El Watan – Vous estimez que les réformes socialistes de Houari Boumediène ont permis de renforcer la bourgeoisie privée industrielle…
Hocine Belalloufi – Je ne qualifie pas les réformes de Boumediène de socialistes. J’explique qu’il est au contraire l’architecte du développement du capitalisme d’Etat en Algérie. Le coup d’Etat du 19 juin 1965 intervient justement pour porter un coup d’arrêt au mouvement qui, à l’extérieur du régime (mouvement autogestionnaire, UGTA, UNEA historique…) mais aussi à l’intérieur de celui-ci (courant de gauche du FLN renforcé par la fusion de ce parti avec le Parti communiste algérien), prônait une orientation réellement socialiste. La bourgeoisie privée va également se renforcer par l’enrichissement de membres de la bourgeoisie d’Etat (directeurs et cadres de sociétés nationales, hauts gradés de l’Etat et membres de la bureaucratie politique et administrative) et leur passage ultérieur, social ou, à tout le moins politique, dans les rangs de la bourgeoisie privée.
Vous écrivez que c’est l’ANP qui a contribué à la formation de l’élite bourgeoise et la petite bourgeoisie en Algérie. Comment l’expliquez-vous ?
La haute hiérarchie militaire a fourni des capitalistes privés. De 1968 à 1971, des officiers supérieurs de l’ANP ainsi que de hauts fonctionnaires du FLN et de l’Etat ont été mis à la retraite en empochant de très substantielles subventions. Nombre d’entre eux constituèrent de moyennes et grandes unités industrielles dans les secteurs du textile, des plastiques et cosmétiques, du BTP… Mais cela ne concernait qu’une minorité. N’oublions pas que le projet de Boumediène était de composer une véritable bourgeoisie nationale et non une bourgeoisie compradore, simple relais d’intérêts étrangers.
La fracture entre les classes et fractions de classes dominantes serait, d’après-vous, la raison de la crise actuelle…
La crise algérienne est hégémonique, car la crise du capitalisme d’Etat a entraîné une contestation du rôle dominant de la bourgeoisie d’Etat par ses alliés privés et gros propriétaires fonciers. Cette crise d’hégémonie va se traduire par une crise du régime politique.
Comment ce conflit de classes empêche-t-il le régime de se démocratiser ?
La crise d’hégémonie a un triple caractère. Le premier, qui lui donne sa particularité, est d’entraîner une lutte politique intense entre les classes dominantes elles-mêmes. Au cours des trente premières années de l’indépendance, cette lutte opposera essentiellement, au sein du régime, l’aile bureaucratique, qui défend les intérêts de la bourgeoisie d’Etat, à l’aile libérale qui représente les intérêts de la bourgeoisie privée et qui s’affirme de plus en plus au fil des ans. Le second réside dans une offensive contre les classes exploitées et dominées : remise en cause du projet de développement national et des acquis sociaux à compter du début des années 1980, mise au pas de l’UGTA… Le troisième se traduit par une autonomisation politique de la petite bourgeoisie qui devient un acteur politique qui poursuit ses propres objectifs.
En Algérie, l’islamisme sera cet acteur. La victoire de l’aile libérale et le démantèlement systématique du secteur d’Etat vont saper les bases mêmes de l’existence d’une bourgeoisie d’Etat. Mais la faiblesse sociale et politique de la bourgeoisie privée va l’empêcher d’asseoir durablement son hégémonie sur le bloc social dominant. La politique libérale va surtout briser le consensus social relatif qui existait du temps du projet de développement national. Or, et contrairement à ce qu’affirment de façon purement théorique et péremptoire les idéologues néolibéraux, il est impossible de démocratiser au moment où l’on brise le consensus social. Démocratie ne rime pas avec libéralisme. Il suffit d’observer comment la démocratie est attaquée par les pouvoirs néolibéraux en Europe et au Québec.
Vous dénoncez le tournant ultralibéral imposé par le président Bouteflika. Quels sont les risques d’une telle politique ?
La politique ultralibérale de Abdelaziz Bouteflika s’inscrit dans la continuité de la politique de l’infitah (libéralisation ou passage à l’économie de marché) entamée depuis 1980. Elle en constitue le prolongement et une accélération. Les conséquences palpables, et non pas simplement les risques, d’une telle politique sont la désindustrialisation et la promotion d’une économie de bazar. La part de l’industrie dans la production intérieure brute est passée de plus de 25% au début des années 1980 à 5% aujourd’hui…
Des joyaux de l’Algérie indépendante, comme ceux d’El Hadjar et de ses mines, d’Asmidal, de Sidal… ont été bradés à des multinationales qui pillent les richesses du pays et le contraignent à importer ce qu’il produisait autrefois. Les hydrocarbures ont failli être bradés. Des fleurons, comme Simas, ont été dissous…
Vous affirmez que « les conditions, en particulier subjectives, ne sont pas encore réunies pour un changement de régime ». A quelles conditions subjectives faites-vous allusion ?
Je fais référence au mouvement populaire et à l’opposition politique. Le mouvement populaire est encore faible en Algérie. Les masses luttent (grèves dans les entreprises privées et publiques, révoltes dans les villages et quartiers des villes), mais ces luttes restent locales, atomisées, souvent spontanées.
Il s’agit davantage de réactions que d’actions qui sont généralement inorganisées ou mal organisées…
L’opposition, de son côté, toutes tendances confondues, ne présente pas d’alternative crédible aux yeux du peuple. Elle est en situation de panne Stratégique. Elle sait où elle veut aller : démocratie, république islamique, socialisme… Mais elle n’est pas arrivée jusqu’ici à définir une stratégie, c’est-à-dire à expliquer comment et dans quelle voie s’engager pour atteindre son but.
Une grande partie de cette opposition se trouve par ailleurs en déphasage par rapport à l’évolution de la société algérienne dont les contours de classes sont désormais plus prononcés à la suite du passage à l’économie de marché. D’où l’apparition, à côté de cette opposition formelle, d’une opposition organique non structurée. L’une libérale compradore autour de certains petits partis, de journaux privés, d’associations patronales, de boîtes de communication…
L’autre populaire et nationale autour des syndicats autonomes, de certains partis, de journaux, d’associations qui expriment les intérêts des couches populaires. Une recomposition politique en profondeur est à l’œuvre.
En évoquant le changement dans la région arabe, vous invoquez la « prudence » du peuple algérien. Comment l’expliquez-vous ?
Les couches défavorisées de ce peuple luttent quotidiennement dans les entreprises, les quartiers des villes et les villages pour tenter de rattraper la perte de leurs acquis sociaux consécutive à la contrerévolution libérale des trente dernières années : 2000 entreprises dissoutes, plus de 500 000 licenciés, chômage massif, perte du pouvoir d’achat… Ces catégories populaires ne soutiennent pas le pouvoir comme l’ont démontré l’abstention aux dernières élections et le faible score des partis du pouvoir (FLN, RND et MSP). Mais elles ne sont pas prêtes à descendre dans la rue pour défier le pouvoir, édifier des barricades et prendre le risque de mourir alors qu’il n’existe pas de projet politique alternatif crédible dans lequel elles puissent, à tort ou à raison, se reconnaître. La liberté politique, oui, mais dans la souveraineté nationale et dans la justice sociale, pas dans la soumission et dans la misère. Il faut rejeter à la fois le statu quo et l’aventurisme.
Hocine Belalloufi. Ecrivain et journaliste