Tu as consacré ta vie à militer contre la politique patronale, pour les droits et l’auto-organisation des salarié-e-s et contre les mesures et politiques qui stimulent les divisions en leur sein. Comment se fait-il que tu consacres, à 73 ans, un livre à un combat mené en marge de ces activités militantes et dont la portée ne semble pas – de prime abord – avoir grand-chose à faire avec l’émancipation de la classe ouvrière ?
Urs Zuppinger : A mon sens un militant marxiste-révolutionnaire doit se consacrer en priorité à la défense des intérêts des salarié-e-s. Mais en Suisse, en raison notamment du poids écrasant de la paix sociale, les difficultés de ce travail sont telles et les succès si rares qu’il est ardu d’en tirer des enseignements utiles. En urbanisme, à cause des mécanismes de la dite démocratie semi-directe, les choses se présentent différemment. Faire de l’urbanisme consiste pour l’essentiel à limiter les droits de bâtir des propriétaires fonciers par des plans. En Suisse, la mise en vigueur de ces plans relève, dans la majorité des cantons, de la compétence des autorités législatives communales dont les décisions peuvent être contestées, sauf exception, par le lancement d’un référendum populaire. Le nombre de signatures à récolter pour susciter une telle votation populaire et le temps requis pour y parvenir sont à la portée de tout groupe de citoyens bien organisés. Par ce biais, le système institutionnel suisse permet, dans certaines circonstances, à l’action citoyenne de remporter des victoires, notamment lorsque des opérations de rentabilisation de l’espace urbain mettent en question le cadre de vie de la population, qui, soit dit en passant, est aussi celui des salarié-e-s, des chômeurs et des retraité-e-s. Mais l’action citoyenne peut aussi échouer, soit en raison d’une répartition trop inégale des droits, soit en raison d’un savoir faire défaillant ou d’une mobilisation populaire insuffisante. C’est donc un domaine où l’analyse d’actions concrètes est instructive, d’autant que les faits sont en général bien documentés. Le thème s’est imposé à moi parce que j’ai travaillé dans un bureau d’urbanisme privé pendant 37 ans et que j’habite une ville où les problèmes d’urbanisme sont récurrents. Cela m’a amené à participer à plusieurs luttes urbaines et d’y faire des expériences intéressantes.
Bref, j’ai écrit ce livre pour montrer que même en Suisse, où la domination patronale et bourgeoise n’a jamais cessé d’être écrasante, certaines luttes collectives peuvent déboucher sur des résultats positifs. En outre je suis persuadé que ces luttes sont instructives non seulement pour celles et ceux qui se battent sur des questions similaires mais aussi pour toutes celles et tous ceux qui sont acculé-e-s à se défendre pour préserver leurs intérêts et ont engagé – ou envisagé d’engager – une mobilisation collective.
Pour quelles raisons la reconversion conflictuelle de la plate-forme du Flon méritait-elle plus particulièrement la publication d’un livre ?
UZ : J’en vois deux :
1. Les présentations et les récits de conflits d’urbanisme sont nombreux, mais adoptent le plus souvent soit le point de vue des autorités soit une posture académique, au-dessus de la mêlée. Ces deux types de regards altèrent les messages à un tel point qu’il devient difficile d’en tirer des enseignements utiles à la résistance citoyenne. La documentation que nous avons accumulée aux cours des 16 ans de lutte nous a permis de présenter dans le détail ce conflit du point de vue des opposants. De plus, nous avons opéré une séparation claire entre récit et interprétation ce qui nous a permis d’exposer nos analyses et nos conclusions sans tomber dans le travers d’un plaidoyer pro domo. Nos interprétations incitent simplement à la réflexion, autorisant le lecteur militant à développer la sienne en fonction de sa propre problématique de lutte. C’est du moins notre souhait.
2. Comparé à d’autres conflits générés par des projets de transformation de la réalité urbaine celui de la plate-forme du Flon est d’une clarté et d’une richesse didactique exceptionnelle, et ce pour les raisons suivantes :
Les reconversions urbaines sont par nature conflictuelles, mais le cours des choses est presque toujours difficile à reconstituer et à décrypter en raison notamment de l’opacité du marché foncier et de la protection juridique incroyable dont jouit la propriété privée du sol et de l’immobilier.
En effet, de telles opérations touchent le plus souvent plusieurs propriétaires fonciers ayant le plus souvent des intérêts et objectifs divergents et difficiles à cerner. Les uns visent une autre utilisation du sol afin d’empocher l’augmentation de la rente foncière découlant du développement urbain et collaborent donc à huis clos avec les autorités qui sont censées défendre l’intérêt public. D’autres propriétaires veulent maintenir l’utilisation existante du sol parce qu’elle est conforme à leurs intérêts du moment, d’autres encore sont indifférents ou indécis. Les citoyens non propriétaires se manifestent peu et les avis qui s’expriment reposent rarement sur une vision réfléchie du développement urbain. Une fois que la planification est ratifiée, la mise en œuvre est la plupart du temps partielle et étalée dans le temps. Autant d’obstacles à l’analyse et à l’étayage de conclusions…
Dans le cas de la plate-forme du Flon la situation est tout autre. Le sol y appartient depuis sa création à un seul propriétaire dont les objectifs ont toujours été clairs et simples à identifier : pendant les premières décennies après la création du quartier il voulait non pas rentabiliser le sol mais mettre à disposition des entreprises industrielles et de distribution de la Ville des locaux et des surfaces de dépôt à des loyers abordables. Son attitude n’était pas conditionnée par l’évolution du marché foncier urbain : il visait l’optimisation non pas du profit immobilier mais du profit industriel.
Après la deuxième guerre mondiale il aurait bien voulu changer de position, mais pour cela il aurait fallu que les autorités modifient ses droits de bâtir moyennant un plan d’urbanisme taillé sur mesure. Les discussions à ce sujet se sont étirées sur trois décennies, et ce n’est finalement qu’en 1984 qu’il a été possible de présenter un projet de plan d’urbanisme susceptible d’être soumis au conseil communal pour adoption. Ni la Ville ni la société propriétaire ne percevaient la conflictualité du dossier. Il y avait en effet peu d’autres propriétaires fonciers aux alentours et aucun ne semblait souhaiter la préservation des droits de bâtir en vigueur. Quant à l’avenir du secteur, il semblait que le débat était clos et que le remplacement du quartier existant par un complexe moderne passerait comme une lettre à la poste, d’autant que, vu la renommée exécrable que le quartier avait héritée de l’ère industrielle, on n’imaginait pas que son maintien et sa reconversion puissent être revendiqués.
Nous avons eu l’audace de revendiquer l’inimaginable. Notre principal mérite dans cette affaire est d’avoir réussi à relancer le débat sur la vocation du site en dépit de conditions initiales peu propices et d’avoir ensuite tenu bon jusqu’à ce que les autorités renoncent aux options aberrantes qui avaient été les leurs pendant une bonne dizaine d’années. C’est un des messages clefs que je voulais faire passer en racontant cette histoire. Dans ce genre de combat il est possible de marquer des points malgré un rapport de force défavorable à condition de défendre une position sensée avec constance jusqu’à ce qu’elle puisse être entendue. Cette persévérance rend aussi ce conflit plus facile à comprendre pour un observateur extérieur.
Un autre aspect a contribué à faciliter le décryptage de ce dossier est que, par un heureux hasard, le manager de la société propriétaire qui avait géré les affaires pendant la période conflictuelle a pris sa retraite au moment précis où les obstacles qui avaient empêché la plate-forme d’intégrer le marché foncier urbain, s’effacent suite à un consensus qui se dessinait entre le Ville, la société propriétaire et les opposants quant au contenu du futur plan d’urbanisme. Dès son arrivée, le nouveau manager a imprimé à la société une nouvelle logique axée sur la recherche sans scrupule du profit immobilier optimal. Il voulait que sa société touche au plus vite les dividendes de la localisation de sa propriété au voisinage immédiat du nœud central des transports publics de l’agglomération lausannoise. Il insufflait à sa société un dynamisme qu’elle n’avait jamais connu auparavant et qui s’était encore un peu estompé au cours du conflit d’urbanisme. Du côté des opposants nous avons été pris de court par la rapidité de ce changement d’orientation et de style. Nous étions à bout de force, mais contents d’avoir obtenu gain de cause sur l’essentiel de nos revendications. Nous comprenions l’importance de poursuivre le combat au stade de la mise en œuvre du plan, mais ne savions pas comment procéder. Le résultat de cette modification du contexte et de notre incapacité à y faire face ne s’est pas fait attendre : Après son entrée en fonction en janvier 1998, le nouveau manager est rapidement devenu seul maître à bord. Dans un premier temps il a réussi à faire adopter par le Conseil communal un plan d’urbanisme limitant au strict minimum les exigences publiques à l’égard de sa société et dans un deuxième temps il a réussi à faire taire toute opposition à sa mainmise sur le processus de mise en valeur. La résistance des activistes du Flon alternatif s’est trouvée brisée et notre groupe a disparu sans crier gare. Dix ans plus tard, la métamorphose du quartier était accomplie grâce à l’investissement de quelque 250 millions de francs par la société propriétaire.
A mon avis, le conflit d’urbanisme de la plate-forme du Flon constitue un cas d’école. Non pas dans le sens d’un dossier représentatif de ce qui se passe habituellement dans le domaine de l’urbanisme en Suisse, car de ce point de vue le cas du Flon sort plutôt du lot, mais dans le sens que les différentes phases du déroulement de ce conflit illustrent avec une clarté exceptionnelle une série de problèmes significatifs auxquels des opposants peuvent être confrontés lorsqu’ils combattent un projet d’urbanisme.
Peux-tu étayer cette affirmation en retraçant à grands traits les étapes de la reconversion de la « plate-forme du Flon » ?
UZ : Pour pouvoir apprécier ce qui s’est passé pendant les 16 ans de conflit il est utile de connaître au préalable quelques éléments de l’histoire du lieu et du contexte dans lequel nous sommes intervenus à partir de 1984.
La plate-forme du Flon est à l’origine un pur artefact, créé à partir de 1877 sous l’impulsion du tanneur Jean-Jacques Mercier par le comblement de la vallée du Flon aux portes de la Ville de Lausanne entre le Grand-Pont à l’est et le pont Chauderon à l’ouest, deux ouvrages de grande envergure qui venaient d’être construits. Destinée au stockage de matériaux et aux activités industrielles, la plate-forme fut reliée dès sa création à la gare ferroviaire et au port d’Ouchy par la « ficelle », un funiculaire qui fut transformé ultérieurement en chemin de fer à crémaillère. Depuis 1953 ce dernier n’a plus servi qu’au transport de personnes. En 2008 il a été remplacé par le M2, un métro automatique urbain qui relie Ouchy aux quartiers du nord-est de Lausanne en traversant le centre-ville en souterrain à l’extrémité est de la plateforme du Flon.
A l’époque industrielle les immeubles avaient été disposés sur la plate-forme remblayée en fonction d’un système astucieux de desserte industrielle par rail, conçu pour permettre le déplacement des wagons de marchandises depuis la gare supérieure de la « ficelle » jusqu’aux quais de déchargement dont chaque immeuble était doté. Il en a résulté une structure d’organisation originale, emblématique de l’urbanisme industriel de la fin du 19e et du début du 20e siècle.
Jusqu’à fin 1984, la société propriétaire de l’essentiel de la plateforme du Flon s’est appelée « Compagnie de chemin de fer de Lausanne à Ouchy et des eaux du Bret » (elle possédait en effet également – et a pendant longtemps exploité – le chemin de fer Lausanne-Ouchy et les eaux du lac de Bret). Au début 1985, après avoir vendu le réseau des eaux à la Ville de Lausanne en 1957 et la partie ferroviaire de son patrimoine en 1984, la société s’est transformée en « LO-Holding Lausanne-Ouchy SA ».
Au cours du 20e siècle le site a été absorbé par l’agglomération urbaine et se situe désormais non plus aux portes de la ville mais au centre-ville de Lausanne. Après la deuxième guerre mondiale il a perdu sa vocation industrielle initiale, mais les règles d’urbanisme régissant son développement n’ont pas été adaptées et ses constructions et aménagements sont restés pour l’essentiel en l’état.
Depuis la fin des années 40 le service d’urbanisme de la ville lui avait pourtant consacré de nombreuses études qui prévoyaient toutes la disparition du quartier existant au profit d’un ensemble contemporain. Au cours de la deuxième moitié des années 70, le fait que ces études prévoyaient toutes une desserte renforcée du centre-ville par le trafic automobile a suscité un mouvement de contestation de grande ampleur qui a débouché sur l’éviction du directeur des travaux responsable de l’urbanisme lors des élections communales de 1981.
Les évènements relatés dans le livre débutent en 1984. Leur déroulement se signale par un découpage clair en cinq phases dont chacune éclaire une autre facette de la lutte urbaine.
La première a commencé avec la publication par la Municipalité d’un projet de « plan d’extension partiel » (dénomination légale du type de plan en question à cette date) en bonne et due forme, élaboré de concert avec la LO-Holding. Reprenant l’ensemble des options contestées lors du conflit qui s’était achevé trois ans plus tôt, ce plan autorisait la démolition du quartier et son remplacement par un centre d’affaires et de commerce moderne. La question de savoir si ce projet était ou non acceptable a suscité un débat public nourri et une forte polarisation gauche-droite qui s’est conclu, le 10 octobre 1986, par le refus en votation populaire du plan d’urbanisme et la fin de la collaboration entre la Ville et la LO-Holding.
Les opposants ont décidé de combattre ce projet avant même sa publication, car nous étions convaincus que ce quartier méritait d’être sauvegardé en tant que témoin unique de l’urbanisme industriel. De plus, nous étions persuadés que sa reconversion en une partie intégrante du centre-ville constituerait un enrichissement pour Lausanne qu’aucun projet contemporain, réalisé de toutes pièces selon les préceptes du néolibéralisme ambiant, ne pourrait égaler. En contestant le plan d’extension partiel nous voulions en outre obliger la Municipalité à renoncer à son projet d’amélioration de la desserte automobile du centre-ville par la création d’un grand axe routier implanté au fond de la vallée du Flon. Sa réalisation aurait entravé le tournant en faveur des transports publics et des piétons que Lausanne a opéré depuis lors. Elle aurait empêché que le centre-ville ne puisse se redéployer au fond de cette vallée comme il le fait aujourd’hui en s’affirmant en tant que réalité urbaine à plusieurs niveaux. Nous savions depuis 1984 que le maintien du quartier existant de la plate-forme était incompatible avec la réalisation de l’axe routier projeté par la Ville. A l’issue de la votation populaire de 1986 nous avons décidé de ne pas lâcher le morceau, car nous étions conscients que la bataille n’était pas encore gagnée.
La deuxième phase s’est étalée de 1986 à 1991 et – sauf au printemps 1989 – s’est déroulée à l’abri des regards du public. Elle a été consacrée à l’organisation d’un concours d’idées suivie d’une phase d’approfondissements des trois premiers prix, démarche qui fut boudée par la société propriétaire. La LO-Holding a néanmoins réussi à se faire entendre en présentant, un jour après la publication des résultats du concours, son propre projet, œuvre de deux stars de l’architecture suisse, Mario Botta et Vincent Mangeat. Ce projet proposait la disparition totale du quartier au profit d’un nouvel ensemble tape-à-l’œil, conçu dans le plus pur style post-moderniste. Le premier prix du concours, œuvre des stars de l’architecture Bernard Tschumi et Luca Merlini, était sur le fond du même acabit, post-moderniste et sans égard pour le quartier existant. Les 2e et 3e prix, par contre, proposaient de reconvertir la plateforme dans le respect de la structure d’organisation existante. Les médias n’ont pas saisi l’intérêt de cette autre option et ont pris fait et cause pour le projet Botta/Mangeat, ce qui a amené la Municipalité à favoriser le projet Tschumi/Merlini. La phase d’approfondissement des trois projets lauréats s’est à nouveau déroulé à huis clos. Le processus s’est conclu à la fin 1991 lorsque la Municipalité a choisi le projet Tschumi/ Merlini.
Au cours de la troisième phase, un « plan partiel d’affectation » (nouvelle dénomination légale de ce type de plan) est élaboré par la Municipalité. Le 7 septembre 1994, suite à un débat public de plus en plus animé, suivi au jour le jour par la presse, ce plan fut rejeté par le Conseil communal de Lausanne. Plusieurs facteurs expliquent le rejet de ce deuxième plan :
– Depuis le début des années 90 la plate-forme a soudain connu une nouvelle vie grâce à l’implantation d’une foule d’activités artistiques et alternatives et cet essor inattendu a révélé l’intérêt et les potentialités du quartier existant.
– La Suisse est entrée en récession en 1992 entraînant une modification de la perception du développement urbain par la population et par les élus.
– Après avoir collaboré dans un premier temps à son élaboration, la LO-Holding a, peu avant le vote du Conseil communal, pris position publiquement contre le plan.
Le rejet du plan par le Conseil communal marque le début de la quatrième phase. Il était désormais clair que l’avenir de la plateforme résidait dans la reconversion du quartier existant. Une troisième version de plan d’urbanisme élaborée de concert entre la Ville et la LO-Holding a été adoptée à l’unanimité par le Conseil communal en juin 1999. Cette version sauvegarde la structure d’organisation initiale du quartier et l’essentiel du patrimoine architectural hérité du passé. Elle relègue les places de stationnement au sous-sol et accorde à l’essentiel de la surface non bâtie du quartier le statut d’une promenade urbaine ouverte aux piétons du centre-ville.
Pendant la cinquième phase la plate-forme du Flon a été transformée au pas de charge. Le Flon alternatif des années 90 a disparu. En 2009 la LO-Holding a été rachetée par Mobimo SA, une puissante société immobilière lucernoise qui a réussi du même coup à s’implanter sur le marché immobilier ultra-lucratif du bassin lémanique.
Peux-tu illustrer le rôle que les opposants ont joué dans le cadre du processus que tu viens de résumer ?
UZ : Au départ, en 1984, nous étions deux, ma femme Agneta et moi-même, à prendre la décision de lancer la bataille contre le projet municipal. Quelques rescapés du mouvement d’opposition de la fin des années 70 déjà mentionné plus haut nous ont rapidement rejoints, les Verts naissants et quelques membres du parti socialiste s’y sont intéressés, le PSO (Parti socialiste ouvrier), mon organisation politique, nous a donné un coup de main. Notre groupe d’opposants fut fondé à la fin 1984 sous le nom de APAHF (Association pour un aménagement harmonieux de la vallée du Flon). Elle n’a jamais réuni plus que 15 à 20 personnes, mais a réussi à se maintenir et à se battre jusqu’en 2000.
L’APAHF a eu un impact réel pendant la 1re, la 3e et la 4e phases. Pendant la 1re nous avons profité du fait que le parti socialiste et les verts naissants étaient engagés dans une lutte pour l’hégémonie au sein des institutions politiques de la Ville et se sont servis de l’opposition au plan d’extension partiel pour avancer vers leur but. A partir de la 3e phase notre impact a varié en fonction de notre capacité à mobiliser les usagers et la crédibilité que ces derniers accordaient à notre intervention. Celle-ci s’est délitée au cours de la quatrième phase, dès que la Municipalité et la LO-Holding se sont ralliées à nos revendications de fond tout en les ajustant à leurs intérêts. Le combat contre cette récupération s’est prolongé au-delà de la ratification du plan d’urbanisme a été plus difficile que les luttes précédentes. Pendant l’été 2000 il s’est soldé par l’effondrement de la résistance des usagers du Flon alternatif et la disparition de notre groupe.
Cette fin lamentable n’enlève rien au fait que les options qui avaient guidé notre action dès le départ sont aujourd’hui entrées dans les faits. Ce résultat n’aurait pas pu être atteint sans la mobilisation des usagers du Flon alternatif, sans le changement de la conjoncture économique en 1992 et sans la rupture entre la LO-Holding et la Municipalité consécutive à l’échec du plan d’extension partiel de 1986. Mais il fallait aussi que notre groupe élabore des positions de fond consistantes.
Pour assurer leur respect dans la durée il a fallu que l’urbanisme de la plate-forme du Flon soit régi par un plan partiel d’affectation du type de celui qui a finalement été adopté en 1999. Pourtant, ce plan n’a pas seulement confirmé nos options, son adoption a également permis à la à la propriété de la LO-Holding d’intégrer le marché immobilier du centre-ville ; raison pour laquelle notre appréciation finale du travail accompli au cours de ces 16 ans de lutte ne peut être qu’ambivalent : nous avons marqué des points, mais en fin de compte c’est tout de même le propriétaire foncier qui est sorti gagnant.
Notre mode d’action était déterminée par le fait que nos ressources propres ont toujours été dérisoires. Pour tenter de nous faire entendre nous avons dû prendre l’initiative, faire des propositions, mobiliser les acteurs locaux, faire alliance avec des acteurs plus crédibles que nous et, surtout, ne jamais abandonner la partie tant qu’il subsistait le moindre espoir. Le processus a été long, il a failli dérailler à plusieurs reprises, il nous a amenés à faire des concessions et nous en avons finalement été écartés en 2000, au stade de la mise en œuvre concrète.
Le livre retrace le détail de ce travail en exposant et analysant chaque action réussie et chaque erreur commise, car les deux sont instructifs.
Peux-tu illustrer le type de questions abordées à l’aide de quelques exemples ?
UZ : En voici deux :
– Nous ne nous sommes pas contentés de dénoncer les défauts des plans présentés par la Municipalité ou par la LO-Holding en y opposant quelques projets alternatifs abstraits. En 1984 déjà, nous avons concrétisé notre vision en proposant un plan d’urbanisme alternatif détaillé que nous avons publié sous forme de brochure. Sur le moment, cet effort n’a pas eu l’impact espéré, car nous étions peu connus et encore moins reconnus. Mais je suis convaincu que nous n’aurions pas tenu le coup si nous n’avions pas fait ce travail à ce stade-là. De plus, notre proposition a fait réfléchir une petite frange de Lausannois en les incitant à percevoir le caractère aberrant de la politique municipale en matière d’urbanisme. En 1993 nous avons répété l’opération en consacrant une deuxième brochure à un projet alternatif. Ce dernier était semblable au précédente mais mieux élaboré, et cette fois les médias l’ont accueilli avec empressement dans la mesure où elle leur fournissait des munitions pour le débat sur le projet de plan officiel dont ils savaient la publication imminente. Après l’échec de son deuxième plan devant le Conseil communal en septembre 1994, la Municipalité a repris l’essentiel de nos options en élaborant un troisième projet de plan partiel d’affectation de concert avec la LO-Holding, tout en rechignant à tout contact direct avec notre groupe.
– Le rôle joué par l’APAHF entre 1986 et 1991 me permet d’illustrer le type de bilan tiré dans le livre de quelques initiatives plus discutables prises par notre groupe. L’idée d’organiser un concours a émergé avant la votation référendaire. Elle n’émanait pas de notre groupe et nous mettait mal à l’aise, mais au lieu de nous en distancer nous avons tenté de nous en servir en proposant des modalités de mise en œuvre potentiellement favorables à notre cause. Nous leur avons consacré un document que nous avons adressé à la Municipalité à la fin 1986. Dans un premier temps nous avons cru avoir une nouvelle fois visé juste, car, après quelques hésitations, la Municipalité a mis en place une démarche qui reprenait, du moins en apparence, les deux tiers de notre proposition et a même accepté de nous y intégrer. Nous avons joué le jeu, mais cette participation est rapidement devenue un calvaire…
Notre proposition comportait deux volets. Le premier consistait à dire : Si vous lancez un concours, ouvrez-le à toute la population lausannoise ! – et le deuxième : Ne vous contentez pas de l’organisation d’un concours, demandez ensuite aux premiers lauréats d’approfondir leurs propositions en concertation avec la société civile et choisissez à la fin de cette deuxième étape seulement le projet qui servira de base au plan partiel d’affectation ! Sous la pression corporatiste des architectes, la SIA (Société des ingénieurs et architectes), qui a annoncé qu’elle obligerait ses membres à boycotter la démarche, la Municipalité a refusé d’entrer en matière sur la première proposition. En ce qui concerne la deuxième, elle a eu l’air de se rallier à notre point en invitant les trois premiers lauréats du concours à approfondir leurs projets et en conviant des représentants de la société civile de son choix à siéger dans une commission de suivi. Mais une fois ces personnes réunies elle n’a reculé devant aucune manœuvre pour les empêcher d’assumer la tâche pour laquelle elle les avait sollicitées. La farce a duré trois ans, mais nous étions dans l’impossibilité de dénoncer cette tournure des évènements dans la mesure où les manipulations avaient lieu à huis clos et que le réaménagement de la plate-forme du Flon ne captait plus l’attention des médias. Fin 1991 l’APAHF était marginalisée et à deux doigts de renoncer à se battre , alors que la Municipalité semblait avoir la situation sous contrôle.
Pourtant, une année plus tard, la situation a connu un retournement complet : la presse s’est mise à encenser le Flon alternatif naissant, la contestation du nouveau plan battait à nouveau son plein, notre groupe avait le vent en poupe et les nouveaux usagers de la plateforme se battaient en première ligne, alors que les négociations entre la Municipalité et la LO-Holding au sujet du nouveau plan partiel d’affectation tournaient au vinaigre.
Avions-nous commis une erreur en soumettant notre proposition de démarche à la Municipalité à la fin 1986 ? Avec le recul l’angélisme de son contenu saute aux yeux. Les concours permettent aux architectes d’exercer leur emprise corporatiste sur le pouvoir politique en matière d’édifices publics et d’esthétique urbaine au détriment du processus politique et de la parole des citoyens. Proposer de démocratiser cette démarche ne pouvait que susciter la réaction qui s’est produite. L’aménagement du territoire doit se faire en concertation avec les usagers du territoire, ne serait-ce que pour endiguer les prérogatives dont les propriétaires fonciers jouissent dans ce domaine. Mais pour permettre à la concertation de jouer ce rôle, elle doit être portée en avant par les usagers eux-mêmes. Or, lorsque nous avions fait notre proposition en 1986, nous n’avions pas de liens avec les usagers de la plate-forme, car ceux-ci étaient soumis au diktat de la LO-Holding à ce moment-là. Dès lors, la démarche préconisée ne pouvait que se transformer en mascarade.
Toutefois, cet examen critique du contenu de notre proposition n’épuise pas le sujet. A la fin de 1986 nous devions à tout prix nous manifester pour faire connaître notre volonté de poursuivre la lutte et notre seule ressource était de lancer une proposition. Certes, nous n’avons pas anticipé les conséquences de celle que nous avions lancée, mais nous les avons découvertes au fil de notre participation au processus, et nous nous sommes à chaque fois posés la question de savoir s’il fallait renoncer. Si nous avons à chaque fois décidé de poursuivre, c’est que nous nous sommes rendus compte que cette participation avait aussi des avantages : L’APAHF est restée dans le coup et nous avons pu recueillir des informations de première main sur l’évolution du dossier. En outre il apparaît rétrospectivement que la mise en œuvre de cette démarche éprouvante et bureaucratique a retardé l’élaboration du deuxième projet de plan partiel d’affectation et c’est pendant ce « temps perdu » que le « Flon alternatif » est né, que l’économie vaudoise est entrée en récession et que l’opinion publique a changé d’avis sur l’intérêt de la plate-forme du Flon.
Bref, tout en ayant pêché par un contenu discutable, la proposition faite fin 1986 a eu des conséquences positives que nous avons su exploiter en faveur de nos objectifs. C’est en prenant en considération la succession des évènements dans le temps qu’il est possible d’arriver à un tel bilan nuancé.
Quels enseignements généraux se dégagent du travail de bilan exposé dans le livre ?
UZ : Le récit met en évidence deux difficultés caractéristiques : 1. Il est plus facile de marquer des points avant la ratification politique d’un plan d’urbanisme qu’après, lorsque le ou les propriétaires privés sont seuls maîtres à bord 2. Il est plus facile de combattre des options urbanistiques aberrantes que d’intervenir face à des solutions partiellement acceptables. Mais le livre ne se contente pas de dresser ce constat. Il s’efforce d’identifier à quels moments nous aurions dû agir autrement pour être mieux à même de déjouer les difficultés. Certains anciens de l’APAHF rejettent la sévérité de la critique du travail accompli figurant dans le livre ; pour ma part, ces passages fournissent la meilleure preuve qu’il vaut la peine de consacrer du temps à une réflexion de bilan.
De l’ensemble de ce qui est exprimé il se dégage néanmoins l’impression que tu es plutôt satisfait du travail accompli. Faut-il en déduire que le quartier actuel de la plate-forme te convient ?
UZ : J’ai déjà expliqué pour quelle raison mon appréciation du quartier actuel est nécessairement ambivalente. Mais avant de revenir là-dessus j’aimerais insister sur deux aspects pour lesquels notre bilan du travail accompli est franchement positif : Nous avons pu éviter quelques désastres urbanistiques. De plus, nous sommes contents d’avoir contribué à ce que le site échappe à l’emprise du marché foncier urbain jusqu’à la fin des années 90. Il est rare que la vie urbaine et le fonctionnement collectif puissent se développer dans un tel emplacement comme ils l’ont fait durant cette période au Flon et nous constatons avec satisfaction que cette autre vie a rencontré un accueil favorable de la part de la population lausannoise et des autres visiteurs des lieux.
Le quartier actuel est révélateur de ce qui arrive à un territoire réel si la résistance citoyenne s’effondre après la ratification d’un plan d’urbanisme. Du côté des meneurs du Flon alternatif et de notre groupe, nous n’avons pas su relever les défis de la situation créée avec l’adoption du plan partiel d’affectation. De ce fait toute trace de résistance et d’opposition a disparu pendant les années de la reconversion effective du quartier. La LO-Holding était seul maître à bord, car la Ville n’avait pas non plus beaucoup de moyens d’intervenir.
Compte tenu de ces circonstances, je suis plutôt déçu en bien par le quartier actuel. J’apprécie la présence discrète de la structure d’organisation inhabituelle héritée de l’ère industrielle, ainsi que la double vie du site, foisonnante la nuit et plus discrète le jour. Je déduis du nombre de jeunes et de moins jeunes qui le fréquentent les jours de beau temps, que le public apprécie son espace extérieur réservé aux piétons. J’apprécie la discrétion de son offre commerciale en comparaison avec le reste du centre-ville. Le charme des années 90 a disparu, ce qui le remplace est un peu étrange, le mélange entre bâtiments à l’architecture ancienne parfois lourdement relookée et bâtiments nouveaux à l’architecture contemporaine n’est pas toujours convaincant, mais c’est ce qui arrive lorsqu’on laisse carte blanche à un promoteur privé après la ratification d’un plan d’urbanisme.
Les commentaires de ton livre mettent l’accent sur la problématique de la conduite d’une lutte. N’est-ce pas réducteur ?
UZ : J’ai effectivement fait ce choix, parce que le cas s’y prête et qu’il est difficile de courir plusieurs lièvres à la fois. Je voulais aussi mettre en évidence qu’il est formateur de consacrer du temps et de l’énergie à l’examen de la conduite de l’action à chaque fois qu’une lutte d’une certaine importance se termine, et qu’il est important de travailler alors de façon méthodique en prenant la peine de retracer le cours effectif des évènements et en accordant une même importance à l’analyse des échecs qu’à celui des réussites.
Mais j’admets la critique du caractère réducteur de cette focalisation, car le dossier de la plate-forme du Flon comporte effectivement bien d’autres facettes instructives, ne serait-ce qu’en démontrant, preuve à l’appui, qu’en urbanisme il est parfois possible de contenir, du moins dans une certaine mesure, l’emprise du marché foncier au nom de la qualité de vie et de la valeur d’usage du territoire.
Une autre facette instructive de ce dossier réside dans les multiples incitations à la réflexion qu’il comporte en ce qui concerne le rapport entre urbanisme et rente foncière et entre propriété publique et privée du sol. Le tableau ci-après présente l’évolution de quelques rubriques du bilan consolidé de la LO-Holding entre 1985 et 2009 en y inscrivant quelques dates de l’histoire récente de la plate-forme.
L’interdépendance entre urbanisme et marché foncier y apparaît avec une clarté exceptionnelle pour les raisons suivantes : Il n’est pas courant que la mise en valeur d’un périmètre d’une étendue de 5 ha en situation urbaine centrale soit bloquée pendant autant d’années par des règles d’urbanisme défaillantes, qu’un tel secteur appartienne à un seul propriétaire privé dont les comptes sont consultables et que sa reconversion intégrale soit achevée 10 ans à peine après la mise en vigueur de règles d’urbanisme plus adéquates.
Le phénomène est d’autant plus frappant que l’intégralité de la surface non bâtie de la plateforme est ouverte aux piétons comme s’il s’agissait d’une portion du domaine public de la Ville.
N’est-il pas étrange, au vu de cette situation, que l’expropriation de la plateforme du Flon n’ait jamais été évoquée au cours de ces années conflictuelles, sauf à son extrémité est, à l’emplacement des actuelles gares de transport public souterraines, où elle s’est réalisée sans soulever la moindre discussion ? Pour comprendre cela il faut savoir que le droit suisse autorise l’expropriation pour réaliser des routes et des transports publics et ne l’autorise pas pour assurer la qualité de l’aménagement du territoire. Compte tenu de cette absence de base légale il n’est venu à l’esprit de personne d’exiger que la plate-forme du Flon soit expropriée. De plus, avant l’adoption du plan partiel d’affectation nous étions, du côté des opposants, davantage en litige avec les autorités communales qu’avec la LO-Holding. Dès lors, nous aurions eu de la peine à démontrer que l’expropriation faciliterait la recherche de bonnes solutions.
Le même doute pourrait nous assaillir aujourd’hui, si l’on se mettait à comparer les espaces piétonniers qui occupent le domaine public du centre-ville aux espaces piétonniers de la plate-forme du Flon. Les premiers sont majoritairement accaparés par des terrasses de cafés et restaurants, l’espace piétonnier de la plate-forme du Flon par contre est agrémenté de nombreux sièges en béton très appréciés par les personnes par les personnes qui fréquentent les lieux parce qu’on peut s’y asseoir sans être obligés de consommer. Le statut du sol n’est manifestement pas une condition suffisante pour délimiter ce qui dans l’espace relève de l’usage et ce qui relève de l’échange.
Le cas de la plate-forme du Flon suscite encore bien d’autres questionnements. Le récit développé dans le livre fournit des faits, aux lecteurs de s’en inspirer pour développer leur propre réflexion.
En te lisant et en t’écoutant on a l’impression que « Luttes-ô-Flon » est un peu ton testament de militant de la « cause urbaine »…
UZ : Apparence trompeuse ! Les autorités lausannoises et leurs acolytes au niveau régional et aux échelons supérieurs sont tout juste en train de perdre une nouvelle fois les pédales en matière d’urbanisme. Dans le cadre de sa « politique d’agglomération » la Confédération encourage depuis quelques années les cantons et les communes des régions urbaines à développer les transports publics, ce qui paraît louable à prime abord. Les ressources fédérales destinées à ce but sont allouées par étapes sur la base de projets élaborés par les régions urbaines. Le 30 juin dernier était la dernière échéance pour soumettre des projets à Berne. L’agglomération lausannoise a déposé un dossier pharaonique. En parallèle, les CFF veulent doubler la capacité de la gare de Lausanne dans les 5 ans à venir. Si ces projets se réalisaient conformément aux calendriers annoncés, le centre-ville se transformerait à brève échéance en un chantier monumental, avec au bout du compte des charges de trafic, des niveaux de bruit et une pollution de l’air accrue sur les axes de circulation des quartiers qui jouxtent le centre-ville. Avant le 30 juin les auteurs de ces projets ont organisé des soirées pour informer la population sur les conséquences positives de ce qui se prépare, en laissant clairement entendre qu’il n’était pas question d’engager la concertation. Dès lors je ne peux rester en retrait, même si je sais que la bataille sera rude.