Proclamant que la bourgeoisie « produit ses propres fossoyeurs » et annonçant sa « chute inévitable », le Manifeste peut accréditer la présence chez Marx d’une conception déterministe de l’histoire. Cette tentation est pourtant en contradiction flagrante avec la rupture opérée trois ans plus tôt envers les philosophies spéculatives de l’histoire : « L’histoire ne fait rien, elle ne possède pas de richesse énorme, elle ne livre pas de combats ! C’est au contraire l’homme, l’homme réel et vivant qui possède tout cela et livre tous ces combats. Ce n’est pas l’histoire qui se sert de l’homme pour réaliser, comme si elle était une personne, ses fins à elle ; elle n’est que l’activité de l’homme poursuit ses fins à lui. » Une Histoire personnifiée, à qui l’on attribue le pouvoir de faire quelque chose, serait encore une histoire sacrée, mal sécularisée, écrite dans le dos et sur le dos des hommes, en un mot : une « histoire vraiment religieuse » [1]. L’histoire profane n’a ni fins propres, ni fin programmée.
La déconstruction de l’histoire universelle entreprise dans La Sainte Famille et dans L’idéologie allemande a ouvert la voie à une histoire sans rédemption ni terre promise, sans réparation garantie des souffrances et des injustices. Il ne s’agit plus alors de fonder une nouvelle philosophie de l’histoire, mais d’en élaborer « une nouvelle écriture ». Le Capital en fournira la grammaire et l’alphabet. Au « récit romanesque », aux « montages historiques », aux « cancans littéraires », présentant le passé comme la préparation ordonnée d’un présent prédestiné et le présent comme le plein accomplissement d’un passé imparfait, il s’agit désormais « d’évoquer les événements réellement historiques » et « les intrusions réellement historiques de la politique dans l’histoire » [2]. De considérer, est-il précisé dans le Manifeste, l’histoire comme les rapports sociaux « avec des yeux désabusés ».
La nouvelle écriture de l’histoire doit donc en finir avec « les artifices spéculatifs » qui prétendaient « nous faire croire que l’histoire à venir est le but de l’histoire passée ». Elle ne leur substitue pas pour autant une mécanique historique régie par une causalité formelle. À la fin de sa vie, Marx réfutera encore le contresens des mauvais disciples qui transforment son « esquisse historique de la genèse du capitalisme dans l’Europe occidentale en une théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés ». Il exige, au contraire, une étude comparative des évolutions singulières, « incompatible avec une théorie historico-philosophique générale dont la suprême vertu consiste à être supra-historique ». Ce déterminisme vulgaire ne peut en effet qu’échafauder des « hypothèses oiseuses » quant à la question de savoir « par quelles phases de développement social et politique » devront passer les différents pays sous les différentes latitudes. Les lois « extrêmement générales » du développement historique ne peuvent rien nous dire d’intéressant sur les processus de développement particuliers [3].
Qui dit « nouvelle écriture », dit aussi nouvelle conjugaison. Elle introduit les notions fécondes de discordance des temps et de temporalités (économiques, juridiques, esthétiques, politiques) désaccordées. C’est pourquoi « nous avons à souffrir non seulement de la part des vivants, mais encore de la part des morts ». De même qu’il combine différents temps sociaux, ce devenir historique non linéaire articule différents espaces. Il se présente comme « un développement inégal et combiné », qui revêt les formes successives du colonialisme conquérant, de l’impérialisme moderne ou de la mondialisation impériale.
Cette conception profane de l’histoire conduit à élaborer une temporalité spécifique du capital : cycles et rotations, cycle de rotation et temps de rotation.
Le temps de la production dévoile le mystère de la survaleur : en quittant la place bruyante du marché et de ses prodiges, pour descendre dans les sous-sol où le travailleur est tanné, on découvre la lutte incessante pour le partage entre temps de travail nécessaire et temps de surtravail qui détermine le taux d’exploitation.
Le temps de la circulation, durant lequel le capital parcourt le cycle complet de ses métamorphoses, détermine ensuite le miracle de la plus-value : ce « temps négatif de la circulation » peut, en cas de ralentissement du cycle, contribuer à la dévalorisation du capital ; il peut aussi, par une accélération endiablée, à laquelle contribuent le transport, le commerce, la publicité, le crédit, multiplier son accumulation.
Dans le temps de la reproduction d’ensemble, se combinent enfin temps de production et temps de circulation. Temps « mécanique » de la production, temps « chimique » de la circulation, et temps organique de la reproduction s’emboîtent ainsi, en cercles de cercles, jusqu’à déterminer non des lois objectives implacables de l’économie, mais les rythmes historiques et les pulsations de la lutte sociale.
Entre attente et oubli, entre projet stratégique et passé recomposé, « la politique prime désormais l’histoire » dira Walter Benjamin. L’image du progrès ne saurait en effet sortir intacte de la déconstruction de l’Histoire spéculative universelle. Il ne faut plus le prendre, dit Marx, « sous sa forme abstraite habituelle », qui est celle d’une providence divine sécularisée. Escorté de régressions qui le suivent comme son ombre, le développement des forces productives ne garantit donc pas un progrès social et moral automatique. Il crée seulement ses conditions de possibilité. Mais la dialectique des possibles est, elle aussi, cumulative de bien étrange manière : les occasions manquées compromettent durablement les chances d’un avenir libéré et multiplient les risques de désastres à répétition.
Dans la “ nouvelle écriture de l’histoire ”, la « nécessité historique » est donc prescriptive plutôt que prédictive. Elle énonce ce qui devrait être et non ce qui sera avec certitude. « Penseur du possible », selon la formule de Michel Vadée, Marx ne sépare pas cette nécessité relative de la contingence la contrarie. Résultat incertain de la lutte, l’histoire ne conspire pas à l’accomplissement d’une fin annoncée.
Comment conjuguer la maturité du processus et l’aléatoire de l’événement, la lenteur du premier et la promptitude du second ? Comme s’assurer du moment opportun et de l’heure juste ? Toujours intempestives, condamnées à la redoutable dialectique du déjà-plus et du pas-encore, du toujours trop tôt ou toujours trop tard, les révolutions semblent s’obstiner à manquer leurs rendez-vous. Car la société « n’est nullement agencée si rationnellement » que les échéances politiques « tombent juste au moment où les conditions économiques et culturelles sont venues à maturité » [4]. Parler de révolutions « prématurées » n’a donc guère de sens. La notion de prématurité présuppose une norme du temps historique, où les événements s’enchaîneraient en bon ordre les uns aux autres. Ce qui advient effectivement ne peut être considéré prématuré qu’en fonction d’un calendrier imaginaire, non dans l’horizon tremblant des possibles qui peuvent ou non être actualisés.
Les arythmies et les crises du capital mettent seulement son dépassement à l’ordre du jour. Destruction et construction sont liées, sans quoi la subversion de l’ordre établi relèverait du baroud d’honneur, héroïque et désespéré. Mais rien ne garantit la un au-delà radieux du capital. À l’écoute des fréquences révolutionnaires, Marx a très tôt compris que « toute révolution dissout l’ancienne société, et qu’en ce sens elle est sociale », mais aussi que « toute révolution renverse l’ancien pouvoir et qu’en ce sens, elle est politique » [5]. Comme renversement, elle est un acte politique ; comme dissolution, un processus social.
L’initial communiste ayant été compromis par les crimes commis en son nom, la question qui nous est léguée est bien de savoir ce qui demeure aujourd’hui de cette immense espérance. S’il ne devait rester que le seul fait d’avoir osé défier, pour la première fois, la servitude moderne, la prophétie politique dont il est porteur resterait trop importante « pour ne pas devoir être remise en mémoire des peuples ». Pas plus que la Restauration monarchique monarchique ne put effacer « l’hypothèse du citoyen et l’assemblement du peuple », la Restauration libérale ne saurait évincer « l’hypothèse du partage » que le stalinisme a trahie [6].
Si nous sommes doublement vaincus, par l’ennemi bourgeois de l’extérieur et par l’ennemi bureaucratique de l’intérieur, et si nous nous sommes parfois aussi trompés, notre grande erreur a consisté en cette surestimation de l’humanité et en cette impatience de la liberté qu’ont partagées tous les princes du possible. Nul ne saurait pourtant leur reprocher d’avoir tenté de franchir les limites où se perdent les traces d’un Dieu tyrannique de sinistre mémoire. Il serait incomparablement plus grave, et même réellement honteux, d’avoir plié la nuque et courbé l’échine sous le « sens de l’histoire », de s’être lâchement résigné à ses servitudes volontaires, sans même avoir essayé de briser le cercle vicieux du capital et de briser ses idoles.
Il aura probablement fallu la disparition de ses caricatures et de ses contrefaçons pour que le spectre du communisme revienne hanter le monde. Coincé entre l’usure de ceux qui continuent à dominer à un prix de plus en plus lourd et l’impuissance de ceux qui ne parviennent pas à s’en libérer, le monde d’aujourd’hui n’est ni moins violent, ni moins inégalitaire, et certainement pas plus acceptable que celui d’hier ou d’avant-hier.
Il s’agit toujours de le révolutionner.
“ Changer le monde ” et la vie apparaît toujours aussi urgent, mais autrement difficile que ne l’avaient imaginé les pionniers de l’émancipation sociale. Les échecs du siècle achevé font douter des voies et des moyens de ce grand passage. Nul grand fétiche majuscule - Providence divine, Tribunal de l’Histoire, Vérité scientifique - ne saurait nous alléger de la responsabilité humainement faillible d’agir dans les incertitudes d’une histoire ouverte. Plus nous refusons de subir les volontés imaginaires d’une Histoire despotique, plus nous sommes condamnés à la faire, sans le réconfort d’une foi révolue.
Quand bien même les mots seraient malades au point qu’il faille en inventer de nouveaux, nous resterions au fond des communistes, et, si nécessaire, des communistes marranes ]. Tout simplement parce que le communisme reste le “ nom secret ” de la résistance et du soulèvement contre une société écartelée entre l’irréversible principe égalitaire et l’acharnement de la puissance fétichisée.
Notes
* Marrano en espagnol est péjoratif : en gros « porc »
Désigne les juifs convertis de force à partir de 1492 mais qui tout en pratiquant formellement la religion catholique continuaient à « judéiser » en secret. Double existence qui a duré des siècle et qui les a placés au carrefour entre le mythe du peuple élu et l’universalisme chrétien. D’où le phénomène Uriel da Costa, Spinoza, etc.
1. Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte Famille, 1845, Paris, Editions sociales, 1972.
2. Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie Allemande, Paris, Editions sociales, 1968, p.
3. Karl Marx, lettre de 1877 à la rédaction de Otetchevestveny é zapisky.
4. Léon Trotski, Histoire de la Révolution russe, Paris, Points Seuil.
5. Karl Marx, Gloses critiques en marge de l’article Le roi de Prusse et la réforme sociale par un Prussien, Paris, Gallimard, coll. La Pleiade, tome III.
6. Jean-Christophe Bailly, Le Paradis du sens, Paris, Bourgois, 1988.