J’aurais pu, par facilité, intituler cette intervention « Le droit à la paresse, nécessité écologique ». Mais la crise écologique valide et questionne à la fois l’œuvre de Lafargue. Elle la valide dans la mesure où l’urgence environnementale commande d’en finir avec la croissance productiviste du capitalisme réellement existant, de remplacer la production de marchandises pour le profit par la production de valeurs d’usage pour la satisfaction des besoins humains réels. Elle la questionne dans la mesure où le capitalisme a mené l’humanité à piller les ressources à un point tel que certains mécanismes fondamentaux de « l’écosystème Terre » sont en danger. Dès lors, la concrétisation du droit à la paresse ne saurait découler simplement de la levée des entraves capitalistes au développement des forces productives – en tout cas des forces matérielles. En particulier, le lien entre la hausse de la productivité du travail par les machines et l’alternative socialiste doit être réexaminé de façon critique.
Je tenterai d’illustrer mon propos à partir des défis climatique et énergétique en tant que manifestation majeure de la crise écologique.
http://www.ipcc.ch/graphics/syr/spm7.jpg
Figure 1. Impacts des changements climatiques dans cinq domaines pour des hausses de température entre 0 et 5°C au 21e siècle (par rapport aux moyennes 1980-1999). Source : IPCC, AR4, Synthesis Report
Issue du résumé pour les « décideurs » du quatrième rapport du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC), la figure 1 résume, pour différentes augmentations de températures, les principales conséquences du réchauffement dans cinq domaines : accès à l’eau potable, évolution des écosystèmes, production agricole, situation des zones côtières et santé humaine. Il faut noter que les augmentations de température mentionnées pour le 21e siècle le sont par rapport à la température moyenne à la fin du 20e : elles n’incluent donc pas l’augmentation déjà observée depuis la révolution industrielle, qui est de 0,7 °C. En d’autres termes, le seuil fréquemment évoqué de 2 °C de hausse de la température moyenne de surface de la Terre par rapport à la période préindustrielle correspond sur cette figure à une hausse de 1,3°C. On note que les conséquences d’une telle hausse sont déjà fort sérieuses, en particulier en ce qui concerne l’accès à l’eau et les zones côtières. En fait, au fur et à mesure des avancées de la science des changements climatiques, on constate que le phénomène va beaucoup plus vite que prévu, ce qui amène les spécialistes à estimer que la limite à ne pas dépasser se situe plutôt aux environs de 1,5 °C, voire de 1 °C de hausse.
Est-il possible de respecter des limites de cet ordre ? Issu du même rapport du GIEC, le tableau 1 fournit des éléments de réponse à cette question.
http://www.ipcc.ch/publications_and_data/ar4/syr/en/mains5-4.html
table 5.1
Tableau 1. Augmentation à long terme de la température moyenne de surface et du niveau des océans (par la seule dilation thermique), par rapport à la période préindustrielle, pour six niveaux de concentration en gaz carbonique. Source : IPCC, AR4, Synthesis Report, Table 5.1.
Il nous enseigne que le scénario de stabilisation le plus radical correspond à un réchauffement de 2 à 2,4°C (donc au-dessus du seuil de 2°C). Il implique notamment une hausse de 40 cm à 1,4 m du niveau des océans, due uniquement à la dilatation thermique des masses d’eau - c’est-à-dire compte non tenu de la dislocation des calottes glaciaires, qui risque d’accélérer considérablement le mouvement. Les médias évoquent régulièrement le fait que les représentants des gouvernements discuteraient des moyens de ne pas dépasser 2°C de hausse de la température par rapport à l’ère préindustrielle. Cette présentation des choses est doublement tendancieuse : d’une part, la limite des 2°C ne peut sans doute plus être respectée aujourd’hui, d’autre part il y a de plus en plus d’indices qu’elle ne suffirait pas à éviter des conséquences graves.
Vers quoi allons-nous ? La Conférence de Copenhague (la « COP 15 »), en décembre 2009, a adopté l’objectif d’une hausse de température inférieure à 2 °C. Cependant, plutôt que d’octroyer des quotas d’émissions de gaz à effet de serre (comme ce fut le cas lors de la négociation du Protocole de Kyoto), elle a recommandé à chaque gouvernement d’élaborer librement un « plan climat » à communiquer au Secrétariat de la Convention cadre des Nations Unies sur les Changements climatiques. Sur base de ces plans, les scientifiques estiment qu’on va vers une hausse de température comprise entre 3,2 et 4,9 °C (par rapport à 1780) d’ici la fin du siècle. A elle seule, la dilation thermique des masses d’eau provoquerait alors une hausse du niveau des océans comprise entre 60 cm et 2,9 m. Il est vrai que cette dilatation s’étalerait sur mille ans… mais les soupirs de soulagement sont déplacés car, avec un réchauffement de 4°C, il est plus que probable que la dislocation des calottes glaciaires prendra très vite des proportions incontrôlables. Il pourrait en découler une hausse supplémentaire de deux mètres ou plus du niveau de la mer dans les cent années à venir. Pas dans mille ans, mais dans les décennies à venir.
Les impacts d’un tel scénario peuvent être déduits de la figure 1. Nous serions notamment confrontés d’ici la fin du siècle à une perte de 30% des zones humides côtières de la planète, des centaines de millions de gens supplémentaires seraient exposés à des inondations, les services de santé devraient faire face à des situations difficiles, le rendement de toutes les cultures céréalières diminuerait aux basses latitudes, entraînant même une diminution de la productivité agricole globale. Outre la hausse du niveau des océans, l’accès à l’eau douce est une des questions les plus préoccupantes. Il faut savoir que, pour une hausse de température de 2 °C à peine (que les médias présentent comme le seuil de dangerosité), le nombre d’êtres humains vivant dans des conditions de stress hydrique augmenterait de deux à trois milliards environs. Rappelons que la population mondiale devrait passer à neuf milliards d’individus… Eduardo Sartelli évoquait ce matin les « populations excédentaires » et s’interrogeait sur ce que le capitalisme pourrait en faire. C’est peu dire que les projections en matière de changement climatique accroissent le risque de solutions barbares.
Dans quelle mesure le capitalisme pourrait-il « verdir » et empêcher ainsi un basculement climatique grave ? En préalable à cette question, il faut insister sur le fait que le réchauffement est dû principalement à l’accumulation croissante dans l’atmosphère de dioxyde de carbone (CO2) provenant de la combustion des combustibles fossiles (pétrole, charbon et gaz naturel). D’autres activités humaines entraînent l’émission d’autres gaz à effet, mais la combustion des combustibles fossiles est le problème numéro un. C’est ce qui ressort clairement de la figure 2, qui montre l’évolution des émissions des différents gaz à effet de serre selon leurs sources pour les années 1970 à 2005. On voit que le CO2 émis par combustion des combustibles fossiles est de loin le poste le plus important. C’est aussi celui qui augmente le plus fortement… en dépit des engagements qui sont censés être pris chaque année par les gouvernements réunis en sommets sur le climat.
http://www.pbl.nl/en/dossiers/Climatechange/TrendGHGemissions1990-2004
Figure 2 : Evolution entre 1970 et 2005 des émissions des six gaz à effet de serre du Protocole de Kyoto, par source d’émission. Source : PBL Netherlands Environmental Assessment agency.
Ceci étant posé, revenons au capitalisme vert. Le passage à une « économie verte » est devenu un leitmotiv de nombreuses publications d’institutions telles que les Nations Unies, l’OCDE et la Banque Mondiale. Il est en effet possible techniquement de remplacer les combustibles fossiles par des sources d’énergie renouvelables. Le potentiel technique de celles-ci - l’énergie qui peut être mise à disposition des besoins humains grâce aux technologies existantes, indépendamment d’éventuelles révolutions scientifiques futures - équivaudrait six à dix-huit fois la consommation mondiale actuelle, selon les estimations [1]. Le problème technique n’est pas mince, mais les difficultés sont principalement politiques et sociales. Elles découlent de deux mécanismes combinés, inhérents au capitalisme : la course au profit et l’accumulation. Ce sont eux qui bloquent la transition.
Le profit, d’abord. Les faits et les chiffres parlent d’eux-mêmes. Eviter un changement climatique catastrophique nécessiterait de renoncer à exploiter quatre-vingts pour cent des réserves connues de combustibles fossiles [2]. Or, ces réserves sont appropriées par des entreprises et des États. Les laisser dans les profondeurs géologiques du globe équivaudrait pour BP, Exxon Mobil, Shell, la famille régnante d’Arabie saoudite et quelques autres acteurs à détruire une part substantielle de leur capital. Ils ne le feront jamais, à moins d’y être contraints. Ignorant délibérément ce « détail », les économistes pense que le marché pourrait guider la transition si les « externalités » étaient internalisées, autrement dit si le prix des biens et des services intégrait le coût du changement climatique, afin que les renouvelables deviennent compétitifs par rapport aux fossiles. Cette proposition se heurte d’abord à une difficulté théorique insurmontable : quel prix donner à des choses qui, n’étant pas le produit du travail humain, n’ont pas de valeur (la biodiversité par exemple) ? Indépendamment de cette discussion théorique surgit un problème pratique évident du point de vue du profit. En effet, en parcourant les études sur l’internalisation, on découvre des estimations comme celle de l’Agence internationale de l’Énergie [3], selon laquelle diviser les émissions de moitié d’ici 2050 (ce qui est sans doute insuffisant) nécessiterait que le prix marginal de la tonne de CO2 grimpe rapidement jusqu’à 500 ou 800$ dans certains secteurs... Sachant que la combustion d’une tonne de fioul émet 2,4 tonnes de CO2, on comprend aisément pourquoi les tentatives néo-libérales d’internalisation sont condamnées en pratique à rester écologiquement insuffisantes et socialement injustes.
Le fond du problème est que les détenteurs de ce qu’on pourrait appeler le « capital fossile » ne veulent pas payer la facture de la transition énergétique, alors qu’ils sont les principaux responsables du changement climatique. Or, ces groupes pèsent d’un poids déterminant dans l’économie mondiale du fait de leur importance stratégique et de leur imbrication avec le secteur du crédit. Celui-ci avance en effet les sommes énormes nécessaires aux investissements énergétiques, qui sont planifiés sur 40 ou 60 ans. Les Nations Unies estiment le coût global du remplacement des centrales électriques fossiles et nucléaires entre 15 et 20 billions de dollars (un quart à un tiers du PIB mondial !). La plus grande partie de ces infrastructures ont été construites récemment dans les économies émergentes. Comme le dit pudiquement le World Economic and Social Survey 2011 de l’ONU, « il est peu probable que le monde va décider du jour au lendemain de supprimer 15 à 20 millions de dollars en infrastructure et de les remplacer par un système énergétique renouvelable portant une étiquette de prix encore plus élevée » [4].
L’accumulation du capital résulte directement de la course au profit entre capitaux concurrents. Cependant, son examen spécifique est particulièrement éclairant dans le cadre de notre discussion. Le problème est en effet très concret. Passer des sources fossiles aux sources renouvelables n’est pas aussi simple que de changer de carburant à la pompe : le système énergétique doit être rebâti de fond en comble, ce qui demande des investissements gigantesques. Ces investissements à leur tour requièrent de l’énergie. Cette énergie étant aujourd’hui à 80% d’origine fossile, il en découle que, toutes autres choses restant égales, la transition implique dans un premier temps une augmentation des émissions de gaz à effet de serre… donc une accélération du changement climatique. Or, on ne peut pas se permettre une telle accélération : pour ne pas trop dépasser 2°C de hausse, les émissions globales devraient commencer à diminuer au plus tard en 2015. Par conséquent, réduire les besoins finaux en énergie est une condition sine qua non de la transition.
Quelle réduction et comment ? Dans l’Union européenne, certains estiment que, pour réduire les émissions de 60% d’ici 2050 (il faudrait 80%, au moins) sans recourir au nucléaire, la demande finale en énergie devrait diminuer de 50% environ [5]. Aux États-Unis, beaucoup plus énergivores que l’U.E., la réduction devrait être de l’ordre de 75%. Il est évident que de tels objectifs ne peuvent pas être atteints uniquement par des efforts individuels, tout louables soient-ils. Diminuer le thermostat de deux degrés dans un bâtiment réduit de 7% la consommation d’énergie et l’émission des gaz à effet de serre. C’est bien, mais il convient de les réduire de 80 à 95 % d’ici 2050. Des mesures structurelles s’imposent par conséquent. Une part non négligeable de l’objectif peut être réalisée en améliorant l’efficience énergétique des appareils, des procédés et des systèmes, en luttant contre l’obsolescence programmée des équipements, etc. Mais cela ne suffira pas. Une diminution considérable de la production matérielle et du transport de matières est inévitable, au moins dans les pays capitalistes développés. Il faut produire moins… Dans quelle proportion ? La réponse n’est pas évidente, mais une chose est certaine : le système capitaliste est totalement incapable de relever ce défi. Comme le disait Schumpeter : « un capitalisme stationnaire est une contradiction dans les termes ».
Ce qui a été exposé jusqu’ici est du domaine public et figure dans des documents d’instances internationales dont certains (les résumés pour les décideurs des rapports du GIEC, par exemple) engagent les États - parce que leurs représentants en ont ratifié le contenu. Se pose donc une question majeure de responsabilité politique. De plus, le basculement climatique fait peser sur les conditions générales de production une menace de chaos que les responsables ne peuvent ignorer. C’est pourquoi toutes sortes d’organes tentent d’imaginer des scénarios permettant de rendre la transition énergétique compatible avec l’accumulation capitaliste. La figure 3 reprend le scénario « Blue map » de l’Agence Internationale de l’Energie.
http://www.iea.org/techno/etp/etp10/English.pdf
(graphique page 3 du pdf)
Figure 3 : Scénario Blue Map de l’Agence Internationale de l’Energie pour une réduction des émissions de CO2 de 50% d’ici 2050. Source : IEA, Energy Technology Perspective, Scenarios and Strategies to 2050, 2008, Executive Summary.
Adopté comme référence par de nombreuses instances onusiennes, « Blue Map » illustre à merveille la profondeur de l’impasse capitaliste et l’incapacité du système à trouver une issue acceptable sur les plans social et écologique. Pour ce qui concerne l’aspect écologique, quatre problèmes sautent aux yeux. Primo : le scénario permet seulement de réduire les émissions globales de 50% d’ici 2050, ce qui est probablement insuffisant. Secundo : il nécessite de construire au niveau mondial trente-deux centrales nucléaires de 1GW chaque année pendant quarante ans (presque une par semaine). C’est impossible en pratique, pour ne pas parler du danger inacceptable de ce projet pharaonique. Tertio : il postule le recours massif au charbon (avec capture et séquestration du carbone, certes – CCS sur le graphique, mais le degré de fiabilité de cette technique est contestable, d’une part, et n’élimine pas les autres pollutions causées par l’exploitation de la houille, d’autre part). Quarto : il implique le recours massif aux agro-carburants et aux OGM.
L’expression « crise systémique » prend ici tout son sens. Il s’agit en fait d’une crise de l’accumulation sans laquelle le capitalisme ne peut survivre. M. Pavan Sukhdev, ancien de la Deutsche Bank et coordinateur de l’étude des Nations unies sur la transition vers un modèle vert, résume fort lucidement la situation : « Le modèle actuel est arrivé au bout de ses limites, tant pour l’amélioration des conditions de vie qu’il est capable d’offrir aux plus pauvres que pour l’empreinte écologique que nous pouvons imposer à la planète. Mais mes clients n’investissent qu’avec des promesses de profits et cela ne va pas changer » [6]. Un marxiste n’aurait pas dit mieux… Il convient cependant d’ajouter que la logique des « clients » de M. Sukhdev condamne quelques centaines de millions d’êtres humains sur terre, parmi les plus pauvres, alors qu’ils ne sont pas responsables du changement climatique - ni de grand-chose d’ailleurs.
Quoique Marx n’ait eu aucune connaissance de la menace du réchauffement, sa critique du capital avait mis en évidence l’impasse inévitable d’un mode de production qui ne peut survivre qu’en créant constamment de nouveaux besoins. Voici à cet égard une citation particulièrement appropriée au contexte actuel de ruée capitaliste sur les ressources : « Il faudra explorer toute la nature pour découvrir des objets de propriétés et d’usages nouveaux pour échanger, à l’échelle de l’univers, les produits de toutes les latitudes et de tous les pays, et soumettre les fruits de la nature à des traitements (artificiels) afin de leur donner des valeurs d’usage nouvelles » [7]. Il n’est donc pas étonnant que le message de son beau-fils et camarade Lafargue garde une telle force d’interpellation. A l’instar de Guillaume Paoli, je pense que ce texte est à prendre très au sérieux. Il ne s’adresse pas à des ouvriers déclassés ou alcooliques. Son ton pamphlétaire et provocateur vise à secouer des ouvriers conscients qui ont complètement intégré l’idéologie capitaliste du travail.
En tant que pamphlet, justement, « le droit à la paresse » est très actuel. Nos organisations syndicales mériteraient d’être secouées de la sorte, et plus vigoureusement encore, lorsque, en dépit de quelques voix dissonantes mais peu audibles, elles plaident pour la relance. En effet, outre que les conditions capitalistes d’une relance sont socialement inacceptables, on ne peut pas fermer les yeux sur le fait que cette relance entraînerait une catastrophe écologique irréparable dont des travailleurs et des travailleuses parmi les plus précaires et les plus pauvres de la planète seront les victimes. Ce discours à courte vue sur la relance est contraire au message éthique fondamental qui devrait être celui du mouvement syndical. Lafargue a plus que jamais raison : il ne faut pas produire plus mais produire moins, produire pour les besoins réels ; il faut donc travailler moins, travailler tous, travailler autrement, réduire le temps de travail et les rythmes de travail – sans perte de salaire et avec embauche proportionnelle - et supprimer les productions inutiles ou nuisibles. Lafargue est d’ailleurs fort actuel quand il insiste sur ce dernier point, en y couplant la nécessaire reconversion des travailleurs occupés dans des secteurs comme la production d’armes.
En marxiste, Lafargue considère que chercher à satisfaire les revendications sociales dans le cadre de l’accumulation équivaut pour les prolétaires à forger la chaîne de leur esclavage. Il se place dans la perspective d’une autre société, qui produit des valeurs d’usage pour satisfaire des besoins sociaux démocratiquement déterminées, plutôt que des valeurs d’échange pour le profit d’une minorité - c’est-à-dire d’une société socialiste. En dépit des immenses difficultés auxquelles il se heurte, ce message aussi reste objectivement très actuel. En même temps, c’est peu dire qu’il est interpellé par la nouveauté radicale de la crise écologique. Alors que quantité de besoins humains fondamentaux sont insatisfaits, la transition vers une société socialiste doit, on l’a vu, se réaliser sous une contrainte environnementale stricte, impliquant de produire globalement moins. C’est une situation sans précédent. La réduction de 95% des émissions dans les pays capitalistes développés d’ici 2050 doit être considérée comme un « impératif catégorique ».
Cela soulève un problème majeur sur le plan théorique. Ce problème avait été entrevu par Ernest Mandel qui écrivait, au sujet de la transition, que, « au-delà d’un certain niveau, la croissance des forces productives et la croissance des relations marchandes-monétaires peut écarter la société de son objectif socialiste au lieu de l’en rapprocher » [8]. Le moment est venu d’approfondir cette réflexion, d’oser affirmer que le capitalisme est allé trop loin dans le développement des forces productives matérielles – au moins dans les pays « développés ». Il y a lieu de critiquer les « décroissants » pour certaines conceptions scientifiques, philosophiques, politiques et sociales, mais il convient de leur rendre raison sur ce point : il est indispensable de diminuer la production matérielle, de redistribuer radicalement les richesses et d’abolir la propriété intellectuelle sur les technologies propres - afin que les pays dominés puissent concrétiser leur droit au développement. Car le problème est à ce point aigu qu’il ne suffirait pas de réduire les émissions dans les seuls pays capitalistes développés. Réduire les émissions de 50 à 85% au niveau global est une des conditions à remplir pour éviter une catastrophe de grande ampleur. Cela implique que les pays du Sud s’engagent sur une voie de développement autre que celle qu’ils suivent aujourd’hui, qui est destructrice socialement et écologiquement.
Les adversaires du capitalisme sont ainsi confrontés à une interpellation fondamentale. Elle implique de se démarquer de Lafargue sur un point important. Il faut cesser de considérer que toute hausse capitaliste de la productivité du travail nous rapproche de son émancipation, en créant les conditions pour que le royaume de la liberté soit le plus grand possible par rapport à celui de la nécessité. Pour des marxistes critiques, la technique n’est pas plus neutre que les institutions. Le droit à la paresse gagnerait donc à s’accompagner d’une critique des machines et de la technologie. Cet aspect est absent du pamphlet de Lafargue. Mon propos rejoint ici celui de Guillaume Paoli qui, à propos du machinisme, a mis le doigt sur une faille importante du « droit à la paresse ».
L’exemple de l’agriculture montre bien qu’une contestation de la hausse de la productivité du travail est devenue incontournable et que tout discours simpliste sur la libération par les machines est à écarter. On estime que la production, la distribution et la consommation des produits agricoles et forestiers est responsable pour 44% à 57% des émissions de gaz à effet de serre [9]. Ces chiffres portent sur l’ensemble de la filière agricole, son amont et son aval. Il ne s’agit donc pas seulement de l’agriculture mais aussi de l’industrie mécanique qui fabrique les engins, de l’industrie chimique qui produit les intrants, d’une partie du secteur des transports, de l’industrie de la pâte à papier, etc… N’empêche que ces chiffres d’émission suggèrent qu’il est illusoire de considérer que le sauvetage du climat pourrait se faire en disant simplement : « les riches vont payer ». Les « riches » doivent payer, certes. En particulier, l’expropriation des secteurs de l’énergie et de la finance est une condition sine qua non de la transition. Mais au-delà, celle-ci impliquera aussi un changement dans nos habitudes de vie, notamment de consommation alimentaire. Ce changement n’est pas nécessairement négatif ; une des tâches des anticapitalistes est même d’en montrer les aspects positifs, en termes de santé notamment. Mais la profondeur du changement ne doit pas être sous-estimée.
Sur le moyen et long terme, la transition affectera non seulement l’alimentation mais aussi le travail. En effet, sauver le climat et l’environnement en général, requiert de passer à une agriculture organique de proximité, fonctionnant dans un contexte de souveraineté alimentaire. Il s’agit notamment de recréer des haies, des zones humides, de limiter la taille des exploitations (30 hectares/agriculteur selon le rapporteur spécial des Nations Unies, Olivier De Schutter). Tout cela nécessitera d’augmenter considérablement la part de la force de travail social investie dans le secteur agricole et forestier ainsi que plus largement dans l’entretien de l’environnement. Cette idée semblera rétrograde à plus d’un marxiste. Elle n’est pourtant pas incohérente avec la dénonciation par Marx du « hiatus irrémédiable » que l’agriculture et l’industrie capitalistes ont créé en « réduisant la population agricole à un minimum qui baisse constamment en face d’une population ouvrière qui grandit sans cesse », au détriment de « l’équilibre complexe composé par les lois naturelles de la vie » [10]. Cet accroissement de la part du travail agricole et environnemental ne signifie pas le retour à la houe. Il peut s’agir de tâches d’une haute scientificité et d’une haute technicité. Mais elles ne sont pas entièrement mécanisables. Elles demandent l’intelligence, l’observation, la sensibilité des êtres humains. Tout cela pointe en direction d’une nécessaire révolution culturelle centrée sur l’idée qu’il faut, mutatis mutandis, prendre soin de l’environnement comme on prend soin des personnes dans les soins de santé, dans l’enseignement et l’éducation. Ces notions de soin et d’importance du travail humain dans les soins sont familières au mouvement ouvrier. Il s’agit de les appliquer à l’ensemble du vivant, sans quoi il n’est pas de transition vers un système énergétique basé sur les renouvelables qui soit envisageable.
Ces considérations ne sont pas sans implications sur les conditions dans lesquelles le droit à la paresse peut être posé aujourd’hui. Au-delà des plaidoyers à charge et à décharge du travail, il faut rappeler que ce dernier est une contrainte de notre existence en tant qu’espèce animale entretenant avec la nature environnante un rapport social médiatisé de production qui s’appelle « travail ». Le problème n’est pas le travail en général, mais les formes du travail, en particulier le travail exploité, le travail contraint. Rebondissant sur la citation fameuse de Marx concernant les royaumes de la nécessité et de la liberté [11], on pourrait dire que ce dernier passe par une redéfinition, une ré-appréhension et une relocalisation collective du royaume de la nécessité, c’est-à-dire de la production des valeurs d’usage indispensables à notre existence sociale. Du point de vue des formes, ce processus équivaut en fait à supprimer le travail en tant qu’activité sociale séparée de la vie et qui la mutile.
Je terminerai en émettant quelques idées sur ce que pourrait être une stratégie éco-socialiste de la « paresse ». Il s’agit pour commencer de compléter la définition classique d’une société socialiste telle qu’elle était conçue du temps de Lafargue : la production de valeurs d’usage démocratiquement déterminée par les producteurs associés. Cette définition est aujourd’hui insuffisante. Il faut y ajouter la nécessité du respect des limites écologiques, en insistant sur la prudence à observer par rapports aux équilibres écologiques, et abandonner les phantasmes scientistes sur la domination de la nature etc. Le problème, déjà souligné par Felipe Van Keirsbilck, est que nous sommes confrontés à des rapports de force détestables. Il y a un fossé béant entre la nécessité objective impérieuse de sortir du capitalisme et les niveaux de conscience des populations. C’est une situation difficile à laquelle il n’y a pas d’échappatoire, en tout cas pas au niveau social de masse. Il est possible de mener des expériences alternatives minoritaires, mais une issue positive aux défis éco-sociaux passe par une réaction de la masse des exploités. Il n’est pas de raccourcis. Je voudrais donc proposer quelques pistes pour introduire dans les luttes des travailleurs et des travailleuses d’aujourd’hui l’idée que la croissance est le problème, pas la solution.
Première idée : moins de privé, plus de public. Il n’est pas possible de faire face aux nécessités de la transition énergétique en s’appuyant sur les mécanismes de marché. Aujourd’hui, les énergies renouvelables sont presque toutes plus chères que les énergies fossiles ; il faut donc que le secteur public prenne en charge la transition énergétique.
Deuxième idée : la gratuité. C’est une idée-force aujourd’hui, d’autant plus forte que nous sommes que nous sommes obligés de passer aux renouvelables, ce que personne ne conteste en théorie. En dernière instance toutes les énergies renouvelables (les énergies fossiles aussi, d’ailleurs) sont solaires - à l’exception de la géothermie et des marées. Or, à qui appartient le soleil ? Son appropriation capitaliste est une absurdité. Il y a là un biais idéologique pour revendiquer la gratuité de l’approvisionnement en chaleur, en eau, en mobilité, en électricité etc. jusqu’à un niveau de base socialement déterminé, avec une tarification rapidement progressive au-delà (l’inverse des mécanismes en vigueur aujourd’hui : moins on consomme d’électricité, plus on paie au kWh).
Troisième idée : la réduction du temps de travail, telle que Felipe l’a définie. Elle semble aujourd’hui hors d’atteinte, vu les rapports de forces. Pourtant, des batailles très actuelles ont directement trait à cette question. En particulier la bataille contre l’allongement de la durée de la carrière, contre l’augmentation de l’âge de la pension.
Enfin, un élément-clé vers une stratégie éco socialiste de la paresse, c’est la réappropriation de la démocratie. Nous subissons actuellement un régime de despotisme au service du capital financier, c’est-à-dire d’une infime minorité de la population. Ce n’est même plus la démocratie parlementaire bourgeoise. Il y a là une source d’indignation extrêmement puissante, qui se traduit dans les mouvements de réappropriation du temps et de l’espace, en particulier de l’espace public.
Discussion
Simon Demunck : En quoi ne partagez-vous pas les idées philosophiques et politiques et la vision du monde de la décroissance ? J’ai du mal à comprendre votre défiance à son égard, car je ne vois pas un élément de votre discours qui ne rentre pas dans le discours de la décroissance.
Daniel Tanuro : Très brièvement, et sans nous lancer dans un grand débat, il me semble que le groupe des décroissants est extrêmement composite. J’ai beaucoup de sympathie et de convergences avec certains, comme Paul Ariès, mais j’ai de gros désaccords avec d’autres, notamment Serge Latouche. En second lieu, d’une manière générale, les décroissants prennent la question, non par le biais de la tendance à la surproduction mais par le biais d’une espèce de péché de la tendance à la surconsommation individuelle. Or, les deux sont liés : il y a surconsommation – de certaines couches sociales seulement, qui peuvent se le permettre – parce qu’il y a tendance du système à la surproduction. Donc, il faut pointer principalement la question du mode de production lui-même, avant de pointer le mode de consommation.
Gilbert Magotteaux : Je vous ai écouté, Monsieur, et je suis membre de la FGTB. Si vous teniez ce discours devant des ouvriers en Wallonie, vous vous feriez massacrer. Je vous le dis avec respect, mais je vous le dis ! Le plan essentiel de la FGTB est de défendre l’emploi. Si vous tenez des discours pareils, je pense que vous allez vous faire pulvériser, au niveau wallon !
Pieter Lagrou : Est-ce une raison pour ne pas les tenir ?!
Daniel Tanuro : Il faut dire la vérité. La catastrophe écologique qui nous menace, en particulier celle due au réchauffement climatique est à 99 % ou à 999/1000 une réalité. Si je devais prendre la parole sur ce thème dans une assemblée de sidérurgistes, mon message serait le même, mais je construirais mon exposé autrement, et je dirais : regardez où vous a menés le productivisme des Mittal et compagnie et la concurrence du système capitaliste, ses possibilités de délocalisation pour le profit à l’échelle de la planète. Regardez où vous a menés le système d’allocations des quotas d’émissions. En 2009, Mittal a reçu deux fois plus deux fois plus de quotas d’émissions que ce qu’il a émis effectivement. La différence, il l’a mise en poche en vendant ses droits d’émissions sur le marché du carbone. Superprofits, en plus du profit moyen. Et je dirais à ces travailleurs : vous avez pleinement raison de demander la nationalisation d’Arcelor-Mittal. Mais demandez-là sans indemnité ni rachat : Mittal n’a pas à être payé pour le vol qu’il a commis, et demandez à la clé un plan public de sauvetage de l’environnement, dans lequel on aura besoin d’acier. Si on veut généraliser, par exemple, le système de la cogénération, de la production combinée d’électricité et de chaleur, il faudra installer partout des réseaux de tuyaux pour distribuer la chaleur dans les quartiers. Il faudra construire nombre de petites centrales à cogénération, et on aura besoin d’acier. Et cela, une entreprise publique peut le faire, mais un Mittal privé ne le ferait jamais. Et je dirai à ces travailleurs : ainsi, vous sauverez votre emploi, en travaillant dans votre emploi, et pas en restant chez vous depuis trois ans comme le font les travailleurs de Carsid.
Eduardo Sartelli : Il me semble que vous considérez qu’une production moins productive serait nécessairement plus écologique. Il est exact que cette production consommerait moins d’énergie. L’exemple de l’agriculture argentine prouve le contraire. En second lieu, proposer de réduire la production matérielle d’un pays riche est, d’un point de vue latino-américain ou africain pourrait être considéré comme du socialisme parfaitement élitiste. Enfin, je ne sais pas si on se rend compte que la production socialiste serait différente de la production capitaliste, non parce qu’elle utiliserait plus ou moins de machines, mais parce qu’elle mobilisera d’autres relations sociales, d’autres intérêts sociaux.
Daniel Tanuro : Dans la productivité du travail, il faut distinguer deux domaines différents. En ce qui concerne la production industrielle, je pense qu’il faut libérer le travail humain de ses aspects dégradants, fatigants, nuisibles à la santé, et cette libération passe par la mécanisation. Mais dans tout ce qui est le contact avec les ressources naturelles du vivant, il faut reculer. Le capitalisme a été trop loin dans la mécanisation, et il n’est pas vrai que la productivité de l’agriculture capitaliste soit supérieure à celle de l’agriculture organique. Ce n’est vrai que si on mesure la productivité de l’agriculture au sens étroit, mais il faut la mesurer au niveau de la filière. Il faut prendre en compte l’efficience énergétique de la filière agricole dans son ensemble, y compris la production des engrais, des produits phytosanitaires, de la distribution, etc. Si on fait la comparaison à ce niveau-là, l’efficience de l’agriculture organique, sa productivité seront supérieures à celles de l’agro-business capitaliste. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le vent tourne aujourd’hui à la F.A.O., comme le montre le rapport d’Olivier De Schutter cité plus haut sur la réforme du système agricole. L’avenir de l’agriculture mondiale, ce sont les petits producteurs - qu’il s’agisse de producteurs indépendants ou de coopératives socialistes - en tout cas pas l’agrobusiness capitaliste. Quant aux pays du Sud, votre question est similaire à celle du camarade Magotteaux (si je puis vous appeler ainsi). Si je devais parler de ce thème dans une assemblée d’un pays du Sud, je ne changerais pas le contenu, mais l’angle d’attaque et les exemples donnés. Je dirais notamment que la question centrale est le droit au développement des pays du Sud, et que ce droit passe par deux choses. En premier un transfert gratuit des technologies vertes du Nord vers le Sud, donc une contestation du régime des brevets dans tout ce qui concerne les questions énergétiques, comme on le conteste pour les médicaments par exemple. Le deuxième point est de sortir du système désarollista (du « développement » comme vous dites en Amérique latine), c’est-à-dire de construire un autre modèle du développement des pays du Sud, en le centrant sur les besoins des populations locales et non sur l’exportation de marchandises à bas prix vers les métropoles capitalistes.
Daniel Tanuro, agronome