Le 26 juin dernier, les deux individus les plus riches du monde ont fait
l’actualité ensemble. Le premier, Bill Gates, dirige une fondation
caritative à laquelle le second, Warren Buffett, a promis une grande part
de sa fortune. A première vue, la générosité de ces deux philanthropes est
une bonne nouvelle pour tous. Pourtant on sent bien confusément que
quelque chose ne tourne pas rond...
La fortune de Bill Gates, fondateur de la multinationale informatique
Microsoft, s’élève à 50 milliards de dollars. Elle fut acquise grâce à une
démarche très agressive dans le but d’imposer partout dans le monde un
système d’exploitation (que les mots sont cruels !) et des logiciels très
coûteux et loin d’être parfaits. Celui qui achète aujourd’hui un
ordinateur grand public est pris dans le piège Microsoft, et il faut une
volonté de fer pour en sortir. Il rejoindra les millions d’individus
contraints d’appuyer sur « Démarrer » pour arrêter son ordinateur...
De ce fait, la fondation Bill et Melinda Gates dispose d’environ 30
milliards de dollars qu’elle consacre à l’amélioration du secteur de la
santé et au développement technologique des pays pauvres. Les esprits
sceptiques remarqueront que, pour boucler la boucle, ce développement se
fera sans doute avec des logiciels Microsoft...
La fortune de Warren Buffett, de l’ordre de 44 milliards de dollars,
provient de secteurs économiques plus classiques comme l’alimentation
(sodas au cola, crèmes glacées) ou l’assurance. Sur ses vieux jours, ce «
requin » des affaires a promis de donner à terme 85% de sa fortune à des
fondations, dont plus de 30 milliards de dollars à la fondation Gates. Un
record qui ferait presque passer les Rockefeller, Carnegie ou Ford pour
des petits joueurs...
Avec de tels fonds propres, le budget annuel de la fondation Gates va
doubler, pour atteindre environ 3 milliards de dollars. C’est cinq fois
celui de l’Unesco, l’institution des Nations unies pour l’éducation, la
science et la culture. C’est presque autant que le budget 2006-2007 de
l’Organisation mondiale de la santé (3,3 milliards de dollars)... Néanmoins,
cela ne va pas suffire à colmater les brèches financières : chaque année,
les gouvernements des pays en développement remboursent 200 milliards de
dollars à de riches créanciers, sans doute eux aussi très généreux, au
titre du service de la dette...
Si le montant du don Buffett annoncé est exceptionnel, les annonces de ce
type de la part d’individus fortunés se multiplient. Mais cette course au
gigantisme du don ne révèle-t-elle pas la faillite de l’organisation
collective de la solidarité ? Sans le moindre contrôle sur l’utilisation
de ces dons, le risque est grand que là encore, les projets visibles et
immédiatement rentables soient sélectionnés, sans une analyse globale de
long terme suffisante. Bill et Melinda Gates se sont d’ailleurs déclarés «
impressionnés par la décision de notre ami Warren Buffett d’utiliser sa
fortune au traitement des inégalités les plus criantes au monde ». Les
inégalités moins criantes doivent-elles alors être acceptées ?
Dans l’économie mondialisée, le principe même de la solidarité entre les
êtres humains est en cours de confiscation par une poignée d’individus,
avec la passivité complice des États. Après avoir considéré que tous les
coups étaient permis pour faire fortune, les plus forts à ce jeu peuvent
décider de la façon dont il convient de venir en aide aux plus nécessiteux
sur la planète. Qui demande l’avis des premiers concernés, les plus
démunis ? La lutte contre la pauvreté peut-elle légitimement être confiée
aux plus riches ? Et d’ailleurs, est-ce normal que la fortune des deux
personnes les plus riches au monde soit quatre fois plus importante que
l’aide publique au développement annuelle des pays riches à l’égard des 50
pays les moins avancés ?
La responsabilité des États est clairement engagée car les politiques
néolibérales qu’ils appliquent depuis les années 1980 sabotent tout
système de sécurité sociale, les faisant renoncer à leur rôle de garant du
bien collectif et de la justice sociale. En France, des initiatives comme
le Téléthon, l’Opération pièces jaunes ou les Restos du cœur se
substituent à l’État en ce domaine et font porter l’effort financier de la
solidarité sur une large part de la population attendrie. L’une de ces
opérations est même organisée par l’épouse du chef de l’État, révélant la
duplicité du pouvoir politique...
Les raisons qui ont permis à Gates et Buffett de faire fortune, et donc de
paraître infiniment généreux en bout de course, sont celles qui ont plongé
des milliards d’êtres humains dans le besoin et la pauvreté. La recherche
maximale du profit a mené le monde dans une impasse. Avec la réduction du
rôle des États et la toute-puissance des donateurs privés, les plus
pauvres vont être contraints, comme au Moyen-Age, de compter sur la
générosité du seigneur protecteur ou de périr. Ce recul intolérable est
orchestré en coulisses par la logique de la dette, subtil instrument
d’oppression, qui organise un colossal transfert de richesses des
populations du Sud vers les créanciers en même temps qu’un transfert de la
prise de décision vers le FMI, la Banque mondiale, les grandes puissances
et les entreprises multinationales. Pour mettre fin au hold-up actuel sur
la solidarité au niveau mondial, cet esclavage de la dette doit être
aboli. Il sera alors possible de remettre en cause ce modèle économique
néolibéral qui organise structurellement une injuste répartition de la
richesse dont l’hyperfortune de Gates et Buffett n’est que la partie
visible.