Une volonté de réformes
En 1907 se forme, parmi des intellectuels tunisiens aisés, le mouvement « évolutionniste » des « Jeunes tunisiens ». Celui-ci s’inspire directement des « Jeunes turcs » ainsi que de la tradition réformatrice tunisienne antérieure à la colonisation. Très attachés à l’héritage culturel arabo-musulman, ses membres ne cherchent pas à renverser le pouvoir colonial, mais plutôt à le réformer. Cela ne les met pas pour autant à l’abri de la répression : ce mouvement est interdit après les premiers affrontements populaires avec le colonialisme survenus en juillet 1911.
Après la Première guerre mondiale, ils fondent beaucoup d’espoir sur la mise en œuvre des principes énoncés par le président américain Wilson, et notamment celui sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais le pouvoir français a de tout autres projets : il accentue sa mainmise sur la Tunisie en relançant notamment la colonisation des terres et en majorant d’un tiers les salaires des seuls fonctionnaires français.
De fondamentalement culturel, le mouvement nationaliste devient alors directement politique avec la fondation, en 1920, du parti connu sous le nom de Destour (qui signifie en français Constitution) (1). Ce parti revendique sa participation à la gestion de la colonie et l’octroi d’une Constitution. Il voit dans la désislamisation un outil visant à briser la nation tunisienne pour en faire un appendice de la France.
L’apparition du mouvement ouvrier parmi les européens
Les Européens constituent, sauf dans quelques professions, la majorité du salariat. Ils bénéficient de salaires plus élevés que les Tunisiens et, contrairement à eux, d’aides financières pour acquérir des terrains et des logements, ainsi que d’allocations familiales.
Au sein de la communauté européenne, la Fédération socialiste voit le jour en 1919. Son aile majoritaire constituera en 1921 la Fédération communiste de Tunisie (2), et la minorité le groupe SFIO.
La principale organisation syndicale est l’Union départementale de CGT française. Fondée en 1920, elle est dirigée par des Français membres de la SFIO, cadres ou ouvriers qualifiés. Le gros des adhérents est constitué d’Italiens, ouvriers qualifiés ou manœuvres. (3)
Comme en France également, la deuxième centrale est la CGTU animée par des communistes et des syndicalistes-révolutionnaires. Constituée en 1922, elle regroupe essentiellement des ouvriers de l’arsenal, des postiers, divers fonctionnaires, ainsi que des ouvriers italiens antifascistes.
Minoritaires au sein du salariat moderne, les travailleurs tunisiens sont marginalisés au sein de ces deux centrales. Ils ont également du mal à trouver leur place au sein du mouvement nationaliste incarné par le Destour.
Une première tentative de centrale syndicale tunisienne (1924-1925)
Au sein du mouvement nationaliste tunisien, l’apparition d’une aile tournée vers les classes populaires change la donne. Des liens se tissent entre ce courant et des militants communistes, notamment en août 1924 lors de la grève des dockers, profession où les Tunisiens sont majoritaires. Cette grève vise à obtenir un salaire égal à celui des dockers de Marseille. (4)
Dans la foulée est fondée, en décembre 1924, la Confédération Générale Tunisienne du Travail, dite « Première CGTT » ou « CGTT de Mohammed Ali ».
Composée de Tunisiens, on y retrouve notamment des dockers, des cheminots et des traminots. Cette initiative est soutenue par la Fédération du PCF, représentée notamment par Jean-Paul Finidori. Elle suscite, par contre, une levée de bouclier de toutes les autres forces politiques, direction du Destour incluse. La répression s’abat immédiatement sur la CGTT et les militants communistes (5). La centrale est démantelée et Mohammed Ali est condamné à l’exil où il meurt en 1928.
À noter qu’un des fondateurs de la CGTT, Tahar Haddad, était également unpartisan actif de l’émancipation des femmes et revendiquait notamment l’égalité juridique totale entre les sexes.
La vague des années 1930
Les Tunisiens sont particulièrement frappés par les effets de la crise économique de 1929 et les mobilisations se développent parmi eux.
Mais désormais, les dirigeants du Destour affichent leur loyalisme et ne revendiquent plus que des réformes limitées. « Leurs méthodes d’actions se limitent aux articles de presse, aux réunions politiques, aux délégations et aux pétitions ». Il leur arrive d’organiser des actions, « mais à condition que tout se passe dans l’ordre et le calme et qu’ils ne risquent pas d’être débordés. Sitôt que le mouvement échappe à leur contrôle, ils interviennent pour le freiner […]. Les méthodes d’actions des vieux leaders du Destour ne cadrent plus avec la Tunisie des années trente ». (6)
Sans avoir un programme véritablement différent, une nouvelle génération de dirigeants du Destour scissionne de celui-ci pour fonder, en 1934, le Néo-Destour.(7) Sa principale différence est de faire appel aux mobilisations de masse et de ne pas reculer devant la violence. Dans ce but, le Néo-Destour est « un parti extrêmement centralisé, organisé sur le modèle de l’armée sous forme pyramidale ». (8) Ce mode d’organisation s’accompagne de pouvoirs exhorbitants entre les mains du Président du parti, Habib Bourguiba.
Pas plus que le « Vieux-Destour », le « Néo-Destour » ne revendique pour autant l’indépendance. Il voit celle-ci comme « une lutte de longue durée, en vue d’imposer à la France une solution de compromis, qui déboucherait, par étapes sur l’émancipation du pays ». (9)
Rapidement, le Néo-Destour relègue le Vieux-Destour à l’arrière plan : il compte en 1937 environ 486 cellules en ville comme dans les campagnes.
L’essor du syndicalisme
Le renforcement du syndicalisme à partir de 1931 est amplifié par la levée, en novembre 1932, des nombreuses restrictions à l’action syndicale en Tunisie10, puis par la fusion en 1936 de la CGT et de la CGTU. La victoire électorale du Front populaire engendre une explosion des luttes : travailleurs tunisiens et français participent ensemble aux grandes grèves avec occupation de juin 1936.
Environ les trois quarts des adhérents de la centrale unifiée sont maintenant tunisiens. Néanmoins les dirigeants restent majoritairement européens, les réunions les plus importantes ont lieu en français, et les revendications spécifiques des Tunisiens ne sont pas véritablement prises en compte. Cette situation a été renforcée depuis 1935 par l’abandon par le PC Tunisien, à la remorque du PCF et de l’URSS, de la revendication d’indépendance nationale.
Du côté des nationalistes tunisiens, le Néo-Destour parvient à s’implanter syndicalement par le biais de la « Fédération tunisienne des fonctionnaires ». Présente dans les PTT, l’enseignement et la justice, celle-ci vient de se créer en marge de la très réactionnaire et raciste « Fédération générale des fonctionnaires de France » affiliée à la CGT.
En mars-avril 1937 des militants tunisiens créent la seconde CGTT qui se voulait une réincarnation de la première CGTT, écrasée en 1925. Celle-ci doit faire face à l’hostilité de la CGT et de toutes les forces politiques de gauche, communistes inclus.
Déterminé à contrôler l’ensemble des forces nationales, le Néo-Destour veut placer la nouvelle centrale sous son contrôle. Face à la volonté de la nouvelle centrale de sauvegarder son autonomie, un groupe de néo-destouriens s’empare de la direction de la CGTT en janvier 1938, ce qui fait exploser la centrale. (11) Refusant ce coup de force et attachés à l’autonomie du mouvement syndical, la majorité des militants de la CGTT rejoignent la CGT. À noter que beaucoup de travailleurs tunisiens n’avaient jamais quitté la CGT, parmi eux Farhat Hached et Habib Achour, les futurs fondateurs de l’UGTT.
Le déchaînement de la répression
Douze grévistes des mines de fer de Djerissa avaient, par exemple, été tués par l’armée le 17 juillet 1935. Contrairement aux espoirs qui avaient été mis en lui, le gouvernement du Front populaire avait continué dans la même voie : dix-neuf autres mineurs avaient également été tués, le 9 mars 1937, dans les mines du Sud. Face à cela, la CGTT avait lancé un mot d’ordre de grève générale de protestation pour le 4 août 1937. La CGT s’y était ralliée et cette grève avait été massivement suivie par les adhérents des deux centrales.
Une nouvelle grève générale a lieu le 8 avril 1938, cette fois-ci à l’appel du Néo- Destour. Elle est suivie, le 9 avril, d’une répression brutale, avec une centaine de morts, des milliers d’arrestations, la proclamation de l’état de siège et la dissolution du Néo-Destour. « La répression fut déclenchée par le gouvernement du Front populaire avec la bénédiction tacite des forces de gauche et des communistes eux-mêmes ». (12) Un fossé durable existe désormais entre le mouvement ouvrier européen et les nationalistes tunisiens.
Finalement, c’est l’ensemble des libertés politiques qui sont attaquées en Tunisie : « après les décrets du 28 juin 1938, toute activité politique devenait strictement contrôlée, une censure stricte était imposée à toute la presse et les manifestations populaires sous forme de cortèges ou de meetings étaient carrément prohibées. Les décrets de juin avaient même mis les socialistes dans l’obligation d’arrêter la publication de leur journal et de suspendre les activités de leur parti ». (13)
Lectures :
Quelques figures historiques du mouvement syndical tunisien http://orta.dynalias.org/solidint/depot/solidint/revue-8/D1.%20Figures%20syndicales%20historiques.pdf
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article26977
Cet article est fondamentalement constitué d’emprunts à l’étude de Juliette Bessis : « Le mouvement ouvrier tunisien de ses origines à l’indépendance » parue dans le numéro 89 de la revue « Le mouvement social » (octobre-novembre 1974).
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56192288/f3.image.langFR
Article reproduit dans le recueil du même auteur « Maghreb, questions d’histoire » (L’Harmattan 2003).
Il a été complété par des éléments tirés d’ouvrages de l’historien tunisien Mustapha
Kraiem : « Le Parti communiste tunisien pendant la période coloniale » (Tunis 1997),
« État et société dans la Tunisie Bourguibienne » (Tunis 2011).
Y ont été également incluses des informations provenant du tome IV de « L’histoire
générale de la Tunisie » – Sud Editions (Tunis, 2010).
Notes :
1. Son véritable nom est Parti libéral constitutionnel tunisien. Il revendique l’octroi d’une Constitution comme cela avait été le cas en 1861 du temps de l’empire Ottoman.
2. Son nom exact est Section fédérale de l’Internationale communiste (SFIC). Le nom de Parti communiste tunisien ne sera utilisé qu’à partir de 1934. La SFIC des années 1920-1925 est partisane de l’indépendance de la Tunisie et considère les nationalistes tunisiens comme des alliés qu’elle se doit de soutenir.
3. Béchir Tlili : « La Fédération socialiste de Tunisie (SFIO) et les questions islamiques (1919-1925) » et notamment l’annexe « La Fédération communiste de Tunisie » in « Mouvement ouvrier, communisme et nationalisme dans le monde arabe » pp 57-89 (Les Editions ouvrières, 1978). http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57192451.r=.langFR
4. Sur la grève des dockers et la CGTU, voir Béchir Tlili pp 72-76 op. cité.
5. Jean-Paul Finidori, le secrétaire de la Fédération communiste, est condamné à des peines de prison et interdit de séjour en Tunisie pour 10 ans. Face à leurs divergences avec la direction du PCF concernant la politique à suivre en Tunisie, les principaux animateurs de la Fédération communiste de Tunisie quittent le PCF en 1925. Ils rejoignent le courant syndicalisterévolutionnaire
animé par Pierre Monatte, opposé à la « déviation stalinienne » du parti et exclu de celui-ci en 1924. Voir la notice sur Finidori en ligne sur www.citoyensdesdeuxrives.eu/better/index.php?option=com_content&view=article&id = 405:mohamed-ali-el-hammi&catid = 122:dune-rive-&Itemid=128
6. Ali Mahjoub : « Les origines du mouvement national tunisien, 1904-1934 » (Tunis, 1982, pp 516 et 534).
7. « Le nouveau parti avait hérité de l’ancien les revendications, les objectifs et le programme » Mustafa Kraiem, « État et société sous la Tunisie bourguibienne », Tunis 2011, p11.
8. id.
9. id.
10. Avant 1932, par exemple, les dirigeants syndicaux devaient obligatoirement être de nationalité française ! (Mustapha Kraiem « Le PCT pendant la période coloniale » p90). La Tunisie est la première colonie française où la législation syndicale est alignée sur celle en vigueur en France depuis… 1884 !
11. Mustapha Kraiem : « Il faut souligner qu’à travers leurs pratiques, leur tactique et leur stratégie, les chefs du Néo-Destour ne tenaient compte que des intérêts étroits de leur parti. En 1938, ils décidèrent de détruire la CGTT, par un coup de force […], plutôt que de voir cette centrale échapper à leur contrôle ». in « État et société dans la Tunisie bourguibienne » (Tunis, 2011) pp 69 et 73.
12. Mustapha Kraiem : « Le Parti communiste tunisien pendant la période coloniale » p215.
13. Mustapha Kraiem : « Le Parti communiste tunisien pendant la période coloniale » p195.