Le Sud Kivu est une des trois composantes de l’ancien Kivu : Nord-Kivu, Sud Kivu et Maniema. Il jouxte le Burundi et le Rwanda et s’étend entre le lac Tanganyika et le lac Kivu par la vallée du Ruzizi sur un territoire grand comme deux fois la Belgique. Sa population était en 2011 de 5.300.000 habitants, la majorité étant des agriculteurs et des éleveurs vivant dans un territoire montagneux, en frontière de grands parcs nationaux. Les richesses naturelles sont importantes : pétrole à l’ouest et dans le lac Kivu, méthane sous le même lac, produits miniers, surtout l’or vers l’ouest.
Au cours des diverses guerres entre 1994 et 2006, pour renverser Mobutu d’abord, pour assurer une hégémonie rwandaise sur la RDC ensuite, mais aussi comme conséquence des génocides du Burundi et du Rwanda, cette région a connu le développement de groupes armés irréguliers, d’appartenance rwandaise, de tutsis du Congo ou au contraire, d’origine congolaise et opposée aux premiers (Mai Mai), des centaines de milliers de réfugiés, des massacres innombrables, les viols systématiques.
L’instabilité se poursuit et a repris force à partir d’avril 2012, avec l’occupation de fait d’une partie du Nord Kivu par le Rwanda et l’Ouganda ou par leurs hommes de main et la création du M23 (Mouvement du 23 mars, devenu l’ARC ou l’Armée révolutionnaire du Congo). Il s’agit d’une armée irrégulière commandée par un officier tutsi dissident de l’armée congolaise, implantée dans le nord du Kivu et s’infiltrant aussi dans la région d’Uvira au Sud, avec la complicité d’éléments burundais. Selon un rapport de l’ONU, elle serait armée par le Rwanda [1]. La MONESCO (Mission des Nations Unies pour la Stabilité du Congo), branche militaire des Nations-Unies, dirigée par un officier britannique et composées surtout de troupes du Pakistan, du Bangladesh, de l’Uruguay et minoritairement de Chinois, n’est guère appréciée par la population, car son mandat la rend quasi-inopérante. L’armée congolaise, en partie composée d’éléments d’anciens groupes irréguliers favorables au Rwanda, est très sporadiquement payée et rançonne les populations.
L’ONU, avec ses très nombreuses branches semble embourbée. Des centaines d’ONG se bousculent et les grandes organisations humanitaires, après leurs interventions d’urgence, se retirent, laissant un vide d’autant plus ressenti qu’elles avaient souvent écrémé les initiatives existantes en surpayant leur personnel, par rapport aux salaires locaux. On y voit de tout, depuis l’USAID qui promeut « le commerce pour la paix », jusqu’aux dizaines de groupes d’appuis aux femmes violées. Bref un grand mélange de dévouements personnels, de conflits d’influence entre institutions de tout poil et de corruption généralisée. L’Etat est pratiquement inexistant et dans les domaines de la santé et de l’éducation, seules les Eglises catholiques et protestantes maintiennent un réseau cohérent, mais payant et donc accessible à ceux qui ont au moins un minimum de revenus.
Dans ces circonstances, c’est le peuple du Sud Kivu qu’il faut admirer. Car, outre ces circonstances particulières, il est aussi confronté à de sérieux problèmes fonciers( conflits entre droit coutumier et droit écrit), à l’érosion due à la déforestation, au changement climatique, au pillage de ses ressources par les pays voisins et par les entreprises multinationales, aux infrastructures routières impraticables, à l’inefficacité et à la corruption de l’Etat central et à l’accroissement des inégalités sociales. Malgré tout, non seulement il survit, mais il résiste. Il défend l’unité nationale et chaque réunion importante s’ouvre par le chant de l’hymne congolais. Des milliers d’entre eux se sont sacrifiés pour défendre leurs droits à la vie.
La résistance a ses martyrs connus ou inconnus. Deux archevêques ont été assassinés pour avoir parlé au nom de la justice et dénoncé les interventions extérieures et le pillage des richesses. Le Dr Mukwege, gynécologue défenseur des femmes violentées, s’en est sorti de peu, le 25 octobre 2012 [2]. Des centaines d’autres continuent à militer dans des mouvements de base et sont menacés. Qu’il suffise, pour illustrer ces situations, d’aborder deux questions, celle des mines et ensuite celle des luttes sociales contemporaines.
1. Un cas de stratégie minière
Le Sud Kivu possède des réserves considérables de minerais, en particulier l’or, dont l’importance est estimée par l’entreprise canadienne BANRO Corporation à 6 millions d’onces. Pour les deux provinces du Maniema et du Sud Kivu, l’estimation est de 150 tonnes [3]. C’est l’ancienne Compagnie Minière des Grands Lacs, du groupe belge Empain, qui découvrit les gisements d’or au Sud Kivu et au Maniema. En 1976, leur exploitation fut confiée à la SOMINKI, une société mixte (28 % possédée par l’Etat congolais et 72 % par le privé : groupes Empain et Schroeder) laquelle fut liquidée en 1997, pour difficultés de gestion d’un univers minier trop vaste. En 1996, une reprise fut effectuée conjointement par Cluff Mining Ltd, entreprise britannique et par BANRO, groupe canadien, via sa filiale AMR (African Mineral Resource). Cluff fut rapidement évincée par BANRO et la SOMINKI liquidée. BANRO se débarrassa des actifs sans grande valeur de cette dernière et se concentra sur les réserves d’or de la société. En 1997, la SAKIMA vit le jour avec 7 % de participation de l’Etat et le reste à BANRO. La mine investit 9 millions de dollars dans un programme d’exploration [4]. Ces affaires conclues dans des conditions de guerre et alors même que Kinshasa ne contrôlait pas les territoires en jeu, a valu a BANRO de se faire épingler par le groupe d’experts de l’ONU dans son rapport de 2002. Le panel d’experts reprocha à BANRO de ne pas avoir respecté les principes directeurs de l’OECD pour les multinationales. [5]
Le gisement de Twangiza (territoire de Mwenga) dans le Sud Kivu s’étendant sur 1.164 km2 fut mis en exploitation par Twangiza Mining, filiale de BANRO, sous forme de mine à ciel ouvert. Ses réserves confirmées sont estimées 6,74 millions d’onces d’or et les réserves probables à 4,59 millions. [6] A partir de 2012, la mine pense pouvoir produire 120.000 onces par an. Les investisseurs proviennent d’Amérique du Nord, de Grande Bretagne et d’Afrique du Sud. [7] L’entreprise définit ses objectifs (« sa mission ») de la manière suivante : « garantir l’apport des actionnaires en augmentant la production d’or de la compagnie de manière écologiquement et socialement responsable ». [8]
A partir de 1970, la mine artisanale s’était développée au Sud Kivu, vu l’incapacité de l’Etat à contrôler le secteur. En 2012, on estimait le nombre des petits artisans à environ 20.000. Les conditions de travail de ce secteur sont infrahumaines et dangereuses, provoquant des maladies précoces (tuberculose entre autres) et le travail des enfants est généralisé. La recherche d’or se fait dans les rivières et peut rapporter, selon les cas de 1000 à 3000 dollars par mois et par petit creuseur artisanal. BANRO a reçu 4 concessions qui couvrent l’ensemble de la province, plus une autre au Maniema. Dans le Sud Kivu, seule celle de Twangiza a été mise en exploitation. Les petits artisans ont été évincés de leur travail, la mine ayant le monopole de la concession et les artisans ne jouissant d’aucun droit reconnu. L’argument invoqué est que l’activité minière ayant été abandonnée par l’Etat, un vide juridique en avait été résulté. A partir de la promulgation du code minier, en 2000, des concessions furent accordées aux compagnies minières par l’Etat et elles sont les seules validement établies. La politique du Gouvernement de Kinshasa consiste, en effet, à éradiquer la mine artisanale et le Code minier affirme que le droit minier est supérieur aux autres.
En compensation, la mine a offert aux artisans écartés de leurs activités, des formations (plombiers, menuisiers, électriciens, petit commerce) mais il n’y a pas d’emploi dans cette région de profonde misère rurale. Il en résulte un appauvrissement généralisé. Selon un médecin congolais, avant l’arrivée de la mine, 38 % à 40 % de la population recourait aux centres de santé et aujourd’hui la proportion est tombée à 28 %, les gens ne pouvant plus payer.
Pour la réalisation de son exploitation à ciel ouvert, BANRO a dû déplacer un certain nombre de communautés locales. On a aussi procédé à des exhumations pour délocaliser les cimetières. Des maisons ont été construites, mais dans plusieurs cas elles ont été localisées plus haut sur les collines et donc dans un climat plus froid, inhabituel pour les habitants. Selon ces derniers, la qualité de ces habitations s’avère déficiente. Par ailleurs, leur bétail n’a pas pu s’adapter aux nouvelles conditions.
Peu de travailleurs locaux trouvent des emplois dans la mine (5 % selon certaines sources locales). Les ouvriers et employés sont majoritairement recrutés en Zambie, au Kenya, au Ghana, en Ouganda et même en Malaisie et Indonésie, bref des régions où l’anglais est plus courant. Sans doute certains emplois qualifiés ne trouvent pas de candidats locaux, mais la crainte de conflits sociaux et de constitution de syndicats ne semble pas étrangère à cette politique. Ces travailleurs étrangers vivent en ghettos, avec soins de santé sur place. Par contre, la prostitution s’est considérablement répandue dans les environs.
Une route a été construite entre Bukavu et la mine (75 km), non pour le transport de l’or, qui se réalise par hélicoptère, mais pour toutes les autres fonctions de l’entreprise. Ainsi, en septembre 2012, un convoi de 6 camions citernes de cyanure, utilisé pour séparer l’or de la roche, emprunta cette route où toute circulation fut interdite, à cause du danger. Cette voie de communication, non asphaltée, mais de gabarit important, fut construite par les Chinois, dans le cadre des accords entre les deux gouvernements de la RDC et de la Chine.
La mine à ciel ouvert produit en moyenne deux grammes d’or pour une tonne de roches. Cela exige donc des manipulations considérables, fortement mécanisées, qui génèrent de grandes quantités de déchets. Trois montagnes vont être rasées pour l’exploitation et les déchets reversés dans les vallées voisines. Après usage, le cyanure est entreposé dans des réservoirs à ciel ouvert en attendant qu’il se dilue et la population craint les infiltrations dans la rivière qui les jouxtent. Il n’y pas de désintoxication des sites contaminés, des oiseaux meurent et les maladies respiratoires augmentent. Le plan de protection environnemental, prévu par la loi, n’a toujours pas été rendu public et l’Etat est trop faible pour imposer ses conditions.
Entre octobre 2011 et septembre 2012, la mine a produit 44.000 onces d’or. Le prix de l’once étant de 1.720 dollars environ, on peut donc estimer que cela lui a rapporté quelques 75 millions de dollars. Avec un versement forfaitaire de 1 million de dollars à l’Etat fédéral, elle a été exemptée de tout impôt, sans date limite. En effet, quand le code minier fut édicté en 2000, BANRO était déjà en opération et la compagnie a pu choisir son statut. Elle a opté pour une solution évitant de tomber sous les dispositions du nouveau code, qui prévoit une répartition des apports financiers de 60 % au national et 40 % au local.
BANRO a versé 1 dollar par once aux communautés locales, soit 44.000 dollars, remis au mwami (chef coutumier) de la région, pour des projets locaux. Le premier lingot produit, fin 2011, a été offert au président Kabila, qui est venu en personne le recevoir. Pour établir la sécurité de ses opérations, la mine s’assure, moyennant finance, les services des chefs locaux (qui en principe doivent être consultés) de la police et de l’armée (qui protègent le site et ses installations). Il est de notoriété publique qu’elle a aussi soutenu les diverses rébellions, mais, comme cela ne se fait pas devant notaire, il est difficile de le prouver [9].
L’entreprise a créé, en 2005, la Banro Foundation, qui se consacre, selon son site, à « l’amélioration de (la) vie de milliers de personnes habitant les provinces du Sud Kivu et du Maniema ». Il s’agit de projets dans le domaine de la santé, de l’éducation, de l’aide humanitaire et de l’appui aux communautés. Elle en a promu une cinquantaine depuis cette date. [10] Dans le Sud Kivu, un centre de santé a été construit. L’hôpital de Panzi à Bukavu, a reçu 100.000 dollars fruit d’un tournoi de golfe organisé dans les environs de Toronto et une ambulance 4 x 4 a été partiellement financée par la Fondation. Une école primaire et une autre de niveau secondaire ont été construites dans la région de Twangiza et des actions ont été menées pour la conservation de l’environnement, notamment en faveur du parc des gorilles et pour le sauvetage d’un jeune chimpanzé.
En 2008, BANRO a été finaliste du Prix Canadien pour la Coopération internationale, attribué conjointement par l’Agence Canadienne de Développement (ACDI) et l’Association des Entrepreneurs et Exportateurs canadiens, « dans la catégorie de construction, reconstruction et réhabilitation d’infrastructures physiques » et en 2009, elle a reçu le Prix d’excellence du Mouvement du Réveil de la Jeunesse Congolaise (MRJC) « pour sa contribution au Développement communautaire ». [11]
Quand BANRO a voulu commencer l’exploitation d’une deuxième concession dans la région de Mukingwa sur des terres ancestrales, la population s’est organisée pour empêcher les prospecteurs de passer, en établissant des barrages sur les routes et en jetant des pierres. Jusqu’à présent le projet n’a pas pu commencer et les gens craignent que des événements violents ne se produisent comme au Maniema. [12]
2. Un peuple lucide et dynamique qui lutte et survit
Les mouvements sociaux et l’ensemble des initiatives appelées sur place « la société civile » ont joué un rôle actif dans la transformation de la région et même du pays. Les circonstances ont cependant profondément remodelé leur action et leurs fonctions. Une chronologie basée sur l’évolution de la situation politique est utile pour les comprendre. [13]
Dans une première période s’étendant entre 1980 et 1993, c’est la « Société civile militante » qui voit le jour. La lutte contre la dictature du Président Mobutu dynamise le mouvement associatif, dans un effort consensuel. La région du Sud Kivu se distingue par une participation active dans les consultations populaires qui obligeront le chef du gouvernement à ouvrir la société congolaise à la démocratie. Elle sera aussi très présente durant la Conférence nationale souveraine (1991-1993). Depuis cette époque, une charte réunit dans cette province, une dizaine de divers secteurs d’intervention dans la société, depuis les initiatives de développement, de défense des droits de l’homme, des handicapés, jusqu’aux mouvements de femmes, des jeunes, les syndicats, les entrepreneurs, les confessions religieuses. Les génocides du Burundi et ensuite du Rwanda firent affluer des flots de réfugiés et initièrent un processus de déstabilisation de la société, qui progressivement déboucha sur une autre phase pour la société civile.
Commence alors une période de « société civile de résistance », entre 1996 et 2004. Il s’agit de fédérer les forces existantes, à la fois pour défendre l’intégrité nationale contre les interventions extérieures (Rwanda, Ouganda) et le pillage systématique des ressources naturelles et pour répondre aux effets dramatiques des guerres successives : massacres, viols massifs, pillages, présence de rebelles armés et aussi d’une résistance armée. De nombreux dirigeants sont assassinés, dont Monseigneur Christophe Munzihirwa, s.j., l’archevêque de Bukavu.
Un plan de paix est ensuite élaboré et à partir de 2004, la reconstitution du champ politique national amena un certain nombre d’acteurs-clé de la « société civile » du Sud Kivu à participer au combat politique. Il en résultat un processus de déstabilisation. D’une part, la relève n’était pas prête à entrer dans ce champ d’activité et de l’autre, une nouvelle logique faisait son apparition.
Entre 2006 et 2011 se développe une « société civile confuse », de plus en plus politisée, en vue des élections (2006) et ensuite pour le partage du pouvoir. Divisions et intrigues viennent s’ajouter aux graves séquelles des guerres. Un certain nombre de représentants politiques s’engagent dans des perspectives électorales de court terme et certains même ne résistent pas à la corruption. Naissent alors une méfiance et un mépris du politique, réellement dangereux à moyen terme pour la construction sociale.
Tout cela débouche, à partir de 2011, sur une « société civile désemparée ». A son tour, le pouvoir politique crée sa « société civile ». La multiplication d’ONG de tout genre, les nombreux organes des Nations Unies, l’action ponctuelle des organisations humanitaires, qui tous essayent de pallier à l’absence de l‘Etat et à l’insécurité, tendent à créer le chaos. Les institutions traditionnelles, telles que les Eglises et les centres intellectuels perdent de leur crédibilité.
Cependant, la paupérisation croissante et l’ accroissement des inégalités poussent les mouvements et les organisations de la « société civile d’en bas » à réagir et à entrer dans une nouvelle phase d’organisation. La lutte devient plus nettement sociale et un effort de formation d’un nouveau leadership est entrepris, source d’un espoir nouveau.
• Le mouvement paysan [14]
En 2006, fut créée la Fédération des Organisations des Producteurs agricoles du Congo au Sud Kivu (FOPAC du Sud Kivu). Son but est de valoriser la production paysanne, de mettre en place des stratégies de sécurité foncière, de socialiser la commercialisation des produits agricoles, de protéger l’environnement, de représenter les paysans auprès des autorités publiques.
La Fédération regroupe 10 organisations paysannes sous-régionales (Mwenga, Uvira, Walungu, Kabare, etc.) ou sectorielles (éleveurs, producteurs de café, cultures maraichères, etc.). En 2012, elle comptait près de 80.000 membres sur les 8 territoires de la province. Les objectifs immédiats se concentrent sur la souveraineté alimentaire, par le biais de la lutte contre l’invasion des produits extérieurs, l’intégration de l’agriculture et de l’élevage, la lutte contre l’appauvrissement des sols et contre la concentration des terres, la formation des producteurs ruraux.
Des collectifs villageois sont formés pour sensibiliser les paysans. Ils rassemblent entre 25 et 50 personnes. Lors d’une réunion avec un de ces collectifs de Walungu, voici ce que le chef du village et les paysans exprimèrent.
Le principal problème est celui des terres. Dans une région montagneuse avec 240 habitants au km2, la proportion de bonnes terres disponibles est réduite. Les communautés régies par le droit coutumier ne disposent pas de titre de propriété : il s’agit de terres ancestrales possédées collectivement. Une nouvelle bourgeoisie rurale, ayant accès à l’administration publique, obtient des certificats de propriété et développe des plantations sur les meilleures terres. Il se produit alors un phénomène de concentration, qui réduit l’espace disponible pour les petits paysans. Il est clair que le Gouvernement ne s’intéresse guère à leur sort. Il faut ajouter à cela l’extension des parcs nationaux, où les paysans ne peuvent étendre leur production et dont la superficie a considérablement augmenté au cours des dernières décennies. La tâche de la FOPAC, dont fait partie le collectif du village, est de défendre les paysans devant le Tribunal d’Arbitrage, afin de sécuriser leur statut de producteur.
Les cultures sont vivrières : haricots, patates, bananes. Les engrais organiques diminuant, par manque de disponibilité de terres, ils sont remplacés par des produits chimiques, qui coûtent cher. Les maladies provoquées par les insectes et les rats affectent surtout les haricots et les bananes. Quant aux pasteurs se dédiant à l’élevage, ils manquent aussi de terres et ont été très affectés par les guerres, à cause du vol et de l’abattage du bétail. Pour pallier au manque d’accès à des sources de financement, le recours au microcrédit s’est développé. Par ailleurs, l’infrastructure des chemins vicinaux est totalement déficiente et ceux-ci sont souvent impraticables en cas de pluies, ce qui isole les parcelles de terres et rend difficile, sinon impossible, la commercialisation des produits locaux. Au cours des deux dernières décennies, l’insécurité a été monnaie courante : invasions, réfugiés, groupes armés rançonnant les paysans, violations des femmes.
A tout cela s’ajoute l’érosion des collines à cause du déboisement, provoquant aussi une diminution de l’eau disponible. Le dérèglement du climat et notamment l’irrégularité de la saison des pluies a pour effet sporadique un ensemencement précoce, provoquant la perte des semences affectées par le manque d’eau. Pour les jeunes, la situation est pénible. Ils manquent d’accès à l’éducation. Ils ne voient guère d’avenir et doivent se diriger vers l’exode. Les déviances : banditisme, boisson sont fréquentes. Comment les ouvrir aux problèmes du monde ?
Le collectif essaye de répondre à ces défis. la seule manière est de se regrouper, car individuellement, les paysans sont impuissants. Ils ont peu de prises sur les grands problèmes politiques : l’insécurité, la reconstruction d’un Etat, mais ils peuvent au moins essayer ensemble de résoudre des problèmes locaux, en pratiquant la solidarité.
Un tel discours appuyé sur des pratiques concrètes, constitue une stratégie de survie, montrant la lucidité de ces paysans sur leur sort et sur les causes d’une situation souvent dramatique.
• Les Associations de femmes
De nombreuses associations de femmes se sont constituées dans le Sud Kivu. Elles sont coordonnées par une Fédération. Les activités sont multiples et motivées, selon les dirigeantes, par la situation existante. La société considère la femme comme un être inférieur, aussi bien au sein de la société traditionnelle que dans les nouvelles circonstances. Cela se vérifie dans tous les domaines : l’économie, la politique, la culture. Il faut donc promouvoir le statut de la femme. Cela a pris des proportions dramatiques au Sud Kivu, avec l’utilisation du viol comme arme de guerre.
La défense des droits de la femme est un des premiers domaines de l’action, afin de promouvoir l’ autonomie de cette dernière, son accès à l’éducation, sa participation politique. D’où des activités économiques, surtout dans les quartiers marginaux des villes, soutenues par les microcrédits. L’assistance aux femmes violées est un des secteurs les plus développés, sur le plan médical, social, psychologique. Des centres d’hébergements ont été ouverts. Bref, un grand nombre de femme se sont mobilisées, à la fois pour répondre aux situations d’urgence et pour agir à plus long terme.
Un exemple particulièrement impressionnant est celui du groupe TUUNGANE (Unissons-nous). Dans un quartier de Bukavu, une colline est exploitée comme carrière de pierres. Les hommes détachent les grosses pierres qui sont achetées par les femmes qui les concassent, afin de produire des cailloux, notamment pour empierrer les routes. Le travail est dangereux, car régulièrement, à cause des pluies, des éboulements se produisent. La carrière appartient à l’Etat. En une journée, les femmes ont difficile à remplir un sac qui rapporte un dollar. L’association a été fondée mi-2012, grâce à l’appui d’une militante sociale et journaliste. [15] Le but est d’améliorer le sort de ces femmes et notamment d’accroître le revenu de leur travail. La présidente de TUUNGANE a 13 enfants, la vice-présidente également, la secrétaire, 14. Elles vivent dans la misère et leurs vêtements en témoignent. Seuls quelques uns de leurs enfants peuvent aller à l’école. Elles ont une grande fierté d’appartenir à l’association et sont prêtes à mener des actions collectives. Les hommes de la carrière s’intéressent à cette action et voudraient faire de même.
• Autres secteurs de la société civile
Le dynamisme de la population se manifeste aussi dans de nombreux autres secteurs. Dans le domaine sanitaire, à côté des institutions hospitalières et des centres de santé, majoritairement gérés par les Eglises chrétiennes, les mutuelles se sont récemment développées. La principale est la mutuelle chrétienne, qui revêt un caractère militant. L’affiliation coûte 7 dollars dans les villes et 4 dollars dans les campagnes, par an et par personne, assurant une couverture de 80 % des soins hospitaliers. L’organisation commune permet aussi de faire pression sur les coûts des soins hospitaliers. Etre membre signifie évidemment un effort considérable pour des populations si pauvres. Mais les membres acquièrent ainsi un sens de l’action collective, grâce aux réunions régulières, qui sont aussi l’occasion d’aborder d’autres questions affectant les communautés. En quelques années des dizaines de milliers d’adhérents ont rejoint les rangs de ces mutuelles. [16]
Des intellectuels engagés avec ces mouvements ont aussi une activité de pensée critique. Certes, ils ne sont guère nombreux, car ils font l’objet de menaces de mort et parfois de violences directes. Ils ont entamé, entre autres, l’étude du concept de Bien Commun de l’Humanité comme paradigme post-capitaliste, en la déclinant en quatre éléments : le rapport à la nature, la production matérielle de la vie (l’économie), l’organisation collective sociale et politique et la culture. Il s’agit de dépasser les analyses pour déboucher sur l’action. [17] Ils s’expriment notamment dans une publication mensuelle : Le Souverain, particulièrement courageuse dans ses prises de position [18]. Il faut aussi signaler les jeunes qui regroupés comme tels, s’engagent ensuite dans les divers mouvements.
• Quelles perspectives d’avenir ?
Face à une situation qui apparaît sans issue et suite à de nouvelles menaces extérieures, quel futur y a-t-il pour la région ? Les acteurs de la « société civile d’en bas » s’en préoccupent. Ils voient des solutions. La première condition est évidemment l’arrêt des interventions extérieures du Rwanda, de l’Ouganda et dans une certaine mesure du Burundi, officiellement reconnue par le rapport des Nations-Unies de 2012 [19]. Il s’agit du respect de la souveraineté nationale, durement défendue par la population locale au cours des dernières années. Le rôle de l’Europe, des Etats-Unis, de l’ONU est fondamental, car ces derniers ont été très impliqués, de diverses manières, à la fois dans les interventions étrangères et dans le pillage des richesses.
Comme le dit l’un des acteurs locaux : « Il s’agit de repenser er de redynamiser la société civile d’en bas, son combat, ses valeurs, son fondement, voire ses acteurs. Cela exige une prise de conscience individuelle et collective du mauvais virage pris par la société civile et du poids de la menace capitaliste sur la vie humaine. On ne libère pas un peuple. Un peuple se libère » [20]. Les organisations sociales du Sud Kivu appellent aussi les mouvements sociaux du Nord et les partis politiques afin qu’ils fassent pression sur leurs gouvernements respectifs, pour qu’un processus de paix durable soit entamé et que cesse le saccage des richesses naturelles.
Une autre condition est la reconstruction de l’Etat, à la fois comme service collectif et comme défenseur de la souveraineté. De petits signes existent d’une certaine amélioration : ainsi les fonctionnaires sont payés par banque et plus en effectifs (évidemment quand ils le sont). Cela suppose évidemment une lutte constante contre la corruption, que les mouvements dénoncent.
La souveraineté nationale, à laquelle une allusion a déjà été faite, suppose en plus de sa dimension politique, un contrôle effectif de l’Etat sur les sociétés multinationales qui pillent les richesses du pays (notamment minière) en réorientant les revenus vers l’intérieur, sans oublier une réflexion allant au-delà et envisageant le caractère inacceptable d’un point de vue écologique des mines à ciel ouvert, non seulement pour l’environnement naturel et social immédiat, mais aussi pour la défense de la planète [21]. L’encadrement technique et social des petits artisans dans ce domaine serait à envisager, comme une alternative.
Une politique agraire doit se baser sur la promotion des petits agriculteurs, à la fois d’un pont de vue social et pour assurer la souveraineté alimentaire de la région. D’où la nécessité d’améliorer les infrastructures locales, le crédit aux petits agriculteurs et éleveurs, leur formation, mais aussi de promouvoir le reboisement et de protéger la production locale contre l’invasion de produits extérieurs souvent subsidiés.
Dans la perspective de ces objectifs, la « société civile d’en bas » du Sud Kivu, agit en organisant, avec de nombreuses difficultés, la population locale, créant ainsi un espoir. C’est une leçon d’humanité et de courage dans la lutte sociale, qui doit inspirer tous ceux qui veulent construire un autre monde.
François Houtart