Une brève période d’ouverture politique
Le 7 novembre 1987, le Président Bourguiba est destitué par Ben Ali, son Premier ministre. Pendant une brève période, un vent de relative liberté souffle sur la Tunisie.
Voulant symboliser une rupture avec le passé, le parti au pouvoir prend le nom de Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), et plusieurs partis politiques sont légalisés. C’est pendant cette période que se crée, en 1989, l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD).
Deux décennies de dictature policière
Mais très rapidement, les vieilles habitudes autoritaires reprennent le dessus. Ben Ali y ajoute le savoir faire accumulé pendant les dizaines d’années passées dans la police.
En 1991, commence la répression de masse contre les islamistes. Ben Ali mène également l’offensive contre la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) pourtant autorisée depuis 1977, avec notamment en 1994 l’emprisonnement de son Président Moncef Marzouki1, puis en 1998 celui de son vice-président Khemaïs Ksila. Pendant 10 ans, la LTDH sera empêchée de se réunir en congrès et ne pourra le faire qu’après la chute du dictateur.
Sur le plan économique, l’heure est au néo-libéralisme avec notamment la signature, en 1995, du partenariat de libre-échange avec l’Union européenne qui entre en vigueur en 1998.
Face à cela, la résistance s’organise, avec notamment, en 1999, la fondation du CNLT (Conseil national pour les libertés en Tunisie), ou encore la grève de la faim du journaliste Taoufik Ben Brik.
Pendant tout le règne de Ben Ali, la résistance à l’oppression n’a jamais cessé. Elle s’organise notamment au sein de l’UGTT dont les structures oppositionnelles ont souvent servi de base arrière au reste du mouvement social et politique.
Ismaïl Sahbani, ou la voix de son maître (1989-2002)
En avril 1989, Ben Ali commence par établir sa domination sur l’UGTT avec la venue de Sahbani à la tête de la centrale syndicale réunifiée. Il y restera 13 ans.
Personnage sans passé militant ni culture politique, Sahbani avait été arrêté en janvier 1978. Achouriste fidèle pendant les années 1980, hésitant au lendemain des événements de 1984-1985, il avait très rapidement changé son fusil d’épaule en 1987, au lendemain de la prise du pouvoir par Ben Ali.
Après le congrès de 1993, les partisans de Sahbani règnent en maîtres sur l’UGTT et les héritiers de l’achourisme, conduits par Ali Romdhane, sont durablement marginalisés. Une partie des responsables syndicaux achouristes ou de gauche sont absorbés par l’appareil. Les réfractaires sont éliminés ou se retirent découragés. Une nouvelle génération de cadres syndicaux, triée sur le volet, est mise en place. L’UGTT devient une organisation strictement centralisée et hiérarchisée. La fonction qui est désormais dévolue à la centrale est de servir de relais au pouvoir, garantir la paix sociale, réprimer les syndicalistes dissidents, voire dénoncer des opposants.
Certaines Fédérations nationales (comme par exemple celles de l’enseignement ou des postes et télécommunications) ainsi que certaines structures interprofessionnelles locales ou régionales parviennent toutefois à sauvegarder leur autonomie.
En période de faible mobilisation, et dans un contexte de répression policière, certains responsables syndicaux, bien qu’opposés au pouvoir en place, entendent conserver des positions dans l’appareil au prix de quelques concessions. Ils pensent ainsi pouvoir mieux freiner le démantèlement d’acquis sociaux en attendant des jours meilleurs.
Au congrès de 1999, le mouvement de contestation, dirigé notamment par Ali Romdhane et des syndicalistes de gauche s’est élargi. Il hésite entre une longue bataille interne et la tentation de créer une nouvelle centrale.
Parallèlement, à l’été 2001, une fronde contre le secrétaire général est menée par un de ses adjoints, Abdessalem Jrad. (2) Ce dernier, qui avait participé dans les années 1980 à la mise au pas de la centrale, est sans doute plus ou moins téléguidé par le pouvoir jugeant maintenant utile de se débarrasser de Sabhani.
Accusé fort opportunément par ses plus proches collaborateurs de détournement de fonds, Sabhani est jeté en prison et Jrad prend tout naturellement sa place au congrès de février 2002. (3)
Abdessalem Jrad, ou les allées du pouvoir (2002-2011)
Jusqu’en 2011, Abdessalem Jrad règne en maître sur la direction de l’UGTT. Il n’est pas véritablement gêné par les élus de la liste concurrente menée par Ali Romdhane qui disposent pendant toute cette période d’environ un tiers des sièges au Bureau exécutif.
Jusqu’à la veille de la chute de Ben Ali, Jrad se rend périodiquement au palais présidentiel pour dialoguer avec le dictateur pour qui la direction de la centrale appelle à voter aux élections présidentielles de 2004 et 2009. Sur le terrain, la direction de l’UGTT cherche à freiner ou empêcher les luttes.
En retour, le clan lié à Jrad bénéficie d’une série de prébendes, comme par exemple des postes de députés ou une série d’avantages sonnants et trébuchants. Après la chute de Ben Ali, Abdessalem Jrad sera par exemple accusé d’avoir obtenu, pour lui et sa famille (4), quatre lots de terrains à un coût défiant toute concurrence, ainsi qu’une promotion professionnelle exceptionnelle pour sa belle-fille.
Un courant de résistance à Ben Ali et au secrétariat général de l’UGTT existe cependant depuis des années au sein de la centrale syndicale. Il dirige, notamment les puissantes fédérations de l’enseignement primaire et secondaire (5), celle des postes et télécommunications, celle des médecins et pharmaciens hospitaliers, ainsi que certaines unions interprofessionnelles locales ou régionales.Les locaux de ces structures faisaient partie des rares lieux où il était possible de s’exprimer sans crainte. Ils servaient souvent de base arrière à une grande partie de l’opposition sociale et/ou politique. Ce courant contestataire prend une importance grandissante à partir de 2008. Il joue un rôle décisif dans les grèves, rassemblements et manifestations qui débouchent sur la chute de la dictature.
L’exemple de l’Union régionale UGTT de Gafsa (6)
Le secrétaire de l’UGTT pour la région de Gafsa était simultanément député du parti de Ben Ali et patron d’entreprises effectuant des travaux de sous-traitance pour les mines de phosphates. Il était personnellement impliqué dans les magouilles concernant les recrutements dans les mines au profit de membres de son clan familial. En 2008, face à la mobilisation populaire contre cette injustice, il a tout simplement suspendu les syndicalistes locaux qui s’y étaient impliqués.
Et pour couronner le tout, il a été officiellement soutenu par la direction nationale de la centrale syndicale, dont le responsable chargé du dossier était du même clan familial que lui, et présentait les mobilisations populaires comme l’œuvre de « dangereux extrémistes » (7) !
Le feu vert était ainsi donné à la répression contre des membres de sa propre organisation syndicale qui se sont retrouvés emprisonnés et pour certains d’entre eux torturés. Mais simultanément, une autre partie de l’UGTT, dont les syndicats de l’enseignement et celui des postes et télécommunications, a pris fait et cause pour les inculpés de Redeyef-Gafsa. Finalement, la centrale a été contrainte de redonner leurs mandats syndicaux aux syndicalistes de Redeyef à la veille de l’ouverture du procès, puis de leur apporter un soutien financier ainsi qu’à leur famille.
L’exemple de l’Union régionale UGTT de Tunis
C’est, comme il se doit, la principale structure interprofessionnelle de l’UGTT. Longtemps inféodée au pouvoir, elle avait récemment basculé vers une critique, au moins partielle du régime.
Il n’était pas étonnant que, dans ces conditions, elle appelle le 27 décembre 2010 à un rassemblement sur la prestigieuse place faisant face au siège de l’UGTT. Cela lui a valu un désaveu public du secrétaire général de l’UGTT (8), dénonçant nominalement le secrétaire général du syndicat de l’enseignement secondaire qui y avait pris la parole, ainsi que les slogans hostiles à Ben Ali scandés par les manifestants (9). Signe des temps, avait été mis en ligne sur un des sites de la centrale le communiqué intersyndical français du 30 décembre 2010 qui dénonçait clairement le régime, et soutenait nettement les syndicalistes ayant manifesté le 27 décembre. (10)
Après un vigoureux débat interne, le balancier est reparti dans l’autre sens : le 4 janvier sortait une déclaration soutenant le mouvement (11), puis le 11un appel laissant aux structures locales la liberté d’appeler à des grèves régionales et sectorielles sur tout le territoire (12). Et le 14 janvier 2011, Tunis était paralysé par la grève, contraignant Ben Ali à s’enfuir.
Lecture :
Nicolas Beau et Jean-Pierre Tuquoi, « Notre ami Ben Ali » (La Découverte, 2002)
La plupart des déclarations de l’UGTT sont disponibles sur www.ugtt.org/fr et des extraits sont présentés dans la rubrique « international » de www.solidaires.org
Notes :
1. Moncef Marzouki a été nommé Président de la république après les élections d’octobre 2011 à l’Assemblée constituante.
2. Comme Fahrat Hached et Habib Achour, Jrad est originaire des îles de Kerkennah.
3. Sahbani sera ensuite grâcié par Ben Ali. Après la chute de ce dernier, Sahbani annoncera le lancement d’une nouvelle centrale syndicale portant le nom d’UTT.
4. Pierre Puchot : La révolution confisquée (Actes Sud – avril 2012) pp 146-148.
5. En 2009, le syndicat général de l’enseignement secondaire comptait 55 000 membres, pour un effectif total de 82 000 salariés. Le taux de syndicalisation à la poste et aux télécoms était de l’ordre de 50%.
6. Extrait du document de l’Union syndicale Solidaires « Tunisie : une révolution en marche » (janvier 2011) http://orta.pagesperso-orange.fr/solidint/tunisie/2011-01-tunisierevolution-en-marche-31ter.pdf
7. Propos tenus à la délégation intersyndicale française lors d’un des ses voyages à Gafsa pour soutenir les inculpés du bassin minier.
8. L’agglomération de Tunis compte environ 3 millions d’habitants, pour une population tunisienne de 10 millions.
9. Article paru dans le journal tunisien Le Temps du 28 décembre, et mis en ligne à l’époque sur le site de l’UGTT.
10. Déclaration de l’intersyndicale française du 30 décembre et mis en ligne à l’époque sur le site du journal de l’UGTT.
11. Déclaration UGTT du 4 janvier www.ugtt.org.tn/userfiles/D % C3% A9claration%20de%20la%20CAN%204%20JANVIER% 202011.pdf
12. Déclaration UGTT du 11 janvier www.ugtt.org.tn/userfiles/file/D% C3% A9claration%20CAN % 2011-01-2011.pdf