Les Jeux olympiques de Londres voient les JO modernes entrer dans ce qui pourrait être considéré comme leur quatrième âge. En effet, depuis plus d’un siècle, ces rencontres au sommet ont régulièrement épousé, y compris dans leurs résultats, les aléas et les caractères fondamentaux de la géopolitique mondiale. Et une nouvelle ère semble à nos portes.
Refaisons l’histoire brièvement de l’olympisme. La première ère se déroule sous la direction de Pierre de Coubertin. Ce fut celle des utopies, de la nostalgie de l’antique, des grands principes gravés pour l’éternité dans le marbre de la Charte olympique, de l’objectif « du rapprochement entre les peuples » et de la promotion de la paix. « Le mouvement olympique doit éduquer par le sport la jeunesse, dans un esprit de meilleure compréhension mutuelle et d’amitié, contribuant ainsi à construire un monde meilleur et plus pacifique », dit-on alors.
D’Athènes (1896) à Paris (1924), ces principes sont plus ou moins mis en œuvre dans la mesure où ce rendez-vous, au-delà de la terrible parenthèse de la première guerre mondiale, concerne presque exclusivement les pays nantis du monde libéral, Etats-Unis et Europe occidentale. Ces confrontations de privilégiés s’illustrent surtout par les nombreux succès glanés par les compétiteurs anglo-saxons et scandinaves. Et déjà, certaines dérives se font jour. Songeons, sans insister, à l’éventuelle tricherie du marathonien grec Spiridon Louys, ou encore à la polémique soulevée par un rapide retour des Jeux à Paris en 1924 après ceux de 1900.
Le deuxième âge est celui des dictatures. Les régimes totalitaires ont la mainmise sur les Jeux, désormais conçus et perçus fondamentalement comme des instruments privilégiés de propagande. Berlin 1936, en la matière, reste dans toutes les mémoires. L’Allemagne hitlérienne y rafle trente-deux médailles d’or, soit 30 % des titres mis en jeu, notamment dans les disciplines dites « nobles » que sont l’équitation, le tir ou la gymnastique. Le succès du Japon en natation, de l’Italie en cyclisme, gymnastique et escrime, renforcent le sentiment de toute-puissance chez les pays membres de l’Axe. Rappelons aussi les spectaculaires victoires obtenues par l’Italie mussolinienne à Los Angeles, quatre ans plus tôt, suivies par la double conquête par la Squadra Azzura du titre mondial lors des tout nouveaux championnats de football.
Le troisième âge de l’olympisme débute au lendemain de la seconde guerre mondiale et se termine en 1984 à Los Angeles. Ces trente ans verront s’affirmer de manière de plus en plus forte le caractère géopolitique des Jeux olympiques. Plus des deux tiers des lauréats de cette période, avec un équilibre global singulièrement significatif, sont des représentants des États-Unis ou de l’URSS, et ce, en dépit d’une augmentation constante du nombre d’épreuves et de compétiteurs. La prise d’otages à Munich en 1972, le boycottage par une partie des pays d’Afrique des Jeux de Montréal en 1976, celui des Américains et de leurs plus proches alliés à Moscou en 1980, celui des membres du pacte de Varsovie à Los Angeles en 1984 ou, sur un autre plan, la pratique du dopage, tristement illustrée, entre autres, par la République démocratique d’Allemagne, souligne l’étroite relation existant à l’époque entre les enjeux de géopolitique, la guerre froide, la course aux armements et la quête de médailles olympiques !
Amorcé en Californie, le quatrième âge de l’olympisme s’étend sur plus d’un quart de siècle, avec les Jeux de Séoul (1988), de Barcelone (1992), d’Atlanta (1996), de Sydney (2000), d’Athènes 2004 et de Pékin (2008). La mondialisation est donc synonyme d’universalisation des Jeux. Seulement 13 Etats participaient à Athènes en 1896. Ce chiffre passe à 58 à Helsinki en 1952, puis à 151 à Barcelone, 204 à Pékin. De la même manière, le nombre d’athlètes ne cesse d’augmenter : ils étaient 300 à Athènes en 1896, 5 000 à Tokyo en 1964, plus de 10 000 participants à Atlanta ou à Sydney. Cet élargissement est le reflet de la nouvelle carte du monde, en voie de multipolarisation, avec l’effondrement du monde bipolaire.
Mais cette universalisation s’est accompagnée surtout d’une tendance continue vers le gigantisme, les budgets explosant à mesure qu’augmente le nombre de téléspectateurs. Le cap des 4 milliards de téléspectateurs franchi au tournant du siècle actuel accélère la course aux revenus publicitaires.
Alors, au-delà de l’inévitable penchant au nationalisme qui se manifeste ici et là, de l’hypocrisie des hymnes nationaux entonnés et des drapeaux brandis, on ne prenait guère de risque à pronostiquer les noms des grands vainqueurs de ces Jeux du quatrième âge : NBC, Adidas, Reebok et Nike se sont taillé la part du lion, aux côtés des incontournables McDonald’s ou autres Coca-Cola !
Londres 2012 pourrait bien accompagner l’avènement d’une nouvelle ère, celle de la criminalité organisée. Les caractères fondamentaux illustrant les Jeux olympiques du « quatrième âge » se pérenniseront, à n’en pas douter, à Londres.
Mais précisément, cette pérennisation se conjugue aussi avec un autre phénomène, désormais solidement ancré au rang des principaux défis géopolitiques du nouvel ordre mondial : la banalisation et l’explosion tous azimuts de la criminalité internationale organisée. Mafias du Mezzogiorno, « familles » italo-américaines, cartels des drogues, yakuzas, triades chinoises, nouvelles mafias des Balkans ou de l’ex-URSS multiplient aujourd’hui, tant à l’échelle régionale qu’à celle de la planète, des investissements plus que jamais rentables. Leur gamme d’activités, adossées à une utilisation spectaculaire des nouvelles technologies est de plus en plus diversifiée ! Et ce serait baigner dans l’angélisme que d’imaginer que les Jeux de Londres pourraient échapper à leur emprise et donc à la corruption de responsables, aux compétitions truquées, aux paris clandestins et aux pratiques dopantes les plus sophistiquées.
Différentes organisations internationales de lutte contre la criminalité soulignent l’intérêt porté par les milieux mafieux à ces compétitions. Et il est fort à craindre que les valeurs chères au baron aient bien du mal à retrouver force et vigueur.
Jacques Soppelsa, Professeur de géopolitique en Sorbonne, président honoraire des Fédérations française et internationale de rugby à XIII
* Les Jeux olympiques d’été de 2012 se tiennent à Londres du 27 juillet au 12 août. La rencontre sportive réunira plus de 10 490 athlètes issus de 204 pays.