dans la direction de la DS ; des formules du genre « des secteurs du PT ne sont pas assimilables à un projet révolutionnaire » faisaient régulièrement partie des résolutions des Conférences de la DS. Mais le fait est que pour une grande partie des militants la rupture avec le PT était une chose difficile à penser, et même une partie de la direction de la DS avait du mal à comprendre ce débat. D’autres, par ailleurs, n’étaient tout simplement pas prêts à affronter les difficultés d’une pénible reconstruction et d’un recul drastique dans les conditions matérielles de faire de la politique, sans parler des conditions matérielles de vie elles-mêmes.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
À n’en pas douter, comme toujours, nous avons commis des erreurs. Une d’elles a été pointée par Daniel Bensaïd, quand il a critiqué la formule « parti révolutionnaire en construction » : un excès d’identification au PT, la sous-estimation des conflits à venir. Cette sous-estimation a perduré même au cours de la deuxième moitié des années 1990, alors que le PT, lentement, était en train de perdre les caractéristiques les plus radicales qu’il avait dans ses premières années.
Une autre question décisive fut l’absence d’une analyse plus claire des implications de la participation au gouvernement dans le cadre d’un État bourgeois. Par exemple, nous n’avons jamais fait, durant toute l’histoire de la DS, un bilan commun de toutes les expériences de notre participation aux administrations municipales (avant tout à Porto Alegre, mais aussi dans d’autres villes) ou étatiques (au Rio Grande do Sul, mais également, à certaines périodes, dans d’autres États). Nous avions eu des discussions sur certains aspects de ces expériences — par exemple sur la participation populaire et en particulier sur le « budget participatif » — mais nous n’avions jamais fait une évaluation plus complète. Cela est en partie dû au manque du temps : l’expérience du gouvernement de l’État du Rio Grande do Sul, ou la DS avait un poids important, a pris fin en 2002, juste au moment où Lula a été élu président.
Une autre question que nous n’avions jamais sérieusement afrontée fut celle du financement des campagnes électorales. C’est pourtant, de toute évidence, une question clé. Les campagnes électorales du PT ont très tôt bénéficié des contributions des entreprises. De plus, à partir de la seconde moitié des années 1990 et plus clairement après 2001 et 2002 (lorsque deux maires membres du PT furent assassinés dans des circonstances restées obscures) nous avions quelques informations indiquant que la manière de collecter les fonds dans les mairies liées au PT étaient loin d’être « orthodoxes » [17].
Un cadre utile pour penser cette question est le constat que les militants de la DS, jusqu’à 2003-2004, avaient deux identités de base : le PT et la IVe Internationale. Cette dernière synthétisait l’identité révolutionnaire et socialiste la plus générale ; c’était la forme que la conviction révolutionnaire et socialiste prenait pour les militants de la DS. C’est ce qui faisait, pour nous, que la lutte politique se menait à partir d’un engagement éthico-politique qui allait au-delà des questions quotidiennes. La formule « parti révolutionnaire en construction » pendant un certain temps, et l’accent insuffisamment mis sur les problèmes de l’évolution du PT ont tendu à faire oublier que les deux identités pouvaient entrer en conflit. Contrairement à ce que pensaient beaucoup de militants, la compatibilité des deux identités ne pouvait être considérée comme une chose définitivement acquise.
Quand les deux identités se sont trouvées clairement opposées, à partir de la constitution du gouvernement Lula, l’identité pétiste a pu compter sur une force sociale et matérielle — dans tous les sens du terme — qui n’aurait pu être surmontée que par une identité révolutionnaire bien plus forte, qui n’aurait pu exister que si on l’avait travaillée plus à fond auparavant, et renforcée par l’accent mis sur les limitations (croissantes) du PT et sur une évaluation plus prudente de ses expériences gouvernementales.
Ces considérations, toutefois, ne doivent pas mettre en doute la justesse du pari sur la construction du PT, ni la ligne générale que nous avons eu au moins jusqu’à la campagne de 1989. Jusque là, non seulement il était vrai que le PT était un parti dont la position de gauche était très claire et dont l’évolution générale était positive, mais aussi que la DS se développait en son sein, se construisait.
Ce qu’il faut mettre en question, par-dessus tout, c’est le fait que la ligne du début des années 1980 ait été conservée sans modification substantielle au cours des années 1990, même après la défaite aux élections de 1994, qui avait donné une nouvelle impulsion aux thèses de recherche d’alliances « plus larges » et de la modération du parti pour « réduire les résistances » des classes dominantes au PT.
Même une ligne excellente ne peut pas être conservée toujours ! D’ailleurs, dans Une Lente Impatience, Daniel a signalé que dès 1989 un changement fondamental s’était produit : « L’onde de choc des années quatre-vingt n’avait là-bas (en Amérique Latine – JM) rien d’imaginaire. L’extension de la révolution nicaraguayenne au Guatemala et au Salvador parut à plusieurs reprises imminente. Des soulèvements populaires eurent lieu en Bolivie et à Saint-Domingue. (…) Cet élan fut brisé. Après une guerre de dix ans en Amérique centrale, la double défaite électorale, des sandinistes au Nicaragua et de Lula à l’élection présidentielle, renferma en 1989 cette séquence prometteuse. » (Une Lente Impatience, p. 296).
Au Brésil, le changement de conjoncture entamé en 1989 s’est achevé en 1994 avec la deuxième défaite de Lula à des élections présidentielles. L’offensive néolibérale a pris une très grande ampleur, et l’obsession de la modération et de la réduction des résistances des classes dominantes fut la préoccupation majeure de Lula et de son groupe dans le PT. C’est à ce moment qu’il aurait fallu repenser la ligne politique et tout particulièrement corriger l’optimisme de la période précédente.
L’analyse de l’expérience brésilienne de construction de la section de la IVe Internationale au sein du PT ne met pas en question la justesse des lignes de construction de « partis larges » (qui, d’ailleurs, peuvent être très différentes) dans des conditions déterminées. Mais elle appelle l’attention sur l’importance de tenir minutieusement compte de la situation concrète, en particulier dans la définition des modalités de combinaison des deux niveaux de construction impliqués et du poids des deux identités qui peuvent entrer en conflit — comme c’est arrivé au Brésil, quand le « parti large » est devenu, effectivement, très large, au point de parvenir au gouvernement national en une période de recul de la mobilisation sociale.
João Machado