Les lendemains de l’indépendance
La mise en place du nouvel État
L’indépendance est proclamée le 20 mars 1956. Cinq jours plus tard, une Assemblée constituante est élue. Le 11 avril, Bourguiba devient Premier ministre. Une des premières mesures est d’accorder aux femmes une égalité juridique très étendue appelée « Code de statut personnel ».
En 1957, la monarchie est abolie et Bourguiba devient Président de la République. Il faudra attendre 1963 pour que la France finisse par retirer toutes ses troupes.
Entre temps, les affrontements avec l’armée française à Bizerte en 1961 ont entraîné, du côté tunisien, des milliers de morts et de blessés.
Entre 1956 et 1960, la Tunisie nationalise une série d’activités appartenant auparavant à la puissance coloniale comme les chemins de fer, les ports, la production et la distribution de l’eau, l’électricité, le gaz. Quant au secteur minier, le nouvel État en récupère une partie en rachetant des parts. Des sociétés étatiques ou mixtes sont créés, ainsi que divers offices nationaux.
La question syndicale
Au milieu des années 1950, l’UGTT rassemble 150 000 membres, représentant alors un salarié sur deux.
En 1956, une vague de grèves secoue la Tunisie : on dénombre 108 grèves contre une moyenne annuelle de 38 entre 1950 et 1955. Simultanément, les structures du nouvel État utilisent les compétences de nombre de dirigeants de l’UGTT : beaucoup d’entre eux deviennent ministres ou députés.
Voulant rassurer les intérêts économiques français et américains, le pouvoir parvient à endiguer les grèves. Il fait pour cela pression sur l’organisation syndicale pour qu’elle se défasse de son attitude revendicative : c’est le début d’un dualisme instable entre le pouvoir et l’UGTT.
Du processus ayant mené à l’indépendance résulte en effet un enchevêtrement des responsables politiques et syndicaux : « On ne peut pas parler, pour autant, d’une absorption de l’UGTT par l’État, ou de sa transformation en appendice du pouvoir » : entre 1946 et 1976, leurs rapports « ont été presque en permanence des rapports de conflit-concurrence » 1ou encore « d’alliance/subordination plus ou moins réciproque » (2).
Même si les principaux responsables de l’UGTT sont simultanément membres du Néo-Destour, la centrale syndicale joue en effet périodiquement le rôle d’instance d’opposition au régime et au parti au pouvoir, prenant figure de « second parti » (3). Pendant plusieurs dizaines d’années, nombre de ses militants vont alterner proximité avec le pouvoir et séjours en prison.
Entre satellisation et rébellion (1963-1973)
Parti unique à partir de 1963, le Néo-Destour, prend en 1964 le nom de Parti socialiste destourien (PSD). Il veut considérer comme ses prolongements des organisations comme l’UGTT, l’UGET (étudiants) ou l’UNFT (femmes). Le rôle qu’il entend leur fixer est de transmettre à leurs adhérents les ordres du gouvernement, et de veiller à leur application. Afin de concurrencer les structures de l’UGTT sur les lieux de travail, le parti unique crée dès 1963 des cellules professionnelles placées sous son autorité directe. Celles-ci existeront jusqu’à la chute de Ben Ali.
En 1965, suite à une intervention du pouvoir, le secrétaire général de l’UGTT, Habib Achour, qui refuse cette mise sous tutelle de l’organisation syndicale, est remplacé à la tête de l’UGTT. En 1966, il est jeté en prison.
Sous l’égide de l’ancien syndicaliste Ben Salah, le pouvoir se lance en 1964 dans la mise en place de coopératives pour exploiter collectivement les terres. Cette politique se termine par un échec et sera officiellement abandonnée en 1969. Ben Salah est alors limogé puis condamné aux travaux forcés.
Face à la crise grave qu’il traverse, le pouvoir redemande à Achour, le plus populaire des fondateurs de l’UGTT encore en vie, de revenir à la tête de l’UGTT, ce qu’il fait immédiatement. Dans une motion adoptée en 1972, la direction de la centrale réaffirme sa volonté d’étendre la participation de l’UGTT aux diverses instances constitutionnelles de l’État. Pour elle, si on en croit Sadri Khiari, « l’antagonisme entre ouvriers et patrons doit trouver sa résolution dans le cadre de la politique de l’État basée sur le développement et l’arbitrage. La place de la base syndicale est réduite à celle de masse dissuasive et non à celle de force de mobilisation, dans un jeu où sont privilégiés la négociation, les manœuvres au sommet, les ententes occultes, les relations personnelles ». « Considérée comme un ultime recours, l’action revendicative est donc mise au second plan, au profit de la consolidation de la propre puissance logistique économique de l’organisation : très tôt, l’UGTT met en place des coopératives, une mutuelle d’assurances, un hôtel, une banque, etc. »
Dans les années 1970, profitant d’une bonne conjoncture économique, l’UGTT obtient de nombreux avantages pour les travailleurs : créations d’emplois, augmentations salariales, instauration d’un salaire minimum y compris dans l’agriculture, des statuts professionnels, des conventions collectives. Simultanément, l’UGTT consolide ses structures, sa base matérielle et financière (notamment grâce à la retenue à la source des cotisations), sa présence dans les structures de l’État. En échange, Habib Achour « engage la centrale dans une politique de collaboration active avec le gouvernement, et incite les travailleurs à augmenter la production et la productivité ».
Ce type de relations sociales va être remis en cause avec le tournant économique libéral du régime, la crise économique mondiale de 1974, ainsi que l’émergence d’une nouvelle génération militante.
Le bourguibisme tardif
Le début d’un nouveau cycle de luttes
Précédées par un soulèvement étudiant en 1972, les grèves redémarrent dès la fin 1973, après s’être repliées depuis 1957. Elles sont stimulées par l’opposition à la politique d’Hédi Nouira. Premier ministre de 1970 à 1980, celui-ci donne en effet un rôle accru au secteur privé, aux investissements étrangers, ainsi qu’à l’endettement extérieur.
Suite aux effets de la crise économique de 1974, les grèves s’étendent à tous les secteurs à partir de 1975/1976 : elles passent de 25 en 1970, à 453 en 1977.
Il en résulte d’importantes augmentations salariales. La nouvelle génération y joue un rôle notable : une partie a connu depuis la fin des années 1960 les luttes lycéennes ou étudiantes et est entrée en contact avec des groupes de gauche (4).
Cette déferlante de grèves contraint la direction de l’UGTT à rompre ses relations d’harmonie avec le gouvernement afin de chercher à encadrer les luttes. Face à l’agressivité du patronat et à la volonté gouvernementale d’imposer une politique d’austérité, la centrale syndicale revendique désormais une politique sociale et une limitation de la dépendance envers le capital étranger. L’UGTT devient une organisation de masse dont le nombre d’adhérents passe entre 1971 et 1976 de
30 000 à 500 000, implantée densément sur l’ensemble du territoire. (5) Revendiquant son autonomie par rapport au pouvoir et à son parti, L’UGTT devient le refuge de tous les opposants.
Face au durcissement du pouvoir, le congrès de mars 1977 de l’UGTT voit la poussée de la base qui exige la rupture totale avec celui-ci. Habib Achour et d’autres dirigeants déchirent leur carte du parti au pouvoir.
Le « jeudi noir » de janvier 1978
Le 26 janvier 1978, la grève générale à l’appel de l’UGTT est violemment réprimée par l’armée : on dénombre des centaines de morts et de blessés. Un millier de membres de l’UGTT, dont Habib Achour, sont arrêtés (6). Le pouvoir met en place une direction « fantoche » à la tête de l’UGTT, tandis que les syndicalistes « légitimes » sont jetés en prison. Chaque militant doit désormais choisir son camp. La nouvelle direction est boycottée par la grande majorité des adhérents.
La répression frappe également des étudiants : de nombreux militants de l’UGET sont arrêtés, condamnés, et envoyés de force à l’armée. « Lorsqu’ils sont revenus, de l’armée, ils n’ont pas pu reprendre leurs études ».(7)
En 1981, le pouvoir est finalement contraint de lâcher du lest : le Parti communiste est à nouveau autorisé ainsi que, momentanément, le Mouvement de la tendance islamiste (MTI). Simultanément, le pouvoir tente diverses manœuvres en direction de l’UGTT, dont la constitution d’une coalition électorale avec la direction « fantoche » aux législatives de novembre 1981.
Après son revers électoral, Bourguiba est finalement contraint de reconnaitre l’échec de sa tentative de « caporalisation » de l’UGTT, et d’accepter le retour d’Habib Achour à la tête de la centrale. Celui-ci s’efforce de reprendre en main l’appareil en écartant les plus compromis avec le pouvoir, tout en s’efforçant de récupérer, sinon de briser les tendances syndicales les plus combatives.
« La révolte du pain » de janvier 1984
Après de nouvelles luttes ouvrières et lycéennes en 1981-1982, une nouvelle épreuve de force a lieu en 1984. Elle fait suite à la mise en place de la politique néo-libérale « d’ajustement structurel » pilotée par le FMI et la Banque mondiale : le gouvernement décide le blocage des salaires et le doublement du prix du pain, ainsi que la hausse de 70% des pâtes alimentaires. La « révolte du pain », débute spontanément le 29 décembre 1983 et embrase l’ensemble du pays. Elle n’est pas lancée par l’UGTT, mais par les jeunes des régions déshéritées et des quartiers périphériques des grandes villes. La répression par l’armée est brutale : on dénombre entre 89 et 143 morts. (8)
L’écrasement de l’UGTT, et la fin de l’achourisme (1984-1988)
Pris de panique, le pouvoir s’en prend une nouvelle fois à l’UGTT. En février 1984, il pilote à cet effet une scission qui prend le nom d’UNTT. Celle-ci est mise en œuvre par d’anciens dirigeants de l’UGTT exclus pour avoir engagé l’UGTT dans la coalition électorale avec le parti au pouvoir en novembre 1981. Les milices destouriennes s’emparent des locaux syndicaux pour les remettre à la nouvelle organisation.
La direction de l’UGTT lutte à la fois contre l’offensive du pouvoir et contre les syndicalistes qui voudraient lui voir défendre une ligne plus ferme. Au final, elle perd sur les deux tableaux : fin décembre 1985, Habib Achour et d’autres dirigeants syndicaux sont condamnés à de lourdes peines.
La direction de l’UGTT est alors prise en main par une nouvelle équipe sous la houlette du pouvoir. La déroute de l’UGTT entraîne le reflux du mouvement social et des oppositions démocratiques, laissant le champ libre aux islamistes.
Après une période d’ouverture suivant la prise du pouvoir par Ben Ali en novembre 1987, le pouvoir dictatorial de celui-ci se met en place pour plus de 20 ans. Il détruit le mouvement islamiste et réduit le mouvement démocratique au silence.
C’est la fin d’une époque pour l’UGTT, marquée par le départ à la retraite d’Habib Achour, puis par la réunification avec l’UNTT lors du congrès de Sousse d’avril 1989 qui consacre l’allégeance de l’UGTT au nouveau Président.
Notes :
1. Zghidi S (1989) cité par Sadri Khiari.
2. Sadri Khiari : « La place de l’UGTT dans le système politique tunisien » (CERI, 2000)
http://www.ceri-sciences-po.org/archive/dec00/khiari.pdf
3. Celina Braun 2006, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 111-112 (2006).
4. Un chapitre suivant de ce dossier donne des éléments sur les différents courants politiques tunisiens.
5. L’hebdomadaire de l’UGTT, Ech-Chaab, donne une information de qualité en rupture avec le monopole de l’État sur la presse. Donnant la parole à ses lecteurs, il stimule le débat dans l’ensemble de la société. Entre janvier 1976 et janvier 1978, son tirage passe de 7 000 à 60 000, soit
l’équivalent du tirage de l’ensemble des 5 quotidiens tunisiens réunis (Mustapha Kraiem, « État et société dans la Tunisie bourguibienne », Tunis 2011, p115).
6. Un certain Ben Ali est à l’époque le chef de la police.
7. « Des luttes sociales à la révolution, entretiens avec l’Union des diplômés chômeurs » p6 (2012)
8. Le 6 janvier 1984, Bourguiba déclare renoncer à cette mesure. Mais par la suite, il augmentera progressivement le prix du pain de manière masquée, par exemple en diminuant son poids.
Lectures :
Quelques figures historiques du mouvement syndical tunisien
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article26977
http://orta.dynalias.org/solidint/depot/solidint/revue-8/D1.%20Figures%20syndicales%20historiques.pdf
Parmi les sources consultées, la plus riche et la plus stimulante est le livre de l’historien tunisien Mustapha Kraiem « État et société dans la Tunisie Bourguibienne », Tunis 2011. Ecrit en 1999, cet ouvrage n’a pu être publié en Tunisie qu’après la chute de Ben Ali.
Les principales autres sources écrites utilisées sont :
– Hédi Timoumi : « La Tunisie, 1956-1957 » (Cenetra-Tunis-2010), pages 111, 120-122, 213-217, 250-255 ;
– Sadri Khiari : « Tunisie, le délitement de la cité » (Karthala-Paris-2003), pages 17-22, 27, 31-35, 68-73 et 182-189. Ce livre reprend en partie une étude parue en décembre 2000 et disponible en ligne www.ceri-sciences-po.org/archive/dec00/khiari.pdf