La rédaction en français de ce livre [1] était terminée pour l’essentiel à la fin de 2009. Beaucoup d’évènements plus ou moins importants pour le sujet discuté ici se sont produits depuis lors. Le sommet de Copenhague a annoncé un fonds pour financer l’adaptation des pays en développement aux effets du réchauffement global. Plusieurs pays ont connu des inondations dramatiques, des incendies de forêt sans précédent ou des sécheresses exceptionnelles. Le GIEC a produit un rapport spécial confirmant que le potentiel technique des énergies renouvelables suffit amplement à couvrir les besoins de l’humanité. La catastrophe de Fukushima est venue rappeler le danger majeur que l’énergie nucléaire représente pour l’humanité. Certains travaux sur la « bulle de carbone » ont permis de comprendre encore mieux les motivations du lobby énergétique et son imbrication avec le capital financier. La présente édition en langue anglaise intègre ces développements.
Elle est complétée aussi sur d’autres questions. Quelques erreurs ou imprécisions ont été corrigées, et des références ont été ajoutées. L’exposé des relations contradictoires entre le développement humain et la transformation de l’environnement a été étoffé. Surtout, j’ai introduit dans le texte un certain nombre de réflexions et de conclusions nouvelles, auxquelles je suis parvenu entre-temps, sur la dialectique du développement des forces productives et le fait que la crise écologique - la crise climatique en particulier- complique considérablement le passage à une société écosocialiste… tout en rendant celle-ci plus indispensable et urgente que jamais [2].
Outre ces ajoutes et ces compléments, cette préface est l’occasion de répondre à un certain nombre de remarques soulevées par l’édition en langue française.
Climat et crise écologique global
Plusieurs commentaires ont déploré que « L’impossible capitalisme vert » soit centré sur le défi climatique et énergétique. Ce choix ne traduit pas une sous-estimation des autres dimensions de la dégradation de l’environnement. Il est motivé par trois considérations. Premièrement, la crise climatique englobe quasiment toutes les autres facettes de la crise écologique. Deuxièmement, le mode de fonctionnement du GIEC fait que les responsables politiques sont confrontés directement et sans échappatoire à des conclusions scientifiques qui ne sont plus sérieusement contestées. Troisièmement, la saturation de l’atmosphère en gaz à effet de serre constitue l’exemple le plus flagrant d’une gestion manifestement insensée des échanges avec l’environnement, de sorte que les questions de la production, de la consommation et de leurs finalités se posent ici de façon claire et incontournable.
Du « productivisme » et de la spécifité « écocidaire » du capitalisme
Certains ont estimé que mon acte d’accusation contre le capitalisme était un peu expéditif, parce que j’utilise le concept vague de « productivisme » et néglige le fait qu’un développement humain sans production généralisée de marchandises se serait aussi heurté - fût-ce beaucoup plus tard - aux limites physiques du globe. C’est une discussion intéressante, même si elle relève un peu de la politique fiction.
La production capitaliste se distingue par sa tendance permanente à dépasser les besoins du marché, ce qui nécessite de créer des besoins nouveaux. Marx ne craignait pas d’écrire que le capital « produit pour produire » (Théories sur la plus-value), qu’il « est la tendance sans borne et sans mesure de dépasser sa propre limite » (« Grundrisse »). D’un point de vue marxiste, je ne vois donc pas d’inconvénient à parler de « productivisme ». Il ne s’agit évidemment pas d’inventer une sorte de méta-mode de production englobant le capitalisme et le « socialisme réellement existant » – car les rapports sociaux de production sont différents et déploient des logiques différentes dans les deux cas. Mais le « productivisme » est bien un trait du capitalisme, un trait avec lequel les pays qui se sont engagés dans une autre voie mais qui se sont bureaucratisés n’ont rompu que très partiellement et qu’ils ont reproduit à leur manière – pour une série de raisons que j’ai tenté d’analyser.
La loi de population du capitalisme est spécifique et conditionnée par sa nature productiviste. Optimiser l’exploitation de la force de travail implique le maintien d’une surpopulation relative afin de faire pression sur les salaires. Le machinisme l’engendre en permanence, de sorte qu’il y a un retournement de causalité : dans des sociétés précapitalistes, la surpopulation relative était un moteur de l’accroissement de productivité, dans le capitalisme c’est l’inverse. Ce retournement a d’importantes implications écologiques. Ester Boserup a montré que la hausse de la productivité agricole dans des formations sociales non capitalistes découle de l’augmentation du travail concret à l’hectare, qui permet une meilleure gestion des sols, donc une meilleure protection de la ressource [3]. La hausse de la productivité agricole capitaliste est spectaculaire et sans précédent, mais « ce progrès est destructif » [4] car il résulte de l’augmentation du capital investi sous forme de machines, d’intrants, puis d’organismes génétiquement modifiés, etc. Outre la ruine de la paysannerie, la course au surprofit entraîne les grandes monocultures, la séparation de l’agriculture et de l’élevage, l’hyper-spécialisation des deux secteurs, la standardisation des espèces, la transformation des forêts en plantations d’arbres et l’appauvrissement radical des biotopes. La dialectique de ce développement, combiné à celui de l’industrie, n’avait pas échappé à Marx [5].
Le potentiel destructif du productivisme capitaliste découle de la loi fondamentale de ce mode de production, la loi de la valeur. Une économie qui a pour but l’accumulation de capital sous la forme abstraite de l’argent est incapable de prendre spontanément en compte la destruction des richesses naturelles, car celles-ci n’existent que comme valeurs d’usage concrètes. Le capital et la nature ne parlent pas le même langage, et l’un est forcément « l’ennemi » de l’autre, selon l’expression de Joel Kovel [6]. Pour tracer la voie d’une alternative, il ne suffit donc pas de dénoncer le profit, la concurrence et l’accumulation : il faut aller à la racine des choses, c’est-à-dire abolir la production de marchandises, de valeurs d’échange.
Au cours de l’histoire, plusieurs civilisations qui avaient atteint un haut niveau de développement ont fait preuve d’une longévité remarquable : la Chine, l’empire inca, l’empire maya, l’Egypte ancienne (dont le système agricole performant s’est maintenu en gros jusqu’au 19e siècle)… Cette durabilité ne s’explique pas sans une bonne gestion des ressources, une capacité de les protéger contre des menaces, et même de les restaurer dans certains cas [7]. Certes, des destructions écologiques ont aussi eu lieu, les auteurs de l’Antiquité en témoignent. Mais la situation actuelle d’une société bien informée du fait qu’elle va droit dans le mur, et qui continue malgré tout, est probablement sans précédent, n’en déplaise à Jared Diamond. Il me semble raisonnable de penser que, si l’humanité n’avait pas pris sur la voie capitaliste, elle aurait été mieux à même d’entendre les signaux de l’environnement et de corriger ses pratiques en conséquence.
A propos des « carrefours technologiques »
On m’a dit que « L’impossible capitalisme vert » surestime quelque peu les carrefours technologiques au cours des deux siècles écoulés. Un lecteur m’a fait remarquer que l’effet photovoltaïque dans les semi-conducteurs solides n’aurait pas pu être exploité sans la mécanique quantique, qui date des années trente du siècle passé. De plus, accroître l’efficience des cellules requérait les techniques avancées de l’électronique. La découverte de l’effet photovoltaïque dans les acides par Becquerel en 1839 n’ouvrait donc pas d’emblée une filière énergétique alternative à celle des combustibles fossiles. Je m’incline devant cet avis autorisé. Il reste que le solaire thermique (et la pile à combustible éventuellement) auraient pu être exploités dès le 19e siècle et ne l’ont pas été parce que les monopoles du charbon, puis du pétrole, n’en voulaient pas. J’ai surtout voulu montrer que ces monopoles disposent d’une énorme capacité d’orienter à long terme les choix technologiques et la recherche, en fonction de leurs intérêts. Leur nationalisation sans indemnité ni rachat – et celle du crédit qui finance leurs investissements – conditionne une transition rapide vers les renouvelables.
Débattre avec les « décroissants »
Plusieurs personnes m’ont reproché d’avoir forcé le trait dans le débat avec les partisans de la décroissance. Je voudrais dissiper toute équivoque à ce sujet. Ma position par rapport à ce courant tient en quatre points :
1°) les « décroissants » ont le mérite d’avoir été les premiers à avancer la nécessité d’une diminution de la production matérielle (au moins dans les pays capitalistes développés). Les réticences des différentes fractions de la gauche à intégrer cette contrainte nouvelle sont un indicateur de leur difficulté à rompre avec le productivisme ;
2°) la « décroissance », en soi, ne constitue ni un projet de société ni une stratégie de transition. Elle prend des contenus très différents (aux implications sociales opposées) selon le positionnement sur différentes lignes de clivage : le rapport entre production et consommation, l’articulation entre action collective et engagement individuel, la stratégie par rapport aux luttes des salarié-e-s, l’attitude face au pouvoir, l’approche de la question démographique, notamment ;
3°) il y a donc bien une gauche et une droite dans la décroissance. Je range à droite de cette mouvance (pas nécessairement la droite de l’échiquier politique) celles et ceux qui acceptent le despotisme des experts, misent sur la « pédagogie des catastrophes », considèrent Malthus comme le père de l’écologie, ou mettent une couche de vernis « décroissant » sur les mesures d’austérité néolibérale.
L’économie verte, nouvelle frontière de l’accumulation ?
Cette édition anglaise paraît après le Sommet Rio+20 des Nations-Unies. Alors que l’urgence est maximale, cette conférence à grand spectacle n’a rien décidé pour préserver les ressources et le climat de la Terre.
Il est possible de satisfaire les besoins humains tout en passant à une « économie économe » [8], fondée exclusivement sur les sources renouvelables. Le capitalisme en est incapable car cela nécessite la planification, le partage des ressources et des savoirs, l’annulation des dettes publiques illégitimes, la relocalisation de l’économie, la réduction du temps de travail sans perte de salaire, la suppression des productions inutiles, l’extension du secteur public et des droits démocratiques… Prises globalement, ces mesures sont incompatibles avec le fonctionnement normal du système. En ce sens, Rio+20 confirme que le capitalisme vert est impossible.
En même temps, l’engagement du Sommet en faveur d’une soi-disant « économie verte » menace concrètement les peuples et l’environnement. En effet, il ne s’agit pas de respecter les écosystèmes mais de les privatiser systématiquement, afin que les « services environnementaux » rapportent une rente. Ce projet est basé sur le dogme néolibéral de la « tragédie des communs », selon lequel la propriété capitaliste des ressources garantit leur bonne gestion. Le PNUE le dit sans ambages : « La sous-évaluation, la mauvaise gestion et, au final, la perte » des « services environnementaux » ont été « entraînés » par leur « invisibilité économique » qui découle du fait qu’il s’agit « principalement de biens et de services publics ».
L’économie verte, une nouvelle frontière de l’accumulation ? La privatisation des ressources ne sortira pas le capitalisme de l’impasse où il s’est enfoncé. Le problème majeur du système peut être résumé de la façon suivante : comment ouvrir à des masses de capitaux toujours plus importantes, et dont la composition organique moyenne tend à augmenter, des champs de mise en valeur suffisamment vastes qui donnent des garanties satisfaisantes que la plus-value sera réalisée lors de la vente des produits ? Quand bien même le secteur privé s’approprierait totalement les forêts, les eaux douces, les océans, le sol, le sous-sol, l’atmosphère et le reste, au point que tous les habitants de la Terre soient contraints de payer le « coût vérité » pour les « services environnementaux », ce remake global des enclosures n’apporterait pas de réponse à la question de fond, parce que la rente n’est qu’une ponction sur les profits réalisés par l’exploitation du travail salarié, seul producteur de valeur.
C’est peu dire que l’économie verte ne résoudra pas non plus la crise écologique. Elle englobe les agrocarburants, le nucléaire et le soi-disant « charbon propre ». Par ailleurs, elle ne consiste pas tant à supprimer les secteurs « sales » qu’à ouvrir de nouveaux champs d’action plus sûrs à la finance ébranlée par la crise de 2008. Les banquiers posent leurs conditions : la collectivité doit d’abord créer les conditions d’un return suffisant. Ici aussi, le PNUE est clair : « Les secteurs de la finance et de l’investissement contrôlent des billions de dollars et sont en mesure de fournir l’essentiel du financement. (…) ». Mais « le financement public est essentiel pour enclencher la transformation de l’économie ». Comme les Etats croulent sous les dettes, le PNUE plaide en faveur des « réformes nécessaires pour déverrouiller le potentiel de production et d’emploi d’une économie verte » qui agira « comme un nouveau moteur et non comme un ralentisseur de la croissance ». Les mesures égrenées traduisent la volonté de durcir la politique néolibérale contre le monde du travail, les jeunes, les femmes, les petits paysans et les peuples indigènes.
La question du sujet
Ceci soulève la question du sujet de la lutte pour une alternative. Toutes les couches sociales victimes du système capitaliste ont un rôle à y jouer. L’engagement des intellectuels et des scientifiques critiques est important également. Mais l’issue dépendra en dernière instance de la classe ouvrière (au sens large) parce que, comme le dit François Chesnais, son exploitation quotidienne la dresse potentiellement contre « l’ennemi de la nature » et que ses luttes collectives tracent en pointillés le chemin vers une société des producteurs associés, seule capable de rompre avec le règne de la marchandise [9]. Cette dimension stratégique – l’écologisation des luttes – aurait dû être développée davantage dans « L’impossible capitalisme vert ».
Deux siècles après sa naissance, le capitalisme malade veut imposer un remake global des « enclosures », tout en poursuivant ses autres crimes sociaux et environnementaux. Voilà où conduit la logique de ce système qui « épuise les deux seules sources de richesse – la Terre et le travailleur ». Puisse ce livre contribuer à y opposer la logique écosocialiste des biens communs, du temps libre et de la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement déterminés dans le respect prudent des écosystèmes.
Daniel Tanuro, le 18 juillet 2012