Contretemps : La parution de ton livre paraît d’autant plus importante aujourd’hui que parler de féminisme islamique suscite en France des réactions immédiates de surprise voire d’incompréhension. On se rappelle par exemple le tollé suscité par les propos d’Olivier Besancenot, qui avait affirmé, au moment de la de la candidature d’Ilham Moussaïd au NPA, « on peut être féministe et voilée ». Qu’y a-t-il selon toi derrière ces réactions ?
Zahra Ali : L’association des deux termes « féminisme » et « islam » n’est pas évidente pour beaucoup de gens. Elle ne l’est ni dans le cadre occidental de la pensée dominante, ni dans le mouvement féministe en général, ni au sein des communautés musulmanes elles-mêmes. Pour la pensée dominante comme pour le féminisme occidental, l’association des termes « féminisme » et « islam » ne se pose qu’à l’interrogatif : c’est a priori un oxymore. Au sein des communautés musulmanes, le questionnement sur une telle association de termes provient du fait que la référence au féminisme est souvent perçue comme une référence occidentale, pour ne pas dire néo-coloniale, dont on se méfie beaucoup.
Contretemps : A ce sujet, on peut noter que certaines des auteures de l’ouvrage ne reprennent pas à leur compte le terme de « féministe ». De quoi cela est-il révélateur à ton avis ?
Zahra Ali : Il faut d’abord rappeler que cette idée d’associer féminisme et islam – voire même d’associer champ féministe et champ islamique – a émergé dans les années 1990. Cela ne veut pas dire que la réalité n’existait pas avant : il y a eu une forme de proto-féminisme dès l’époque prophétique, puis est venue, à la faveur de la pensée réformiste musulmane, une réflexion sur l’égalité véritablement féministe. Les mouvements féministes dans le « monde arabe » ont ensuite émergé dans le cadre des luttes nationaliste et anti-impérialistes.
L’association dans la pratique existait donc déjà, mais sans forcément s’inscrire dans la terminologie utilisée en Europe. Ainsi, le terme « nisa’iyya » en arabe ne signifie pas nécessairement « féminisme » ; il est en fait beaucoup plus proche du français « féminin ». Pour autant, on y retrouve toute une série de critiques identiques à celles du mouvement féministe européen. Les femmes qui sont aujourd’hui désignées comme féministes musulmanes ne se reconnaissent donc pas forcément dans cette terminologie ; elles utilisent plutôt le terme de « réformisme au féminin ». Elles se revendiquent de cette manière de la « deuxième vague » des réformistes musulmans, qui serait donc une vague « au féminin ».
Malgré cela, il y a également, à la faveur de l’élaboration du concept au niveau académique, une réappropriation dans des milieux militants du terme « féminisme » que je trouve assez intéressante.
Contretemps : Derrière cette question de terminologie se pose donc le problème de la traduction des concepts qui ne sont pas indépendants des contextes où ils émergent...
Zahra Ali : Effectivement. Je pense qu’il faut vraiment insister, dans cette question de la réappropriation ou non du terme « féminisme », sur la tradition coloniale du féminisme occidental, qui a été vécue de manière extrêmement violente par les musulmanes elles-mêmes. Aujourd’hui encore, la cause des femmes continue d’être utilisée à des fins racistes et impérialistes. Les féministes musulmanes ont évidemment conscience de cela. La non-identification à ce terme de « féminisme » peut également être comprise d’un point de vue stratégique, comme la volonté de montrer que notre lutte pour l’égalité, pour l’émancipation, ne s’inscrit pas dans ce modèle-là et le refus d’apporter une nouvelle caution à l’impérialisme et au racisme.
Contretemps : Les féministes islamiques distinguent d’une part une pratique de la religion musulmane patriarcale, qui légitime et réglemente la domination masculine et de l’autre des textes fondateurs desquels est fondamentalement absente cette dimension patriarcale. Quel est l’enjeu de cette distinction ? A-t-on besoin de ce « retour aux sources » pour contester le patriarcat ?
Zahra Ali : Le féminisme islamique repose sur l’idée que le Coran lui-même affirme le principe d’égalité entre tous les êtres humains : ce sont l’idéologie et les pratiques patriarcales qui sont venues entraver la réalisation de l’égalité entre hommes et femmes. La jurisprudence islamique (fiqh), au moment où elle s’est consolidée, a été envahie par les conceptions et comportements patriarcaux de l’époque et c’est cette version patriarcale de la jurisprudence qui a modelé les différentes formulations de la shari’a [1]. Une des tâches fondamentales du féminisme islamique est donc de contextualiser les interprétations qui ont été faites des textes par des exégètes masculins qui ont visé à justifier leur propre domination masculine. Il s’agit d’opérer une distinction essentielle entre ce qui relève du contingent, de l’interprétation humaine et contextuelle, et ce qui relève de l’universel dans les textes. Cela me fait penser au nom de l’ouvrage de Khaled Abou El Fadl, Speaking in God’s name [2], et à cette idée que parler « au nom de Dieu » et à la place de Dieu, comme l’ont font certains exégètes masculins, est contraire même à notre religion. Donc justifier le patriarcat au nom de la parole de Dieu est une véritable erreur.
Contretemps : Comment se construit cette référence au religieux ? Est-ce que les femmes musulmanes, concernées par la lutte pour l’égalité et l’émancipation en premier lieu sont ensuite allées chercher dans les textes religieux un appui, voire une justification à leur combat, ou ce combat est-il né directement d’un travail sur les textes et d’un attachement premier à la foi et à la compréhension de la parole divine ?
Zahra Ali : Il faut distinguer plusieurs attitudes, et c’est pour cela que je parle de féminismes islamiques, ou musulmans, au pluriel. Il y a d’une part une attitude véritablement « stratégique » : celle de femmes qui ont un profil et un engagement plutôt séculiers. Elles peuvent être pratiquantes à titre personnel, mais sont engagées sur un mode qui favorise la pluralité des appartenances, plutôt que l’engagement au nom de la religion. C’est le cas selon moi de Sisters In Islam en Malaisie [3] : ces femmes sont davantage engagées sur un mode séculier mais dans un contexte où l’islam est le référent majeur (à la fois culturel, identitaire et spirituel) ont besoin de passer par cette idée que l’islam lui-même fait la promotion des droits des femmes pour faire accepter, socialement, leurs revendications d’égalité. L’inscription de la pensée féministe à l’intérieur du cadre religieux permet de faire entendre un discours dans des contextes particuliers où le religieux a une telle prégnance qu’il est difficile de s’en extraire, de penser sans lui, ou hors de lui.
Il y a d’autre part une démarche qui est tout autre, où le rapport aux textes est en fait premier, et où c’est véritablement à partir de la foi et de la spiritualité musulmane que se fonde la recherche de justice et d’égalité qui se trouve au fondement du féminisme. Cette autre stratégie est alors plutôt le fait de femmes proches de la militance islamiste [4]. L’arrivée, dans les années 1970-1980 de l’islam dans le champ politique a été une opportunité pour critiquer l’islam en des termes politiques, à l’intérieur du cadre religieux musulman. Au départ, l’islamisme est en effet la critique de l’islam d’État et part d’une volonté de démocratiser l’islam par un rapport aux textes sans intermédiaire, qui peut faire naître un espace fertile et précieux pour les femmes et leur critique du patriarcat dans l’exégèse faite par les hommes. Rached al-Ghannouchi par exemple, le leader d’Ennhada en Tunisie a produit des textes sur la question des femmes en islam qui ont été utilisés par les militantes musulmanes. Et donc à ce moment, des femmes qui sont croyantes, pratiquantes, qui ont un modèle de vie qui fait la promotion d’une militance islamique et islamiste, vont défendre un islam qui promeut l’égalité homme-femme et les droits des femmes. Dans cette seconde attitude, le rapport aux textes sacrés, est à la fois central et premier.
Personnellement, je pense que je me situe entre les deux : il y a une nécessité stratégique que je reconnais, et, en même temps, c’est dans ma foi que je trouve les fondements de mon engagement féministe. C’est toujours en relation à cette foi et en allant y puiser directement que j’ai toujours pensé et vécu mon engagement politique. Mais c’est aussi grâce à ce lien permanent avec la foi et les textes religieux que, dans une famille plutôt conservatrice, j’ai pu me permettre certaines choses que je n’aurais pas pu me permettre autrement.
Contretemps : Est-ce qu’on pourrait alors faire un certain rapprochement avec l’engagement des chrétiens de gauche, qui fondent leurs valeurs sociales et leur engagement politique dans leur foi, avec la théologie de la libération par exemple ?
Zahra Ali : Tout à fait. Je me rappelle avoir participé à un colloque aux côtés d’une féministe catholique dont la démarche était extrêmement proche de la nôtre : on retrouvait ce retour aux textes, ce travail d’exégèse absolument central.
Il y a donc des parallèles certains, également, avec la théologie de la libération. On partage cette vision que l’engagement politique est le fruit d’un positionnement spirituel et d’une quête de sens. Les féministes musulmanes ont vraiment développé cette idée du tawhîd, de l’unicité divine : si Dieu est unique, c’est lui qui est dépositaire de l’autorité, de la domination, et tous les êtres sont donc égaux. Les êtres humains ne se distinguent que par leur piété. En islam, il y a une phrase, qui est répétée des centaines de fois dans le Coran, et qui désigne celui qui croit par le fait qu’il accomplit de bonnes œuvres. A partir de ce piétisme, de la quête de Dieu, de sens, et de la volonté de faire le bien, est alors tiré le principe d’« ordonner le convenable et d’interdire le blâmable » [5]. Ce principe peut évidemment conduire à la police des mœurs, mais peut aussi donner un engagement politique universel, qui ressemble beaucoup à un engagement humaniste, selon moi. Partir du spirituel pour aller vers le politique, c’est une démarche qui rassemble à la fois les théologiens de la libération et les militants et militantes musulmanes.
Contretemps : Dans l’introduction, tu définis le contenu que l’on peut donner à l’idée d’émancipation des femmes de la manière suivante : « la lutte pour l’émancipation des femmes en occident s’est caractérisée par une désacralisation des normes religieuses, une libéralisation sexuelle qui est passée par un dévoilement du corps, les féministes musulmanes proposent une libération qui pose un tout autre rapport au corps et à la sexualité, un rapport marqué par des normes et une sacralisation de l’intime et par une défense du cadre familial hétérosexuel » [6]. La défense d’un rapport « marqué par des normes » ne porte pas en elle le risque de reproduire un féminisme en partie excluant ?
Zahra Ali : C’est vrai qu’il existe une vraie tension dont il faut être conscient. Dans la mesure où la démarche s’inscrit dans le cadre religieux, il y a un certain aspect normatif qui est inévitable. Il y a un certain risque excluant à l’intérieur de ce cadre. En même temps, il faut insister sur le fait qu’il y a véritablement un respect des individus qui est propre au réformisme musulman : ce n’est pas parce que certaines pratiques sont perçues comme entrant en contradiction avec le cadre normatif religieux que les personnes sont elles-mêmes exclues, en tant qu’individus.
Et puis je pense qu’il y a toujours cette dimension stratégique à garder en tête : aucune féministe, religieuse ou laïque, ne revendique le droit à la liberté sexuelle en Irak par exemple. Pour prendre l’exemple de la famille, les féministes françaises en ont fait une critique très forte comme lieu d’oppression intrinsèquement patriarcale. Parmi les féministes musulmanes, il y a cette idée que la famille n’est peut-être pas par essence oppressive et patriarcale, et que notre combat n’a pas forcément à renoncer à un tel cadre. En Iraq où j’ai fait le terrain de ma thèse, je me suis aperçue, par exemple, que beaucoup des féministes laïques insistaient sur le fait qu’elles situaient leur pensée dans ce cadre de la famille, qu’elles ne remettaient surtout pas en cause. C’était très important pour elles pour bien montrer qu’elles n’étaient pas « occidentalisées », qu’elles ne se contentaient pas d’importer des théories qui avaient été pensées ailleurs, dans d’autres contextes, pour les appliquer telles quelles au contexte irakien. C’était aussi un gage de légitimité et de crédibilité. Les agendas politiques ne sont pas transposables indépendamment des contextes, des réalités vécues par les femmes elles-mêmes. On a cet attachement très fort à coller à la réalité des femmes, à coller à ce qu’elles vivent, et partir de là pour penser notre féminisme, et élaborer notre propre agenda, et ne pas nous contenter de reprendre tel quel l’agenda du féminisme dominant par exemple, qui a été élaboré à partir d’autres réalités.
Contretemps : Tu insistes sur cette exigence de partir des réalités vécues par les femmes, de partir de leurs expériences, Cela fait penser aux critiques qu’avaient déjà pu exprimer les féministes noires-américaines qui opposaient à cette conception de la famille comme cadre d’oppression, de violence et d’exploitation par les féministes blanches une vision de la famille comme refuge dans une société profondément raciste : la famille était aussi le cadre où l’on était à l’abri des violences racistes, chose que les féministes blanches avaient complètement ignoré.
Zahra Ali : Oui, la démarche est vraiment similaire. Re-contextualiser et historiciser les positions du féminisme dominant est fondamental pour éviter ces tentations d’universalisme qui ont quelque chose d’impérialiste et qui sont tout à fait déconnectées de ce que vivent les femmes elles-mêmes, qui devrait pourtant être une préoccupation première...
En outre, les combats diffèrent selon les époques : par exemple, je pense qu’aujourd’hui, on assiste à une sorte de dévoiement de la « libération sexuelle » qui a pu être une revendication primordiale au moment de la deuxième vague, mais qu’on voit utilisée aujourd’hui pour justifier l’injonction au plaisir, l’envahissement des corps nus dans la publicité, qui est véritablement oppressant… C’est bien ce que dit Mona Chollet dans son livre Beauté Fatale [7] : il y a une instrumentalisation de la libération sexuelle féministe pour un retour aux normes très oppressant pour les femmes occidentales. Et cela passe aussi par une injonction au « dévoilement », à montrer son corps, à montrer un corps qui correspond à des standards très précis, parallèlement à une sur-sexualisation des corps. Par rapport à ça, il me semble que le voilement du corps peut tout à fait être pensé et revendiqué comme une protection face à cet envahissement de la domination masculine.
Il faut être conscients aussi que la demande de « justification » est asymétrique, et qu’il y a véritablement un phénomène de « deux poids, deux mesures » : on va aller demander aux jeunes filles musulmanes de justifier le port d’un bout de foulard, mais on ne demande pas aux autres filles de justifier l’achat d’un jean moulant, de telle ou telle tenue qui fait du corps un corps très sexualisé, etc. Selon moi, toutes les femmes devraient s’interroger sur leur manière de se vêtir, en lien avec les questions de capitalisme et d’économie, de marchandisation et de sexualisation du corps : tout ça, ce sont des questions que toutes les féministes, que toutes les femmes – hommes et femmes, en fait – devraient se poser. Il faudrait pouvoir retourner la question du rapport au corps telle qu’elle est traditionnellement posée par les mouvements féministes. En retournant cette question, en disant, « Vous nous avez interrogées là-dessus, mais c’est une question qu’il faut que l’on se pose toutes », finalement, on se trouverait beaucoup de choses en commun, parce qu’il y a aussi cette idée chez beaucoup de musulmanes qui portent le foulard de dire : « moi je porte le foulard parce que c’est aussi un refus de cette érotisation du corps, de cette forme de féminité imposée ». On aurait des choses à s’apprendre mutuellement.
Contretemps : Derrière ce que tu dis, il y a la question du voilement/dévoilement souvent présente et que tu reprends ici. Elle renvoie à la nécessité de toujours contextualiser ce rapport aux vêtements. Et le fait qu’un même vêtement, comme le voile, peut avoir des significations très différentes selon les contextes...
Zahra Ali : Oui, tout à fait. On dispose maintenant d’études sociologiques qui ont montré [8] que le foulard a pu représenter pour des filles musulmanes en France, un refus de se soumettre à une injonction intégrationniste. Dans ce sens, il pouvait signifier « je suis française et je suis musulmane ; je ne suis française que dans la mesure où on accepte mon islamité. » Parce que cette question du voile est posée dans un contexte de stigmatisation et de racialisation de l’islam, le port du voile revendiqué par certaines jeunes filles peut à mon avis se comprendre également comme une sorte de cri, qui nous dirait : « Islam is beautiful ! »
Mais dans d’autres contextes, les processus de voilement révèlent des réalités tout à fait différentes. Dans le livre, il y plusieurs références à l’ouvrage très important de Leila Ahmed [9], qui s’intéresse aux logiques du voilement aux États-Unis et dans le Moyen Orient. Elle parle du revoilement des années 1970, impulsé, non pas seulement par le mouvement islamiste, mais dans un contexte d’émergence d’un islam politique derrière lequel on trouve la revendication de justice sociale. Le revoilement des femmes signifiait alors le refus d’un modèle de modernité imposé par le haut et la volonté de faire émerger une nouvelle manière de voir le monde.
Contretemps : Cela ne fait-il pas porter beaucoup de signification sur le voile ? Le non-voilement peut-il alors être perçu comme une trahison ?
Zahra Ali : Si, et c’est à mon avis un élément important à prendre en compte. Mais je considère que si le voile, dans le contexte français est en quelque sorte « survalorisé » par certaines femmes, c’est en grande partie lié au contexte très discriminatoire que l’on vit actuellement. Dans cette perspective, porter le foulard, c’est un véritable choix de vie : cela détermine ta carrière ou ta non-carrière, les gens qui vont t’approcher ou qui ne vont pas t’approcher... Mais tout cela est indépendant des filles voilées elles-mêmes : la survalorisation du voile se fait purement en réaction à cette stigmatisation. Je le vois très clairement en Angleterre où je vis en ce moment : il y a certes du racisme, comme ailleurs, mais être voilée ou non voilée n’est absolument pas aussi déterminant pour ta vie que ça l’est en France. Du coup, les femmes voilées elles-mêmes sont plus libres de choisir si elles veulent ou non le porter. En France, on a quand même vu, à partir de 2004, des filles qui se sont voilées par solidarité avec leurs sœurs exclues. Et là effectivement, ça devient trop, ça devient trop lourd à porter.
Contretemps : Justement, sur la situation plus spécifique des femmes musulmanes dans les pays occidentaux, et plus particulièrement en France, le féminisme islamique est présenté comme une réponse possible à la « prise d’otage » [10] dont elles sont victimes, sommées de choisir entre revendication d’égalité hommes-femmes et attachement à l’islam. Est-ce que tu peux expliquer cette idée ?
Zahra Ali : Asma Lambaret utilise cette expression quand elle évoque la période coloniale, particulièrement désastreuse pour la condition des femmes musulmanes, « prises en otage entre un discours colonisateur, censé leur apporter la civilisation en les libérant des carcans religieux oppresseurs, et un discours nationaliste et traditionaliste qui fait d’elles le dernier rempart d’une identité islamique assiégée » (p. 66). Dans un tel contexte, je pense qu’on peut envisager le féminisme islamique comme une sorte de « refus de choisir ». Penser le féminisme à l’intérieur du cadre religieux musulman permet de redonner sa légitimité au féminisme et au combat pour l’émancipation. Il permet d’aborder la question du féminisme de manière endogène : en un mot, que le féminisme n’est pas quelque chose que nous apportons de l’extérieur, que nous allons chercher dans une culture qui nous est étrangère, mais que ce féminisme est « déjà-là » dans notre religion musulmane. Qu’en un sens « c’est nous qui l’avons inventé » !
Pour moi, c’est donc rendre endogène une revendication, et ne pas se positionner uniquement de manière négative, contre un féminisme dominant, contre un féminisme qui fait la promotion d’une modernité et d’une émancipation qui serait normative et qui mettrait forcément à distance le religieux.
En France, il s’agit aussi de parler des trajectoires de femmes qui sont majoritairement issues de l’immigration, et de faire le lien avec l’histoire des luttes des femmes de l’immigration. C’est un enjeu politique énorme de parler de féminisme islamique dans le contexte français actuel, parce que c’est poser la question de la déconstruction de l’orientalisme et de la vision raciste de l’islam, mais ça ne doit pas aussi nous faire oublier qu’il y a aussi la donne plus politique de l’immigration qui est aussi fondamental à prendre en considération.
Et là, je pense que les femmes musulmanes sont en fait une vraie chance pour le féminisme, une opportunité pour le repenser et le renouveler.
Contretemps : Qu’est-ce que tu entends par là ?
Zahra Ali : Il me semble que les mouvements féministes en France sont à court de projet, à court de propositions. Et je pense que du fait de leur histoire personnelle, de leur trajectoire, du fait qu’elles sont issues de l’immigration, qu’elles posent des questions de racialisation, les femmes musulmanes, quand elles s’approprient le féminisme, peuvent lui permettre de se décloisonner, de se décoloniser et donc de se renouveler.
Contretemps : Justement, en France, une grande partie du mouvement féministe rejette de son combat les femmes musulmanes voilées. Une partie se laisse même instrumentaliser pour justifier des politiques racistes. Selon toi, quelles conclusions tirer de ces oppositions dans le mouvement féministe ? Est-ce que cela signifie que la construction d’un mouvement féministe d’ensemble est impossible, ou non souhaitable ?
Zahra Ali : C’est effectivement une question importante. L’alliance des féminismes n’est souhaitable qu’avec un féminisme qui prendrait en compte la racialisation et les questions de classe. C’est fondamental, sinon ce féminisme risquerait d’être raciste, et l’on revient à la critique qu’à leur époque, les Black Feminists avaient déjà opposée au féminisme « blanc » et dominant.
Il y a une véritable importance à ne pas calquer le féminisme musulman sur l’agenda du féminisme dominant. J’aurais par exemple pu faire un livre qui aurait repris les questions d’un agenda féministe déjà défini (j’aurais alors pu faire un chapitre : « qu’est-ce que le féminisme musulman a à dire sur l’avortement », puis un « sur l’homosexualité », etc.). Mais je pense qu’il y a une urgence à partir de « nos questions à nous », et à amener les gens à comprendre notre démarche plutôt que d’adapter notre démarche à des réalités féministes qui ne sont pas les nôtres.
Contretemps : A ce propos, le mouvement du Black Feminism et du féminisme décolonial sont des références tout à fait présentes dans ton ouvrage, notamment dans sa conclusion, « Décoloniser et renouveler le féminisme », avec des références explicites à Davis, Mohanty, Spivak, etc... Est-ce que tu pourrais nous parler un peu plus longuement de cet héritage ?
Zahra Ali : C’est un héritage vraiment important. Personnellement, j’ai découvert Angela Davis à la fin du lycée, et j’ai été profondément marquée par Femmes, Race, Classe [11]. Ce livre m’a beaucoup marqué et a nourri ma réflexion. J’en ai notamment retenu l’idée que je pouvais critiquer mes frères mais que je n’étais pas contre eux. Et aussi, que chaque critique, chaque chose que l’on pouvait dire pourrait être ensuite utilisée contre nous, à des fins racistes notamment. Et ça, c’est vraiment important. Il ne s’agit pas de calquer sur nos réalités quelque chose qui est né d’un contexte particulier, mais de nous nourrir d’un combat féministe qui ne renonce pas à un combat antiraciste, un combat « auprès de nos frères ».
J’en ai également retenu cette réflexion qui m’a beaucoup marquée des féministes noires-Américaines qui déclaraient : « Nous voulons être des femmes », parce qu’à l’époque, elles n’étaient pas des femmes : être une femme, c’était être une femme blanche, et c’était un luxe. Aujourd’hui, nous revendiquons le droit d’être des femmes, et d’être féministes, sans avoir à nous couper de nos frères.
Propos recueillis par Solène Brun et Capucine Larzillière.