Deux définitions présentes dans le lexique du livre.
« Fiqh (al-fiqh) : littéralement la compréhension. Désigne le droit et la jurisprudence islamiques. C’est le processus de jurisprudence dont découlent les règles de la loi islamiques »
« Shari’a (ash-shari’a) :littéralement la voie, le chemin vers la source. Souvent défini à tort comme la loi islamique, le terme désigne plus généralement la conception et l’appréhension islamique de la vie, de l’existence et de la mort, et inclut ainsi les valeurs morales et éthiques de même que le processus de jurisprudence lui-même. C’est aussi, d’un point de vue juridique, la somme des catégorisations de toutes les actions humaines (ce qui est obligatoire fard ou wajeb ; recommandé mustahab ; permis halal ou mubah ; répréhensible makruh ; interdit haram) et le corpus des principaux généraux de la loi islamique extraits des sources fondamentales, Coran et Sunna, et des autres sources, principales (al-ijma’ et al-qiyas) et secondaires (al-istihsan, al-istislah, al-istishab, al’urf). »
Quelques remarques préalables.
Lecteur, homme, blanc, occidental, certes salarié (donc exploité), je suis conscient que cette situation particulière (privilégiée dans des rapports sociaux asymétriques), nécessite une certaine distance pour énoncer, afin de ne pas « blesser » dans les croyances. D’autant, que je suis a-religieux (mécréant), mais sensible à certaines dimensions internes aux religions (débats sur la relation humaine à Dieu, nature des prières, prophéties, messianisme, mysticisme, etc) car ces pratiques peuvent ouvrir des espaces de réflexion à l’intelligence du monde.
Il me semble nécessaire d’ajouter que je considère les religions comme des constructions sociales, des phénomènes sociaux, historiquement situés, qui peuvent donner lieu à des interrogations (qui a écrit les textes ? à quelle époque ? avec quelles intentions ? quelle en a été la réception ?, etc.). L’athéisme et la laïcité sont aussi des constructions sociales historiquement situées et par là-même discutables dans leurs interprétations. Je ne discuterai donc pas de certains éléments (par exemple « Lois de Dieu », « sacralisation », « islam originel », « principes intemporels », « unicité Divine », « la soumission à l’Unique », « idéal transcendantal », etc.), mais je sais que ces éléments sont à la base de certains articles de ce livre.
Je dois avouer avoir eu un instant d’hésitation sur le titre de l’ouvrage. Mais c’est un non-sujet. L’auto-dénomination des dominé-e-s fait partie intégrante des processus d’émancipation.
Je souligne l’utilisation du pluriel dans le titre du livre, qui n’est pas un effet de style mais correspond à des réalités politiques ou sociales, des expériences, des positionnements différenciés. J’aurai aimé que les féministes, dit occidentales, ne soit pas réduites, par certaines, au terme « féminisme occidental » ou au « mouvement féministe en France », au contour indéfinissable.
Pour rappel, dans ma note de lecture des Cahiers de l’émancipation : Féminisme au pluriel, Coordonnés par Pauline Debenest, Vincent Gay et Gabriel Girard (Editions Syllepse, Paris 2010) En naturalisant un problème, on le nie [1], j’avais souligné quelques éléments, d’accords et de désaccords, avec les termes de l’entretien donné par Zahra Ali « Féminisme et islam ».
Par convention, j’utiliserai la graphie utilisée par les croyant-e-s pour « Dieu », « le Prophète » ou « Textes ».
Outre l’introduction de l’auteure, le livre comporte trois parties :
1) Lectures alternatives
Féminisme islamique : qu’est-ce dire ? (Margot Badran)
Entre refus de l’essentialisme et réforme radicale de la pensée musulmane (Asma Lamrabet)
Femmes musulmanes et oppression : lire la libération à partir du Coran (Asma Barlas)
2) Des Textes aux contextes : mouvement transnational
Le féminisme musulman en Europe : « activisme textuel » et engagement transnational (Malika Hamidi)
Le projet inachevé : la quête d’égalité des femmes musulmanes en Iran (Ziba Mir-Hosseini)
Négocier les droits des femmes sous la loi religieuse en Malaisie (Zainah Anwar)
Le féminisme islamique et la production de la connaissance : perspectives dans l’Égypte postrévolutionnaire (Omaima Abou-Bakr)
3) Des discours aux pratiques : des musulmanes contre les oppressions
Antiracisme et antisexisme : itinéraire d’une femme musulmane engagée en France (Entretien avec Saida Kada)
Droits des femmes, renouveau de la pensée islamique et mouvement pacifiste en Syrie (Entretien avec Hanane al-Laham)
Conclusion : décoloniser et renouveler le féminisme (Zahra Ali)
Compte tenu de la richesse de l’ouvrage, je n’aborderai que certains thèmes ou certains articles.
Dans son introduction, Zahra Ali critique la vision, cultivée en occident, a-historique et essentialiste, des sociétés « musulmanes », à commencer par la caractérisation des femmes par leur seule religion. « Faisant fi de la diversité et de la complexité sociologique des sociétés majoritairement musulmanes, mais aussi des facteurs socio-économiques et historiques, beaucoup considèrent que l’islam serait la cause fondamentale du « sous-développement », de « l’archaïsme » et du « retard » du « monde musulman » ». L’auteure indique que « Cet ouvrage est en rupture avec l’orientalisme et le racisme qui caractérisent les débats et les controverses sur les femmes et l’islam aujourd’hui. Il s’agit de rompre avec les approches oppositionnelles binaires et de montrer à la fois la complexité d’un sujet, en passant par sa déconstruction, tout en affirmant l’importance d’un positionnement fondamental de départ : la nécessité de décoloniser et de désessentialiser toute lecture du féminisme et de l’islam ». Elle propose de « montrer comment se pensent, s’articulent et se développent une réflexion et un engagement autour de la question de l’égalité des sexes à l’intérieur du cadre religieux musulman et dans des contextes où l’islam est un référent majeur ».
Contre un même essentialisme, « celui qui définit l’islam comme une réalité statique, fondamentalement dogmatique, intrinsèquement sexiste » et « le féminisme comme modèle unique, avatar d’une modernité occidentale normative » Zahra Ali indique que les chercheuses militantes qui prennent la parole dans ce livre, défendent l’islam et l’islamité de leur engagement pour les droits des femmes, « Elles considèrent que l’égalité est au fondement de la religion musulmane et que le message de la Révélation coranique est garant des droits des femmes. Ainsi, c’est par et pour l’islam qu’elles conçoivent leur engagement féministe et, à travers cette posture, elles redéfinissent, réinventent et se réapproprient le féminisme en commençant par le décoloniser et le poser comme universel ».
L’auteur souligne la différence entre « les lois et la jurisprudence élaborées par des êtres humains, déterminées par un contexte socio-historique » et « les Lois de Dieu », ce qui permet l’historicisation et la contextualisation des premières, une relecture par les femmes, un « réformisme au féminin ».
Les féministes islamiques travaillent trois domaines : « une révision du fiqh », la production de savoirs « à travers la (ré)écriture de l’histoire des musulmanes » et « l’élaboration d’une pensée féminine et féministe musulmane globale qui serait axées sur le principe du Tawhid (unicité Divine) - monothéisme musulman – comme fondateur de l’égalité entre les êtres humains et sur une réflexion sur le sens profond de la shari’a perçue en tant que Voie et non en tant que Loi ».
Zahra Ali indique aussi une certaine porosité entre les militances « laïques » et islamistes. Elle détaille trois postures sur les rapports sociaux de sexe, sur les questions de genre, à partir de lectures différenciées des Textes : réformisme traditionnel, réformisme radical, réformisme libéral.
L’auteure montre aussi que « l’imbrication de l’antiracisme et de l’antisexisme est une posture majeure qui réunit le féminisme africain-américain, anticolonial et musulman ».
En différence, avec la lutte de l’émancipation des femmes en Occident caractérisée par « une désacralisation religieuse » et « une libération sexuelle », elle écrit « les féministes musulmanes propose une libération qui pose un tout autre rapport au corps et à la sexualité, un rapport marqué par des normes et une sacralisation de l’intime et par une défense du cadre familial hétérosexuel ». Si je partage avec l’auteure la nécessaire contextualisation, historicisation, des rapports au corps, de la sexualité, je comprends moins pourquoi les normes, l’intimité ou la famille en seraient exclues.
Une partie de cet énoncé me semble en contradiction avec « l’égalité entre les êtres humains ». La défense, de manière non expliquée, du cadre familial hétérosexuel comporte une présomption de complémentarité « naturelle » liée à une vision binaire du sexe « biologique » et d’une sexualité en dérivant. (Les femmes tunisiennes ont montré, dans leurs mobilisations, l’enjeu de l’égalité contre la complémentarité).
Ce débat ne me semble pas circonscrit à l’islam ou aux autres religions, il traverse toutes les sociétés, d’où justement la nécessaire contextualisation, historicisation. Sans oublier un des soubassements matériels de l’oppression des femmes, l’exploitation de leur force de travail, le travail gratuit effectué dans la famille.
Margot Badran « Féminisme islamique : qu’est-ce dire ? » souligne, entre autres, l’importance d’historiciser ou de contextualiser l’usage des mots, « car ils changent de signification dans l’espace et dans le temps ». Elle ajoute « Notons aussi que les termes « religieux » et « laïque » ne sont pas des expressions hermétiquement closes mais qu’ils sont – et ont toujours été – imbriqués ». Elle indique que le féminisme islamique est un phénomène mondial, résultant « du travail que des femmes effectuent à l’intérieur de leurs propres contextes nationaux » et défendant « les droits des femmes, l’égalité des sexe et la justice sociale en donnant aux arguments islamiques une place centrale, mais pas nécessairement unique ». Dans le chapitre « La constitution du discours », l’auteure nous rappelle que la consolidation de la jurisprudence islamique, ou fiqh, au cours du IXe siècle, ne pouvait se faire indépendamment des conceptions de l’époque, idem pour les formulations de la shari’a, que la provenance et la fiabilité des haddiths peuvent être contestables et qu’il « n’est pas rare qu’ils soient utilisés hors contexte ». Les femmes, « en approchant le Coran », apportent « à leur lecture leurs expériences et leurs questionnements féminins ». Cette « herméneutique féministe » permet d’opérer une distinction « entre les principes universels et intemporels » et ce qui relève « du particulier, du contingent et de l’éphémère », de montrer comment « les interprétations masculines classiques ont érigé le spécifique et le contingent en principes universels ».
Asma Lamrabet dans « Entre refus de l’essentialisme et réforme radicale de la pensée musulmane » critique l’islam fantasmé, la réduction de « toutes les femmes musulmanes à une seule et unique dimension culturelle », l’oubli « de « l’universalité » de la discrimination envers les femmes » les discours instrumentalisant l’alibi religieux pour restreindre les droits des femmes dans des pays « arabo-musulmans ». Elle insiste sur l’imbrication du sexisme et du racisme.
L’auteure ajoute « La question des femmes est la pierre angulaire de toute organisation sociale. Ce n’est pas une question d’ordre secondaire à enfermer dans la grille de lecture banalisée de « la condition féminine » mais c’est une question de civilisation et de progrès. Et c’est pour cela que le débat qui a lieu en terre d’islam, même s’il prend parfois des allures de « retour du religieux » – et donc de retour en arrière pour certains – est paradoxalement révélateur de la place des femmes dans le débat sur la modernité et l’islam ». Ses analyses sur la modernité et/ou la tradition, sur les relectures des Textes à partir d’une perspective féminine, sur la nécessité d’une réforme radicale, sur le fiqh « Le fiqh n’est donc pas sacré, c’est une construction humaine et sociale », sur l’histoire de la « religion des hommes », se conclut par « Les femmes musulmanes doivent reprendre la parole, revendiquer leurs droits et se réapproprier le savoir religieux afin de déconstruire ce discours patriarcal qui freine leur émancipation ».
J’attire l’attention sur un argumentaire d’Asma Barlas tiré de son article « Femmes musulmanes et oppression : lire la libération à partir du Coran » : « Enfin, la doctrine de l’Incomparabilité divine, selon laquelle Dieu ne peut-être représenté, pousse à rejeter le principe d’engendrement même d’un point de vue linguistique (« Il »). Ceci est capital, car la représentation erronée d’un Dieu père, masculin, renforce la hiérarchie des sexes et l’oppression dans les contextes religieux »
J’ai particulièrement apprécié l’article de Ziba Mir-Hosseini « Le projet inachevé : la quête d’égalité des femmes musulmanes en Iran » qui souligne les contradictions à l’œuvre dans cette société, loin des images figeant ou réduisant l’ensemble des relations sociales à une chape de plomb « islamique ». L’auteure, comme certaines précédentes, argumente sur la contextualisation, sur les textes du fiqh. Elle considère que la shari’a est « l’idéal transcendantal qui incarne la justice de l’islam et l’esprit des Révélations coranique. Cet idéal transcendantal, qui condamne toute relation d’exploitation et de domination, est à la base de la quête de justice des femmes musulmanes et de la critique des constructions patriarcales des relations de genres que l’on peut trouver dans le vase corpus des textes jurisprudentiels mais aussi dans les lois positives dont on prétend que leurs origines se trouvent dans les textes sacrés ».
Elle montre aussi que la révolution islamique en Iran est un projet paradoxal. Car le « processus violent d’islamisation de la loi et de la société basée sur sa compréhension de la shari’a »… s’est traduit par « trois décennies plus tard, la société iranienne est plus « laïque » et, à certains égards, plus démocratique et « moderne » qu’elle ne l’était avant la révolution », sans oublier que « l’idéologie islamique a perdu beaucoup de son soutien populaire et de son éclat politique ». Nous sommes ici bien loin de la vitrification, ou de la plongée en arrière dans le temps des présentations sommaires de la presse occidentale. Le nouvel « empire du mal » n’est ni monolithique, ni réductible à une « essence » islamique.
L’auteure souligne « une conséquence négligée et paradoxale de la montée de l’islam politique dans la seconde moitié du siècle a été qu’il a participé à la création d’un espace, d’une place publique, où les femmes musulmanes pouvaient concilier leur foi, leur identité et leur combat pour l’égalité des genres ». Et peut-être autre paradoxe « l’utilisation idéologique de la shari’a par l’État et sa pénétration dans les vies privées ont fait naître le besoin urgent de séparer la religion de l’État ».
Ziba Mir-Hosseini, comme les autres auteures, critique « une compréhension essentialiste et anhistorique de l’islam et de la loi islamique » et ajoute d’une part « les hypothèses et les lois à propos du genre dans l’islam, comme dans n’importe quelle autre religion, sont socialement construites et par conséquent historiquement changeantes et ouvertes à la négociation » et d’autre part « Ainsi, il est essentiel de démystifier la politique religieuse, de défier ceux qui tentent d’invoquer l’autorité religieuse pour justifier une régulation autocratique et remporter des jeux de pouvoir en se servant du langage religieux ».
Critique des conceptions essentialistes et anhistoriques, relations socialement construites et historiquement changeantes, questions de pouvoir, nous sommes bien ici, pour celles et ceux qui pouvaient encore en douter, au cœur des apports critiques du féminisme.
Tous les autres articles sont d’une lecture aussi nécessaire.
Les conséquences de « l’intrusion des femmes » dans la relecture des Textes ne sauraient être négligées, pour ces femmes, pour les féministes, comme pour l’ensemble des courants d’émancipation.
L’accent mis centralement ici sur les rapports à la religion, à l’islam, ne laisse que peu de place aux autres dimensions des analyses. Ainsi la matérialité de l’exploitation, des oppressions, en particulier la division sexuelle et sexuée du travail, le travail gratuit des femmes ne sont pas traités. Il en est de même de la gestion de la fécondité ou de la reproduction. Ce qui ne signifie pas que les féministes islamiques n’écrivent pas sur ces sujets. J’espère, qu’un prochain ouvrage abordera ces domaines, et donnera des informations sur les organisations de femmes, la place des femmes dans les syndicats, les congrégations religieuses et plus généralement sur leurs combats sociaux.
L’universalité des combats des dominé-e-s reste à construire, ce qui par ailleurs ne saurait se réduire à une unicité. Ce livre permet de mieux prendre en compte les dimensions réelles, et non les projections fantasmées, des émancipations en construction dans les mondes « islamiques ». Il nous rappelle les nécessaires contextualisations pour comprendre et, par réfraction, éclaire les points aveugles de nos réflexions et théorisations.
Didier Epsztajn
Voir aussi le texte de Zahra Ali sur le site de la revue ContreTemps : « Les femmes musulmanes sont une vraie chance pour le féminisme », disponible sur ESSF (article 27159).