Ainsi va la politique en Inde : alors que 600 millions d’habitants étaient plongés dans le noir, victimes de la plus grande panne d’électricité de tous les temps, le ministre indien de l’énergie, Sushilkumar Shinde, a été promu, le 31 juillet, à l’intérieur. Une fois le courant rétabli, la nouvelle de cette promotion a pour le moins surpris. Sûr de lui, le ministre a préféré s’attaquer aux critiques : « La colère des gens est injuste, a-t-il dit. Il faut savoir que l’Inde a une expertise dans le secteur de la production d’énergie. » La presse indienne a eu beau jeu de vilipender un gouvernement coupé des réalités et fuyant ses responsabilités.
Une nouvelle ligne de fracture émerge, qui ne sépare plus seulement les riches des pauvres mais, cette fois, les gouvernants des gouvernés. Pratap Bhanu Mehta, le directeur du Center for Policy Research, un think tank basé à New Delhi, va même plus loin dans une tribune publiée par le quotidien Indian Express : « Il y a comme un air d’ancien régime où chacun essaie désespérément de s’accrocher à ses privilèges, loin d’un parti moderne qui tente de faire le bien de son peuple. » Avec une croissance qui devrait tomber à 6 ou 6,5 % cette année, la conjoncture dans le pays ne cesse de se détériorer, sans que le gouvernement soit capable d’engager la moindre réforme.
Depuis la ratification, au Parlement, de l’accord sur le nucléaire civil avec les Etats-Unis en 2008, aucune grande réforme n’a vu le jour. Ou alors elles ont été vite enterrées, comme celle qui ouvrait le secteur de la grande distribution aux investissements étrangers. Le premier ministre indien l’a lui-même reconnu dans un discours au Parlement en mars : « Les décisions difficiles sont d’autant plus difficiles à prendre que nous sommes un gouvernement de coalition. » Depuis les dernières élections nationales de 2009, la survie de la coalition et la recherche du consensus se font au détriment des réformes. Manmohan Singh doit composer avec des alliés difficiles comme l’imprévisible Mamata Banerjee, première ministre du Bengale occidental. Et les velléités de changement du premier ministre sont parfois contrariées par Sonia Gandhi, la présidente de son propre parti, le Parti du Congrès, qui gère le pays dans son ombre.
La panne d’électricité sonne comme un désaveu pour celui qui, en 1991 lorsqu’il était ministre de l’économie, a mis le pays sur les rails de la croissance en libéralisant des pans entiers de l’économie, et ne cesse de répéter que la construction d’infrastructures est la priorité. Las ! La production de charbon n’est pas suffisante pour alimenter les centrales thermiques et les projets de construction de centrales sont sans cesse retardés.
La panne géante qui a frappé l’Inde livre un autre enseignement : malgré les trains à l’arrêt et quelques embouteillages mémorables, le pays a continué de fonctionner. Les usines et les foyers les plus aisés ont mis en route leurs groupes électrogènes, les échoppes ont sorti des bougies et les quelques centaines de millions d’habitants qui n’ont pas accès à l’électricité n’ont rien senti. Comme si les habitants n’espéraient plus rien du gouvernement. Les entrepreneurs ont appris à vivre en autarcie. « Il faut réussir malgré l’administration indienne et pas grâce à elle », disent les patrons.
A Bangalore, on raconte en riant que le secteur informatique s’est développé car les fonctionnaires ne comprenaient pas ce que faisaient les ingénieurs et les ont laissés tranquilles. En ce qui concerne l’industrie, talon d’Achille de l’Inde, le scénario est différent. Les usines ont besoin de terrains et d’infrastructures, c’est-à-dire de réglementations claires et de procédures transparentes. Les plus chanceux parviennent à acquérir des terrains et à produire eux-mêmes l’énergie dont ils ont besoin. Mais personne ne peut réformer, à la place du gouvernement, les lois du travail rigides qui ont contribué à l’émeute d’ouvriers dans une usine automobile de Maruti Suzuki au mois de juillet, causant la mort d’un responsable du personnel.
En ces temps troubles pour l’Inde, on se prend à rêver du Mahatma Gandhi. Un Gandhi défenseur des petits villages contre les multinationales qui pillent les ressources naturelles du pays. Un Gandhi intègre contre les politiciens corrompus d’aujourd’hui. Même dans le secteur des infrastructures, certains appellent à un modèle décentralisé de production d’énergie qui n’est pas sans rappeler le modèle d’autarcie des villages proposé par le Mahatma. Gandhi est-il l’avenir de l’Inde ? Le pays arrive en tout cas à un tournant. Il n’est plus la valeur sûre de ces dix dernières années, la shining India, mais un « pari à 50/50 », écrit Ruchir Sharma, de Morgan Stanley, dans son livre récent, Breakout Nations.
L’Inde possède de formidables atouts : une élite formée dans les meilleures universités du monde, un tissu d’entrepreneurs et une consommation intérieure dynamique qui l’aide à tenir bon dans une conjoncture internationale morose. Mais certains de ses atouts pourraient vite devenir des épines. Les inégalités se creusent, même si la pauvreté recule. D’ici à 2026, 150 millions d’Indiens vont arriver sur le marché du travail ; selon qu’ils seront instruits et formés ou pas, ils iront grossir les rangs des travailleurs pauvres, ou au contraire ils feront gagner deux points de croissance par an à l’Inde. Tel un cycliste en pleine ascension, l’Inde ne doit pas arrêter de se réformer. Faute de quoi, c’est toute la croissance qui risque de tomber en panne, et avec elle, ses chances de développement.
Julien Bouissou (New Delhi, correspondance)