Le redémarrage de l’action syndicale
Interdits en octobre 1940 par les autorités pétainistes, les syndicats sont à nouveau autorisés en mai 1943, après le départ des troupes allemandes et italiennes. Les travailleurs rejoignent en masse la CGT. Pour la première fois, des syndicats d’ouvriers agricoles sont créés. Le développement des grèves permet notamment d’obtenir la revendication première des travailleurs tunisiens : le principe « à travail égal, salaire égal ».
La direction de l’Union départementale de la CGT est très majoritairement communiste à partir de mars 1944. Mais conformément à la position de l’URSS de Staline et du gouvernement français de la Libération auquel le PCF participe en compagnie de la SFIO, les responsables communistes combattent l’idée d’indépendance et y opposent celle d’autonomie au sein de l’Union française. (1)
La reconstitution d’une centrale syndicale tunisienne
C’est dans ces conditions que des syndicalistes tunisiens de la région de Sfax, dont Farhat Hached et Habib Achour, fondent en octobre 1944 l’Union des syndicats autonomes du Sud. Elle se définit comme « apolitique, tunisienne, et indépendante des communistes ». Des syndicats comparables sont formés dans le Nord du pays.
En compagnie de la Fédération tunisienne des fonctionnaires (qui existe depuis 1936) les syndicats autonomes du Sud et du Nord fondent le 20 janvier 1946 l’UGTT (Union générale des travailleurs de Tunisie). Alliant lutte revendicative et lutte nationale, l’UGTT compte rapidement 100 000 adhérents, marginalisant la CGT essentiellement composée d’Européens.
« L’organisation regroupe, aux côtés d’ouvriers plus qualifiés, des secteurs de prolétarisation récente, souvent encore liés à la petite production agricole et urbaine, des petits artisans, des commerçants. Les employés et cadres de la Fonction publique, s’imposent très rapidement comme une composante essentielle, au niveau notamment de l’encadrement » (2).
Composée de Tunisiens, l’UGTT met l’accent sur les inégalités dont ceux-ci sont victimes. Le reste de son programme revendicatif est presque intégralement repris de celui de l’Union départementale de la CGT. Cette dernière prend en octobre 1946 le nom d’Union syndicale des travailleurs de Tunisie (USTT).
Rapidement les relations se détériorent entre les deux organisations. Sur le plan international, la CGT (et donc ensuite l’USTT) est affiliée à la FSM (Fédération syndicale mondiale). Après avoir longtemps demandé à en être également membre, l’UGTT s’affiliera finalement à la CISL en 1950 (3).
Les débuts du dualisme UGGT/Néo-Destour
La plupart des animateurs de l’UGTT sont par ailleurs membres du Néo-Destour. Mais en tant que parti, ce dernier était sorti très affaibli de la guerre. Alliant la lutte revendicative antipatronale à la lutte nationale, l’UGTT prend une importance croissante. L’absence du leader destourien Habib Bourguiba, réfugié au Caire de 1945 à 1949, permet au secrétaire général de l’UGTT Farhat Hached de s’affirmer à la fois en tant que leader ouvrier et leader national.(4)
En août 1947, la répression de la grève générale à Sfax entraîne 29 morts et 150 blessés dont Habib Achour, un des futurs secrétaires généraux de l’UGTT.
En 1949, au retour de Bourguiba en Tunisie, le mouvement national est bicéphale. Les portraits des deux leaders sont partout. Les liens entre l’UGTT et le Néo-Destour se font plus étroits.
Toutefois il existe entre ces deux hommes, qui représentent deux pôles du mouvement national, des différences profondes :
– Bourguiba refuse toute notion de lutte de classes, toute opposition d’intérêts entre Tunisiens,
– Farhat Hached, tout en étant membre du Néo-Destour, est ancré sur les intérêts propres de la classe ouvrière. Il écrit notamment en 1951 : « La lutte de notre peuple pour son émancipation politique n’est qu’un des aspects de sa lutte pour son émancipation sociale. Notre peuple est convaincu que l’indépendance politique sans progrès social et sans souveraineté de la justice sociale et sans changement des principes économiques et sociaux du régime actuel, est un leurre et une utopie dangereuse ».
L’UGTT dénonce l’exploitation que font subir à la classe ouvrière des patrons tunisiens et n’hésite pas à déclencher des grèves contre certains d’entre eux.
Toutes les grèves nationales se font à l’appel de l’UGTT. Les conditions semblent créées pour que la classe ouvrière soit à même de peser de tout son poids dans l’orientation politique et sociale de la future Tunisie indépendante.
Le Néo-Destour, toujours clandestin, compte en 1951 environ 150 000 membres, souvent simultanément adhérents de l’UGTT.
Bourguiba est arrêté le 18 janvier 1952 et restera trois ans et demi en captivité. Le 5 décembre 1952, Farhat Hached est assassiné par « La Main rouge », une organisation de colons d’extrême droite liée aux services secrets français. La lutte armée prend alors son essor.
La marche douloureuse vers l’indépendance
Le mouvement national tunisien se radicalise et exige maintenant l’abolition du Protectorat français et la proclamation de l’indépendance. La guerre fait rage en Indochine, la lutte armée débute en 1953 au Maroc et elle est sur le point d’éclater en Algérie. (5)
En juillet 1954, dans la foulée de la défaite de l’armée française en Indochine et de la signature des Accords de Genève, le gouvernement français de Mendès-France doit faire également faire face à la propagation de la résistance armée en Tunisie. Il alors est contraint d’accorder une souveraineté limitée à la Tunisie.
Au sein du mouvement national tunisien, deux courants se font face.
– Celui incarné par Bourguiba, le Président du Néo-Destour, qui accepte ce cadre et le désarmement des militants nationalistes ;
– Un autre courant représenté par Ben Youssef, le secrétaire général du parti,qui refuse cette « autonomie interne » alors que la guerre d’indépendance commence en Algérie. Il appelle à reprendre la lutte armée jusqu’à l’indépendance totale.
Le 1er juin 1955 a lieu le retour triomphal de Bourguiba, Président du Néo-Destour, en Tunisie après trois ans et demi de prison. En septembre, Ben Youssef, le secrétaire général du parti, revient également après 4 ans d’exil. Il est accueilli à l’aéroport par environ 15 000 militants, dont Bourguiba.
Rapidement, Ben Youssef appelle à la reprise de la lutte armée. Il est alors démis du Bureau politique puis exclu du parti. Un début de guerre civile commence à s’instaurer entre les deux courants nationalistes.(6) Sur le point d’être arrêté, Ben Youssef s’enfuit à l’étranger en janvier 1956, où il sera assassiné en 1961 par des agents de Bourguiba.
Face au développement de la guerre d’indépendance en Algérie, à l’obligation dans laquelle l’État français se trouve d’accorder son indépendance au Maroc le 2 mars 1956, et surtout les maquis youssefistes regroupant plus de 1 500 combattants, la Tunisie obtient également l’indépendance le 20 mars 1956.
Notes :
1. Mustapha Kraiem : « Le Parti communiste tunisien pendant la période coloniale » p234. Hassine Raouf Haza : « Le Parti communiste tunisien et la question nationale, 1943-1946 », in « Mouvement ouvrier, communisme et nationalisme dans le monde arabe » pp231-263, Cahier du Mouvement social n°3 (Les éditions ouvrières, 1978).
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57192451.r=.langFR
2. Sadri Khiari : « La place de l’UGTT dans le système politique tunisien » (CERI-2000) http://www.ceri-sciences-po.org/archive/dec00/khiari.pdf
3. Depuis 2006, l’UGTT est affiliée à la CSI (Confédération syndicale internationale, en anglais ITUC) dont la CISL est une des organisations fondatrices.
4. Farhat Hached joue d’autant plus un rôle prééminent que le dirigeant réel du Néo-Destour en Tunisie est Salah Ben Youssef avec qui il partage les mêmes orientations.
5. Juliette Bessis : « La crise de l’autonomie et de l’indépendance tunisienne, classe politique et pays réel » pp265-292 (Cahier du Mouvement social n°3, Les éditions ouvrières, 1978).
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57192451.r=.langFR
6. « Le pays avait connu un processus de guerre civile et les victimes tunisiennes étaient plus nombreuses que celles qui étaient tombées au cours de toute la période d’occupation française ». (Mustapha Kraiem, État et société dans la Tunisie bourguibienne, Tunis 2011, p102).
Lectures :
Quelques figures historiques du mouvement syndical tunisien http://orta.dynalias.org/solidint/depot/solidint/revue-8/D1.%20Figures%20syndicales%20historiques.pdf
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article26977
Cet article est en partie constitué d’emprunts à l’étude de Juliette Bessis : « Le mouvement ouvrier tunisien de ses origines à l’indépendance » parue dans le numéro 89 de la revue « Le mouvement social » (octobre-novembre 1974). http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56192288/f3.image.langFR
Article reproduit dans le recueil de la même auteure « Maghreb, questions d’histoire » (L’Harmattan 2003).
Y ont été inclus des éléments provenant des publications suivantes :
– Mustapha Kraiem : « Le Parti communiste tunisien pendant la période coloniale » (Tunis, 1997)
– Sadri Khiari : « La place de l’UGTT dans le système politique tunisien » (CERI, 2000)
www.ceri-sciences-po.org/archive/dec00/khiari.pdf
– Sadri Khiari : « Tunisie, le délitement de la cité » (Karthala-Paris, 2003)
– Amira Aleya Sghaïer : « La Tunisie n’est devenue indépendante que sous la pression des fellaghas » (juin 2006) http://www.lazharchraiti.org/Journaux/realite/realite03.pdf
– « Histoire générale de la Tunisie » tome IV – Sud Editions (Tunis, 2010).
– Mustapha Kraiem : « État et société dans la Tunisie bourguibienne » (Tunis 2011).