Place de la Constitution ce jeudi matin (6/12), les employés des services techniques de la ville d’Athènes, ont commencé l’installation des décorations et autres illuminations de Noël. La pacotille est aussi de saison dans les magasins, sauf qu’elle n’a plus la côte. La station du métro est fermée par la police « pour des raisons de sécurité », car à part les manifestants « normaux », agents des collectivités territoriales, en ce 6 décembre, la jeunesse Syriza, l’extrême gauche et les mouvements anarchistes, organisent des manifestations en mémoire d’Alexis Grigoropoulos, cet adolescent tué par deux policiers dans le quartier athénien d’Exarchia le 6 décembre 2008. La petite surprise du jour c’est de voir le drapeau du Liban devant le Parlement, c’est vrai que Michel Sleiman, le président de la République libanaise est en visite officielle chez nous.
La jeunesse grecque s’était alors enflammée, et on se souvient de ce ras-le-bol qui avait jeté dans les rues des milliers de manifestants — et d’émeutiers — c’est selon. Et pour « bien faire » le parti d’Antonis Samaras dans un communiqué officiel « [dénonce] les cagoulards de Syriza [ses organisations de jeunesse], cette cinquième colonne du parti de la Gauche radicale qui ôtent enfin leurs cagoules, préparent leurs cocktails molotov pour incendier Athènes et ensuite piller les propriétés des citadins ». Le ton est donné, la Nouvelle Démocratie retrouve presque les allures de la droite historique de la Guerre civile. Ce climat est aussi de saison, décidément : « Nous ne connaîtrons pas le sort de la République de Weimar », déclare encore Samaras au journal Bild daté du 6/12. Donc c’est vraiment grave… Nos revues politiques reviennent pourtant sans cesse sur les épisodes de la guerre et de la guerre civile, ou elle ironise (et pour cause) sur « Le Combat » de Michaliolakos, le chef des néonazis de l’Aube dorée. C’est le retour d’une certaine… culture de guerre, certes revisitée mais néanmoins palpable, y compris dans la rue comme un peu ce jeudi. « Il faut décapiter certaines têtes » on entend chez les plus âgées, tandis que les plus jeunes défilent déterminés pour défendre la mémoire d’un des leurs et la vision du futur confisquée. Certains citadins de l’ancien temps toujours conquérant, après avoir regardé un long moment les vitrines de Noël, s’empressent à rentrer chez eux : « Rentrons vite avec ses idiots, ça va dégénérer vite en combats de rues pour ne pas dire en guerre civile ». Les « idiots » sans espoir se sont certes affrontés aux policiers de rue dans l’après-midi et la nuit tombe vite en ce moment, mais sans guerre civile, évidemment.
Nos situations et nos stratifications sociales se mélangent comme jamais depuis bien de décennies. La force et la voix visiblement déterminées des jeunes, nos mendiants, les graffitis, puis les promeneurs du centre ville. Des correspondants de la presse étrangère réalisaient des clichés ce matin devant le monument érigé en hommage d’Alexis Grigoropoulos sur l’endroit où il a été abattu par le policier appartenant aux unités MAT (CRS). Comme pour l’arbre place de la Constitution où le pharmacien Dimitri s’est suicidé en avril dernier, il y ces nouveaux lieux de mémoire qui dérangent l’ordre bancocrate, car justement ils tranchent le temps, en accentuant ses césures. Ces dernières sont aussi des ouvertures vers un futur encore ignoré de tous, potentiellement chaotique. Le peuple peut aussi faire peur parfois, même brièvement. « La fin de la peur » peut-on lire sur un mur donc c’est… déjà envisageable. Pour les plus jeunes en tout cas car les autres quittent le pays par milliers. J’ai été le témoin direct de cette expérience racontée hier : « Je suis… j’étais actrice au Théâtre national, mon amie F., qui est aussi dans le spectacle et les arts, fille de l’ancien ministre Pasok a déjà quitté le pays. Les gens autrefois bien placés, et même aisés n’y arrivent plus à placer ou à aider même leurs enfants. J’ai 35 ans, je vais partir en France ou aux Etats-Unis. Survivre ici gagnant 580 euros par mois n’a plus de sens. D’ailleurs même en gagnant un peu bien sa vie ici il n’y a plus aucune joie. Tout est triste, je n’y arrive plus à être heureuse, mes amis sont pratiquement tous partis. Je telephone plus souvent à Paris, à Londres, à Berlin ou à Amsterdam qu’au quartier voisin. C’est la fin je crois… »
Nos manifestants du 6 décembre, ceux d’aujourd’hui par contre n’ont rien à perdre ici et certainement pas à gagner ailleurs car ils sont encore trop jeunes. Les stratégies de survie et de lutte peuvent alors différer d’une génération à l’autre, ce qui n’est pourtant pas une règle absolue. La société grecque est travaillée de l’intérieur par le chômage et le déclassement. Nos murs et nos rues en témoignent. L’impasse, la rage, et la violence. J’étais en train de photographier un chien adespote [errant mais marqué par les services municipaux] place de la Constitution, lorsqu’un passant s’est penché derrière moi pour… insulter la bête sans m’adresser (théoriquement) la parole. L’irrationnel et l’état de nature habitent bien Athènes et ses environs. Le beau monde du progressisme lisse prétend l’ignorer, il s’en offusque même, comme une écrivaine qui exprimait ses craintes à son éditrice dans un café du centre : « La Gauche Démocratique [de la coalition tripartite] et Syriza devaient garder la voie du dialogue entre eux ouvert, pour recomposer et éviter au pays les extrémismes ». Le beau monde oublie pourtant l’extrémisme des banques et leur choc devenu guerre sociale. Puis entre la nuit et le brouillard des gaz anti-émeute des unités prétoriens, entre les (petits ou grands) casseurs ou « casseurs » [bien connus de la police avant et après 2008] et leur instrumentalisation faite par les parodistes démocrates qui nous gouvernent, désormais trop vieille déjà pour être ignorée. Les éditorialistes du matin tireront leurs conclusions… et par la même occasion, ils tireront sur la volonté populaire de résister (ce qui n’est pas forcement synonyme de la « casse »).
Jeudi soir encore, et une mère d’un adolescent alors interpellé par la police passe sur l’antenne de la radio Skai-radio [vers 18h30], une radio prétorienne et de toutes les connivences : « Mon fils est retenu à l’intérieur du bâtiment central de la police depuis 15h30, il a été interpellé après la manifestation du matin. Comme d’autres parents je me suis rendu sur place, les officiers de la police affirment que rien ne pèse contre eux… et pourtant ces lycéens sont toujours retenus et nous, nous n’avons pas le droit de les voir. Un policier gradé m’a fait comprendre que l’ordre vient d’en haut et que prétendument une enquête est en cours et cela prend du temps. C’est honteux, mon fils en plus suit un traitement médical voyez-vous. Nous aurions dû nous y rendre en compagnie d’avocats je crois, faites quelque chose… » Le journaliste, pas très à l’aise, a toutefois réagi à sa manière (autorisée) : « Je comprends Madame, nous allons mener une enquête tout de suite, ce n’est pas normal que notre démocratie ait peur des écoliers… ou alors il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans notre démocratie… il faut voir ». Mais nous avons tous déjà tout vu, sauf certains journalistes qui d’ailleurs doivent aussi survivre, leur profession est parmi les plus sinistrées depuis deux ans. On comprend aussi mais on n’admet pas.
Vers 19h (6/12), un auditeur s’exprime sur antenne de Real-FM (radio prudemment anti-mémorandum). Il s’adresse à l’animateur d’une émission sportive, c’est-à-dire exclusivement consacrée à l’événementialité du football grec et européen. Sauf que depuis plus d’un an, cette émission phare pour les adeptes… du « stadosophisme » et de sa culture, devient simultanément une émission politique : « Vous avez évoqué à l’instant sur antenne les difficultés avouées du jouer d’AEK. Oui, il ne peut plus financer l’école privée et prestigieuse à ses trois enfants paraît-il. Eh bien moi, je vais raconter ce sue j’ai vu ce matin à Athènes : une femme a plongé dans les poubelles d’une boucherie, pour en extraire les bout de gras retirés… c’était pour faire sa soupe. Je suis resté scotché. Nos histoires du footballeur, le foot même n’a plus le même sens, n’a plus de sens je crois… »
Le… mémorandum durable a aussi fait basculer tous nos univers, les mêlant les uns aux autres, dans la marmite sociale apparemment déjà bouillante. Et pas seulement en concrétisant le (rite de) passage entre le hooliganisme et l’adhésion de certains jeunes à l’Aube dorée. Heureusement que « nos » néonazis n’ont pas le monopole de la mutation sociale. Personne ne pourra dire pour l’instant si les événements de décembre 2008 seront mémorisés comme étant une de ces fenêtres du futur, au moins on peut supposer que la société grecque ne s’est pas encore effondrée complètement en décembre 2012. Mais il y a urgence. Les « gouvernants » ont fait la préannonce ce soir d’un nouveau train de mesures économiques. Le chômage des jeunes est officiellement à 56% ce jeudi et cette nuit, le quartier d’Exarchia est en train de brûler cette nuit. Ceci… englobe cela ! En ce moment, on peut aussi redécouvrir au théâtre, est la dernière comédie d’Aristophane que nous ayons conservée. Ploutos, dieu de la richesse, toujours aveugle, c’est bien connu.
Panagiotis Grigoriou
* http://greekcrisisnow.blogspot.fr/2012/12/decorations-de-saison.html
En amont du rêve
lundi 3 décembre 2012
Décembre déjà et à Athènes seul le temps des météorologues se montre encore assez doux. Les récents orages ont fait tomber les olives et les agrumes des arbres plantés sur le domaine public, c’est-à-dire le long des rues, dans les parcs et les places publiques. Ces arbres sont de responsabilité municipale, ce sont les services de la voirie qui en font la plantation et l’entretien. Sauf que depuis deux ans, leurs fruits sont ramassés par de nombreux citadins qui se trouvent désormais dans le besoin, bien évidement sans demander l’autorisation à la mairie. D’où une certaine colère du peuple… après les orages de la semaine dernière. Temps exécrable… néanmoins doux.
Dans les cafés et sur les trottoirs on commente allègrement cette météo clémente : « Heureusement, le temps au moins est avec nous ». Au même moment, on se prépare pour l’hiver : du bois de chauffage est livré jusqu’au centre-ville, ses tavernes en auront bientôt besoin. Cela fait un bon (mauvais) moment que nous nous sommes installés dans cette « longue durée » de la crise, ainsi, certaines de nos habitudes ont définitivement changé. D’autres, introduites dans l’urgence par la petite musique du mémorandum, ne trahissent rien que par leur sonorité, les éraflures, les rayures du Long Play de la méta-démocratie, autrement-dit, d’une société (potentiellement) sous contrôle, (et) probablement sur le point d’imploser peut-être bien même en silence. Étrange époque vraiment, où nous nous transformons privés du rêve, pour l’instant en tous cas. Excepté le rêve collectif dont il est parfois question sur ce blog, et suite au précédent article [« A quoi rêvent les grecs ? » - billet invité, par Vincent Magos psychanalyste, voir ci-dessous], j’ai mené une petite enquête autour de moi. Il s’avère que mes amis et moi, nous ne faisons pas de rêves politiques, voire de rêves tout court, autrement-dit, nous ne nous en souvenons plus. Seul Anestis, s’est montré capable de raconter son rêve :
« J’étais en train de sortir de l’eau après avoir nagé assez longtemps. Je voyais déjà la plage, celle d’une île de l’Égée. Sauf que je n’étais pas seul. A mes côtés de dizaines d’autres gens, hommes, femmes et enfants accomplissaient le même geste : atteindre enfin la plage, soit à la nage, soit à bord de petites embarcations, à moteurs, à rames ou à voiles. C’est donc à bord d’un de ces caïques que j’ai aperçu Costas Kazakos [né en 1935, acteur célèbre et ancien député communiste]. Mais alors et à ma grande surprise, il était jeune, comme du temps où nous l’avons découvert dans les films des années 1960-70. Il incarnait le renouveau car il était visiblement le chef de la reconquête, sur cette île en tout cas. Il nous expliqua alors que de nombreuses autres petites reconquêtes de ce genre étaient simultanément en cours d’exécution, en Grèce continentale et non pas que sur ses îles comme je le pensais. Une sorte de révolution… disait-il alors naissante. Je me suis réveillé au moment où il était question de former nos troupes pour marcher sur la ville, le chef lieu de l’île. En tout cas, c’était durant l’été, car la baignade fut… bien agréable ».
Ce dimanche (2/12), Anestis participe à la Conférence nationale de Syriza, cela se passe à l’intérieur d’un stade couvert, au bord de la mer près du Pirée mais certainement loin de sa… plage de rêve. « Nous, au Courant de gauche au sein de Syriza, nous n’accepterons pas la transformation de notre polyphonie en un partie de type américain, une sorte de parti démocrate pour le dire ainsi. Nous venons de présenter notre propre proposition et nous attendons les résultats. La bataille est rude, nous ne voulons pas que les transfuges du Pasok s’accaparent du nouveau parti par leur mainmise sur le nouvel organe central, une sorte de comité de 300 élus à la tête du parti, où toutes les composantes historiques de l’ancien Syriza seraient présentes mais…. moulinées. On nous dit que nos composantes existeront jusqu’au premier congrès du nouveau parti de la Coalition de la Gauche Radicale et du Front Social Uni [Syriza-EKM], à une date inconnue pour ensuite disparaitre. Je crains que Syriza-EKM sera plutôt EKM que Syriza, c’est cette évolution que nous voulons faire éviter à tout prix ». Martha, militante de longue date, également au sein du Courant de gauche partage cette même inquiétude : « C’est maintenant ou jamais. Si nous prenons le seul mauvais pli du grand parti de gouvernement comme on dit, c’est alors que nous gouvernerons peut-être un jour, sauf que notre radicalité sera perdue à jamais, attendons déjà dimanche soir ou lundi matin pour voir plus clair ».
Petros, quant à lui, se dit optimiste et même enthousiaste « car Syriza est à la hauteur, et au-delà des lacunes, des enjeux du temps présent. Nous n’avons rien de meilleur en ce moment et nous ferons avec, il n’y a guère d’autre choix. Tout le reste, les querelles internes ou les sensibilités particulières seront broyées par la prochaine étape historique quoi qu’il arrive. Ce qui ne veut pas dire que Syriza réussira, mais déjà, le système a peur de lui. Je me rends à la Conférence nationale et je me sens si jeune, comme du temps des luttes d’avant » [Petros est un ancien militant du parti de la Gauche Démocratique Unifiée, 1951-1967]. Je remarque aussi que depuis un moment déjà la « grande politique », est moins commentée qu’avant, sauf événements exceptionnels… alors intervenus comme des embellies ou des excès de bonne fièvre au beau milieu de notre État... d’exception devenu permanent c’est-à-dire, banalisé. C’est sans aucun doute (que) cette suite dans les événements n’appartient pas à la sphère de l’Agora des citoyens et encore moins à la… grande politique. Les habitants de l’Hellade, empoisonnés et apeurés, attendent sans savoir trop quoi, la fin sans doute mais alors laquelle ? Difficile à dire. On sent de plus en plus la tension souterraine, subversive et destructrice des liens sociaux car mêlée à une certaine apathie.
En faisant un peu nos comptes de la sociabilité entre amis récemment, nous avons constaté que cette dernière a diminué au moins de moitié depuis deux ans. Certaines connaissances disparaissent même sans laisser aucune trace, telle Betty, l’ancienne amie de Manos, complètement disparue de la circulation sociale : « Aux dernières nouvelles elle tenait une boutique à Chalandri. Elle était criblée de dettes, elle se cachait déjà il a un an. Puis, plus de nouvelles. Elle ne répond plus au téléphone, fixe ou mobile. Son mur sur Facebook est figé à jamais on dirait, je suis passé devant la boutique, elle est vide, visiblement elle a fait faillite. J’espère au moins qu’elle reste planquée quelque part entourée et en sécurité… ». D’autres amis ou connaissances sont désormais écartés de notre petit cercle, à cause de leurs choix politiques, pour ne pas dire philosophiques. Tel Manthos, qui sans le dire ouvertement, est un suiveur fidèle de l’Aube dorée. Au départ, c’est-à-dire il y a un an, nous considérions qu’il y avait un… lieu commun, entre son refus du mémorandum et le nôtre. Mais au fil des mois et de cristallisation des opinions et des choix, son analyse et surtout sa monomanie à reprendre pour son compte les thèmes habituels de la rhétorique aubedorienne ne passent plus. Ce n’est pas par manque d’esprit de dialogue, mais plutôt par une limitation de celui-ci. Parfois, il n’y a plus grand-chose à dire et surtout à se dire, comme dans un conflit ethnique ou lors d’une guerre entre dogmes C’est aussi en cela que l’on mesure la fascisation de la société, et non seulement à sa composante qui se revendique ouvertement héritière du nazisme.
Récemment [suite à une interview accordée à la revue Crash – 23/11], une controverse assez significative a agité le bocal de notre monde (para ?) politique, reproduite par toute la presse. Le député Syriza et écrivain, Petros Tatsopoulos, « répondant à des allégations de l’Aube dorée, faisant état de son éventuelle homosexualité a déclaré : « J’ai sauté la moitié d’Athènes, et ces Aubedoriens me qualifient toujours de pédé (sic) », et « comme cette phrase a été extraite d’un entretient de plus de 2.000 mots, elle a visiblement choqué », a rajouté aussitôt Petros Tatsopoulos, suite aux réactions provoquées par ses déclarations ». Chez Syriza même, les réactions ont été très vives depuis, obligeant le député de la Gauche radicale à une exégèse supplémentaire : « Le sens de ma déclaration a été volontairement déplacé. En réalité j’ai voulu dénoncé les stéréotypes sexistes de l’Aube dorée, cette bande organisée fasciste (…) Je ne suis ni homosexuel, ni homophobe ». Theodoros Pangalos (Pasok), l’ex-vice premier Ministre sous Georges Papandréou, a cru bon réagir à son tour, déclarant que « Petros Tatsopoulos devrait être radié du parti de la Gauche radicale, être chassé du Parlement d’un coup de pied ». Ce n’est d’ailleurs la qualité des « débats » qui retirerait l’attention (au point où nous en sommes), mais plutôt, l’agenda idéologique et politiquement culturel, introduit par l’Aube dorée, jonglant une fois de plus avec les stéréotypes en les instrumentalisant, ce qui n’est guère difficile. La fascisation n’est d’ailleurs pas qu’un acte uniquement politique, d’où certainement l’incapacité d’y faire face que par la seule politique.
Nos réflexions collectives et nos représentations et nos images du jour se mêlent entre elles, et se mêlent même les pinceaux. « On achète grec » peut-on lire chez l’épicier du coin… derrière un joli filet de pommes de terre françaises. Ou alors, sur les murs et les poteaux par exemple, les autocollants antifascistes cohabitent avec les publicités vantant les mérites de l’apprentissage de l’autodéfense, voire avec l’emblème aubedorien réduit à sa connotation du sexisme masculin le plus élémentaire. La bancocratie c’est aussi cela, le règne de l’élémentaire social, symbolique et d’abord économique, la survie, plus la peur. On peut alors se chauffer au bois ou (si possible) quitter le pays. Le quotidien « 6 Jour », affirme dans un reportage (29/11) que « selon certaines estimations, plus de 550.000 jeunes grecs, le plus souvent diplômés ont émigré, ou ils ne sont pas revenus après avoir terminé leurs études ailleurs, et ceci depuis seulement deux ans (…) Pour ce qui est des destinations, ils choisissent d’abord la Grande Bretagne (31,7%), les Etats-Unis (28,7%) et ensuite l’Allemagne (6,6%) ».
Car quitter la Grèce, peut être motivé par cette volonté, au demeurant tout autant… élémentaire, à savoir, ne plus subir toutes nos peurs. Du chômage, de la faim, de l’avenir, ou même du voisin parfois. Je remarque à ce propos que depuis peu, des acteurs ou certains chanteurs célèbres (et parfois connus pour leur appartenance à la gauche), se déclarent « incapables de dire [trop] de mal de l’Aube dorée, par crainte pour eux-mêmes ou pour leurs proches, leurs enfants par exemple ». C’est la déclaration par exemple, du célèbre acteur Costas Voutsas, au quotidien « 6 Jours » (1/12).
Ce dimanche également, toutes les antiquités volées en février dernier, ont été restituées au Musée d’Olympie . Un beau moment, enfin. Rien n’est jamais perdu.
Panagiotis Grigoriou
* http://greekcrisisnow.blogspot.fr/2012/12/en-amont-du-reve.html
A quoi rêvent les grecs ?
Billet invité, par Vincent Magos - psychanalyste
vendredi 30 novembre 2012
Un intrus apparaît au milieu d’une série de rêves amenés par un analysant : Une bombe atomique explose, des visages sont couverts de pustules. « Que les hommes aient créés la manière de détruire leur espèce, pose problème » dira-t-il comme seule association. Et la parole, qui file, d’évoquer les autres rêves, clairement liés à sa problématique. Quand plus tard, je reviendrai sur les pustules ; j’aurai pour toute réponse qu’il s’agit d’un cliché quant aux personnes atteintes par des radiations atomique. Je n’insiste pas, garde le rêve dans un coin de ma mémoire, tout en laissant voguer mes propres associations. Ce rêve est-il pur intrus dans la séance ? Ou serait-il le représentant, la présence active, dans sa vie psychique, d’une actualité explosante, irradiante, blessante... N’y aurait-il nul besoin d’être au cœur de l’atomisation du lien social, d’être confronté aux privations grecques pour que leur écho entre dans le cabinet d’un psychanalyste bruxellois ?
Récemment, Panagiotis Grigoriou écrivait « que de nombreux citoyens des pays dits centraux (France, Belgique…), n’ont sans doute pas réalisé qu’ils traversent pour l’instant leur 1938 (et ses illusions), tandis que nous [grecs], et peut-être bien les Espagnols, les Italiens ou les Portugais, nous subissons l’hiver déjà terrible de 1942. » Le rêve qui arrive ainsi dans la séance me rappelle le livre de Charlotte Beradt « Rêver sous le III° Reich » qui reprend les rêves qu’elle consigne (plus de 300) entre 1933 et 1939, avant d’immigrer en Angleterre, puis aux États Unis où elle publiera un premier article qui ne deviendra un livre qu’en 1966. Charlotte Beradt n’est pas psychanalyste et elle prend délibérément le parti d’écarter ce qui relève des conflits de la vie privée des rêveurs. On ne discutera pas ici de ce que cette sélection peut avoir d’illusoire, pour plutôt accepter de suivre l’auteur dans son projet - plein de sens aussi : « de tels rêves ne devaient pas être perdus, dit-elle, ils pourraient être retenus le jour où l’on ferait le procès de ce régime en tant que phénomène historique car ils semblaient pleins d’enseignement sur les affects et les motifs des êtres qu’on insérait comme des petites roues dans le mécanisme totalitaire » (p.50).
L’historien dira d’ailleurs de ces fictions humaines qu’elles « ne proposent pas une représentation réaliste de la réalité mais n’en jettent pas moins une lumière particulièrement vive sur la réalité d’où ils proviennent » (Reinhart Kosselleck, Postface p. 182), il va même plus loin en évoquant une valeur de pronostic du fait que beaucoup d’histoire rêvées anticipaient la catastrophe en devenir. Nous ne céderons pas à la tentation de réhabiliter les rêves prémonitoires pour plutôt mettre en avant la manière dont le préconscient peut s’emparer avec talent du climat ambiant. Et l’on peut suivre Charlotte Beradt qui défend avec force le fait que « ces rêves traitent bien de relations humaines perturbées, mais perturbées par l’environnement » (p.55) Je rêve qu’en rêve par précaution je parle russe (je ne le connais pas, en outre je ne parle pas en dormant) pour que je ne me comprenne pas moi-même et que personne ne me comprenne si je disais quelque chose à propos de l’État parce que c’est interdit et que cela doit être dénoncé. (p 86) On a beau savoir que la grenouille qui s’adapte à l’eau qui chauffe progressivement finira par mourir, ce qui m’a le plus touché dans les rêves relatés, c’est à quel point ils montraient un désir d’adaptation à une situation devenant de plus en plus folle. Au départ, Freud théorisa le rêve comme tentative de réalisation d’un désir.
La guerre 1914-18, ses névrose traumatiques, ses cauchemars à répétition l’amena à compléter sa théorie dans le sens de tentatives du rêveur de retourner infiniment à la situation traumatique pour tenter de la maîtriser. Cette compulsion de répétition s’entend aussi, par exemple ici : Je rêve que je m’installe solennellement à mon bureau après m’être enfin décidé à porter plainte contre la situation actuelle. Je glisse une feuille blanche, sans un mot dessus, dans une enveloppe et je suis fier d’avoir porté plainte, et en même temps j’ai vraiment honte. Une autre fois j’appelle la préfecture de police pour porter plainte et je ne dis pas un mot. (p.94) Les tentatives d’adaptation à la folie du III°Reich, plutôt que d’évoquer la réalisation d’un désir, fait penser à la situation de l’enfant abusé qui s’identifie à l’agresseur et qui incorpore non seulement ses actes mais aussi sa culpabilité. Alors, le livre de Charlotte Beradt apporte encore un nouvel éclairage : « Dans la préoccupation vitale dont ils témoignent de devoir survivre psychiquement à l’empiétement mortifère de l’environnement [... ils permettent notamment] de reconsidérer la notion clé de traumatisme, et de l’élargir jusqu’à la prise en compte de formes plus insidieuses, quotidiennes et redoutablement efficaces sous le masque de la banalité (François Gantheret, Postface p. 236)
Seul le rêveur peut parler de son rêve, peut l’interpréter. Je garde donc le rêve de mon patient dans un petit coin de ma mémoire, d’où il sera éventuellement tiré par un autre évocation. Mais quand je quitte mon cabinet, vois les cars de police qui protègent les sommets européens et les graffitis en contrepoint, je ne puis, par les temps qui courent, m’empêcher de me demander à quoi ressembleraient les rêves que pourrait recueillir aujourd’hui, Charlotte Beradt, en Grèce... en Europe.
* http://greekcrisisnow.blogspot.fr/2012/11/a-quoi-revent-les-grecs.html#more
Chauffage central
jeudi 29 novembre 2012
Les nouvelles imposées d’en haut passent presque inaperçues car de plus en plus elles sont volontairement écartées de notre imaginaire immédiat, comme celle de la quasi restructuration de la dette d’avant-hier. Le « gouvernement » multiplie sa communication pour faire croire que le compromis de Bruxelles… nous apportera le pain blanc qui commence visiblement par manquer tandis que chez Syriza l’optimisme règne, car du côté de la gauche radicale (parlementaire !) on suit de très près les derniers sondages, comme celui de ce matin, où il apparait que le parti de la gauche radicale consolide son avance et que les intentions de vote en sa faveur dépasseraient 30% (sondage VPRC, hebdomadaire Epikaira). C’est également une nouvelle qui ne semble pas intéresser grand monde me semble-t-il, et pour cause : elle ne fait pas vraiment rêver !
Notre univers se résume à un présentéisme implacable, définitivement concret. Autour d’une table dans un café du centre ville ce midi (29/11), des retraités, des actifs et des chômeurs évoquent le prochain scrutin crucial, en termes d’intention de vote pour le second tour… au sein de l’immeuble. Remplir ou pas les cuves en fioul, faire fonctionner ou pas le chauffage collectif, telle est la question politique du jour et du mois. La méta-démocratie c’est aussi le grand tournant du méta-fioul et du froid qui revient en force. On sait que dans les appartements athéniens on va greloter encore cet hiver. Ceux qui ont encore les moyens investissent au changement de civilisation, c’est-à-dire ils passent au chauffage en bois, sophistiqué ou pas. Ce pas en avant est souvent perçu d’ailleurs comme un retour en arrière, les plus anciens se rappellent du temps où en sages écoliers jusqu’aux années 1970, ils prenaient le chemin de l’école le cartable dans la main et une bûche sous le bras. Depuis, la contribution « chauffagière » généralisée a cessé, et les écoliers helladiques se sont enfin crus appartenir au temps de l’histoire… avant Fukuyama ! C’est sans doute aussi pour cette raison « que venant d’une initiative allemande, on vient de suggérer au ministre de l’Education, la restructuration des études secondaires en Grèce selon le modèle de ce pays, et ceci dès 2014 » (Epikaira – 29/11), mais selon cette même presse, « il se montrerait (pour l’instant) dubitatif ».
Espérons au moins que les écoliers au pays de Goethe ne sont pas privés de chauffage dans leurs salles de cours comme déjà au nord de la Grèce, où de nombreuses heures d’enseignement sont officieusement mises entre parenthèses, et de fait annulées, à cause du général hiver et surtout de l’Etat major de la Troïka. La Grèce pourra certes racheter une partie de « sa » dette la semaine prochaine (elle est obligée) dans une opération qui n’est ni plus ni moins qu’un délit d’initiés… annoncé (!), cela ne nous fera même pas caresser le rêve… du chauffage pour tous. Plus grave peut-être encore, désormais, les militaires de haut rang comme le chef d’état-major de la Marine Cosmas Christidis, qui dans une interview exclusive au journal « Real-News » (25/11), estime « que la poursuite de la politique d’austérité mettra en cause la capacité opérationnelle des forces armées du pays », c’est la première fois qu’un militaire actif, qui plus est de haut rang, décide d’intervenir directement aux débats politiques en cours. Après la grève opérette (mais finalement bien jouée car ils on obtenu gain de cause), du personnel des Services de renseignement (EYP) au 5/11, c’est un signe de plus… qu’on peut racheter sa dette, tout en vendant son âme !
Ce qui nous éloigne une fois de plus, du temps du rêve... entier. À Salamine par exemple, les albanais installés sur l’île depuis un moment déjà ne rêvent que d’une chose, retrouver un peu de leur activité d’avant, dans le secteur du bâtiment notamment. En attendant, ils iront à la pêche en plongée pratiquement tous les jours, comme de nombreux grecs du coin ou d’ailleurs. En semaine, en dehors du chef lieu, les localités salaminiotes offrent le spectacle du vide, les bistrots sont fermés, la circulation est réduite au minimum et même le supermarché du coin tourne au ralenti. Sur Salamine la classe moyenne vendra ses petits rêves d’antan moins que trois mille euros, tandis que sur cette même île, certains parvenus... parviennent toujours à exhiber leurs richesses. C’est également sur Salamine qu’au lieu de rêve c’est décidément le cauchemar qui règne parfois. D’après le reportage du « Quotidien des Rédacteurs » (datant du 9/11 - traduit par Vicky Skoumbi) :
"Dans un communiqué officiel, l’ambassade d’Egypte en Grèce condamne « l’attaque barbare et lâche contre un citoyen égyptien qui a eu lieu le week-end dernier dans l’île de Salamine ». Lors d’une conférence de presse tenue devant les médias internationaux, l’ambassadeur, Tarek Adel, a déclaré : « Nous soutenons pleinement la victime et nous sommes décidés àagir pour que justice soit rendue dans cette affaire, y compris par un dédommagement ». L’ambassade, a-t-il ajouté, est en contact permanent avec les autorités, afin que les auteurs soient arrêtés et que la justice soit rendue sans délai. L’image choquante de l’immigré battu et enchaîné dans une rue centrale de l’île de Salamine a été d’abord publiée sur un média alternatif de contre-information. Une ambulance a été dépêchée sur les lieux, ainsi que la police et les pompiers, qui ont dû intervenir pour couper la grosse chaîne attachée autour du cou de la victime, avant que celle-ci ne soit transférée à l’hôpital. Les auteurs présumés des faits ont été arrêtés. Il s’agit de Giorgos Sgouros, propriétaire d’une boulangerie à Salamine et employeur de la victime, de son fils et d’un de leurs amis d’origine albanaise ; un quatrième complice est toujours recherché.
Oualid est en Grèce depuis deux ans sans carte de séjour et il travaille depuis un an et demi à la boulangerie, sans être payé ces derniers mois. Le boulanger a été conseiller municipal et maire-adjoint de la commune d’Ampelakia à Salamine, élu sur une liste soutenue par la Nouvelle Démocratie (parti de droite dont le chef est Antonis Samaras, actuel Premier ministre). Selon les témoignages des habitants, son fils entretient des liens avec l’Aube Dorée. Le samedi, à l’aube, l’ouvrier avait demandé à partir et le boulanger le lui avait refusé, lui demandant de nettoyer le plancher du magasin. Selon les témoignages qui les accusent, le boulanger et son fils savaient que l’Egyptien portait sur lui une somme d’argent confiée par ses compatriotes pour qu’il l’envoie en Egypte, et leur intention était de la voler. Après l’avoir giflé et attaché, ils l’ont transporté, avec l’aide d’un troisième complice, dans le camion de la boulangerie jusqu’à une étable située près de la résidence secondaire du boulanger. Là, ils l’ont attaché avec une chaîne à un poteau, torturé, dénudé et menacé. Ils l’ont dépouillé de 12.000 euros, dont seuls environ 9.000 euros ont été restitués à ce jour (…)".
La Grèce c’est de l’inachevé, à Salamine ou ailleurs. Rêve ou cauchemar personne ne peut le prédire avec précision. Comme cette employée dans l’hôtellerie rencontrée ce matin qui s’interroge : « Nous avons perdu un tiers de nos revenus et deux tiers de nos confrères, licenciés depuis deux ans. Il se passera quelque chose mais nous devons l’accomplir ensemble ». Au café du centre, on évoque désormais la légèreté du paradigme anthropologique grec et on se chauffe… au bois. Du rêve il sera encore question prochainement sur ce blog !
Panagiotis Grigoriou
* http://greekcrisisnow.blogspot.fr/2012/11/chauffage-central.html#more