New Delhi gronde d’émotion et de colère. Les foules sont sorties dans la rue, bougie au poing, honorer la victime ou, pour les plus virulents, appeler à la pendaison des agresseurs, brandissant des photos d’une corde. La police a même dû jouer du canon à eau pour les éloigner des bâtiments officiels. Les étudiants étaient à l’avant-garde. De mémoire d’habitant de la capitale indienne, jamais viol n’avait jeté ainsi les gens sur le pavé.
Est-ce le viol de trop ? Depuis plusieur jours, l’actualité en Inde n’a tourné qu’autour de ce drame de Mahipalpur, le quartier de New Delhi où l’on a retrouvé un couple nu, jeté sur un trottoir poussiéreux comme un paquet encombrant. La jeune fille a été violée et battue si sauvagement qu’elle lutte aujourd’hui contre la mort à l’hôpital. Le jeune homme, l’ami qui a tenté de la défendre, est couvert d’hématomes.
A New Delhi, ville de 22 millions d’habitants, un viol est commis toutes les dix-huit heures, en tout cas selon les statistiques officielles (qui laissent dans l’ombre nombre de cas). Alors, pourquoi cette affaire-là précisément ? Pourquoi cette flambée de rage aussitôt la nouvelle de Mahipalpur connue ? Probablement parce que la coupe était pleine et que, dans ces cas-là, la première occasion est la bonne.
Autre explication : le jeune couple est emblématique de la classe moyenne de New Delhi, et la jeunesse des campus et des studios de télévision peut aisément s’y reconnaître. Elle, 23 ans, est étudiante en médecine. Lui, 28 ans, est ingénieur informatique. Ils sortaient d’un cinéma de Saket, quartier aux complexes commerciaux rutilants de modernité. Ils sont montés dans un bus privé. Une bande attendait sur les banquettes. Le chauffeur était complice. Le viol collectif s’est déchaîné derrière les vitres teintées alors que le bus traversait impunément la ville.
Par les temps qui courent, la classe moyenne est d’humeur rebelle en Inde. Corruption, chaos urbain, incompétence de la police, impéritie des dirigeants politiques... : les griefs ne manquent pas. En 2011, un grand mouvement de protestation contre la corruption, cristallisé autour d’une vertueuse figure gandhienne, Anna Hazare, avait mobilisé cette partie de la population dans les grandes villes.
Toutes proportions gardées, l’agitation de ces derniers jours prolonge l’élan. Elle illustre la fracture entre une classe moyenne émergente et un système qui lui semble indifférent au sort des gens. Un chiffre est souvent revenu dans les commentaires à la suite de l’affaire : 30 % de la police de New Delhi est enrôlée dans la protection des « VIP ». Que fait donc la police ? Elle protège les puissants. Et cette élite politique, rappelle-t-on à l’envi, est elle-même partiellement criminalisée. Car il y a cet autre chiffre, très connu en Inde : 28 % des parlementaires ont maille à partir avec la justice. Cherchez l’erreur.
Durant deux jours, les télévisons commerciales ont donc sonné le clairon de la révolte. La chaîne Times Now a lancé une campagne sur le thème : « Where is my India ? » (« Où est mon Inde ? »). Sa concurrente CNN-IBN a répliqué avec le mot d’ordre : « Stop this shame ! » (« Arrêtez cette honte ! »). Des panels d’invités ont débattu pendant des heures des causes du drame et des leçons à en tirer. Il fut question, en vrac, de durcir la législation, de pendre ou de castrer les violeurs, d’enlever les vitres teintées des bus, de réformer les transports publics, de remettre la police dans la rue.
Le plus intéressant résidait assurément dans les témoignages de femmes qui racontaient le harcèlement sexuel au quotidien dans les lieux publics. En Inde, on use d’un étrange euphémisme pour évoquer ce phénomène : « Eve teasing » (littéralement « taquiner Eve »). L’ordre social est en général assez goguenard sur le sujet. D’où la difficulté pour les femmes d’aller porter plainte. En avril, l’hebdomadaire Tehelka, enquêtant sur l’attitude de la police à l’égard des victimes de viol, avait recueilli (en caméra cachée) ces propos d’un inspecteur de police près de New Delhi : « Elle est habillée d’une telle manière que cela force les hommes à être attirés par elle. » Sur trente officiers de police interrogés par Tehelka, la moitié tenait ce type de langage.
Au fil des débats, l’Inde fut donc invitée à se regarder crûment en face, à se livrer à une douloureuse introspection. Dans une tribune du quotidien The Hindu, la juriste Ratna Kapur notait ainsi « une crise de la masculinité indienne ». « Alors que les femmes entrent sur le marché du travail, soulignait-elle, leur audace et leur confiance en elles semblent déclencher un sentiment d’insécurité au sein d’une société où les hommes étaient jusque-là aux commandes. »
Elle ajoutait : « Davantage de lois ou l’appel à la peine capitale ne sont pas des réponses à ce qui est un problème sociétal enraciné. » Cette « racine » du « problème sociétal », c’est la glorification du garçon, dont les foeticides de fille sont la conséquence. Il est donc temps, exhortait Ratna Kapur dans The Hindu, que la société cesse d’« élever les garçons d’une manière qui leur inculquera le sens de la supériorité et du privilège ».
Sain débat. Dans le même journal, un éditorial trahissait pourtant un certain scepticisme. Evoquant la victime du viol de Mahipalpur, l’article avertissait : « Dans six mois ou moins, elle sera oubliée. » L’éditorialiste ne croyait pas si bien dire. Après deux jours de furie télévisée, les médias sont passés au sujet suivant, l’élection dans l’Etat du Gujarat (Ouest). Les bandeaux « Où est mon Inde ? » et « Arrêtez cette honte ! » ont subitement disparu des écrans.
Frédéric Bobin (Lettre d’Asie)
* bobin lemonde.fr
* LE MONDE | 21.12.2012 à 14h15 • Mis à jour le 23.12.2012 à 20h30.
Etudiante violée en Inde : la victime parle, les manifestations interdites
La police indienne a interdit, dimanche 23 octobre, les manifestations au centre de New Delhi de milliers de personnes protestant contre le viol collectif subi par une jeune étudiante, enfin en état, une semaine après les faits, de livrer son récit aux forces de l’ordre.
La victime, une étudiante kinésithérapeute de 23 ans, a été violée à bord d’un autobus par six hommes dimanche dernier, avant d’être battue à coups de barre de fer, ce qui a provoqué de graves blessures intestinales. Elle a ensuite été jetée du bus, avec le jeune homme qui l’accompagnait. Hospitalisée en soins intensifs, la jeune femme commençait ce week-end à aller mieux, selon les autorités de l’hôpital. Elle a livré son récit aux enquêteurs, pour la première fois samedi.
« Les six hommes m’ont tous violée tour à tour », a-t-elle déclaré à la police, selon le Hindustan Times de dimanche. « Ils nous ont jetés (du bus) sur le bord de la route, et je me suis évanouie ». Ses déclarations correspondent aux renseignements donnés par son compagnon. Les six attaquants présumés ont tous été arrêtés et mis en prison.
Selon la police, les six hommes étaient saouls au moment des faits. Ils avaient pris place dans un bus hors service et ont pris en charge le couple, qui rentrait d’une soirée au cinéma et pensait monter dans un bus public.
MANIFESTATIONS INTERDITES
Cette affaire a provoqué une vague d’indignation dans le pays, où les victimes de viols et d’agressions sexuelles peinent souvent à obtenir justice. Des milliers de personnes, dont beaucoup d’étudiants, ont manifesté ces jours derniers, réclamant une plus grande sécurité pour les femmes et une meilleure prise en compte par la police et la justice des plaintes pour viol ou agression sexuelle.
Dimanche, la police a interdit les manifestations au centre de New Delhi, dans les zones proches du parlement, du palais présidentiel et des grands monuments de la capitale, après des échauffourées la veille entre les protestataires et les forces de l’ordre. Des milliers de personnes s’étaient rassemblées près de la Porte de l’Inde, monument emblématique de New Delhi.
Un groupe a campé dans la nuit de samedi à dimanche devant la résidence de Sonia Gandhi, la dirigeante du parti du Congrès, au pouvoir. « Je suis avec vous (...) et justice sera rendue », a-t-elle déclaré aux manifestants devant sa porte, peu après minuit, a rapporté l’agence Press Trust of India. La semaine dernière, le premier ministre Manmohan Singh avait évoqué « un crime odieux, bouleversant ».
LA PEINE DE MORT « DEVRA ÊTRE DISCUTÉE »
Dimanche, dans une affaire distincte, un journaliste de 36 ans a été tué par balle à Imphal (nord-est), lors d’une manifestation de soutien à une actrice victime de violences sexuelles, alors que la police avait ouvert le feu. L’actrice, Momoko, avait été poussée hors de la scène par un homme armé qui avait ensuite tenté de la violer, malgré la présence de personnes chargées de la sécurité. Elle s’était débattue et était parvenue à s’enfuir.
A New Delhi, certains réclament la peine de mort pour les violeurs. Le gouvernement, confronté à la colère de la population, étudiera la possibilité d’un châtiment plus sévère dans les affaires exceptionnelles de viol, avait déclaré samedi le ministre de l’intérieur Sushil Kumar Shinde, faisant allusion à la peine capitale. L’emprisonnement à vie est actuellement la peine maximale encourue par les violeurs, mais la peine de mort « devra être discutée en détail », avait-il indiqué. La peine de mort est rare en Inde et n’a été appliquée que deux fois depuis 2004 : un homme qui avait violé et tué une écolière, et le seul tireur survivant des attentats de Bombay de novembre 2008.
En Inde, société dominée par les hommes où les agressions en ville sont fréquentes, de plus en plus de voix s’élèvent pour que les pouvoirs publics mettent un terme à l’idée selon laquelle les femmes violées sont responsables. Les associations de défense des droits des femmes estiment que la misogynie continue de régner en maître et que le pays tarde à prendre la mesure de l’ampleur des agressions et viols, dont le nombre a plus que doublé entre 1990 et 2008.
* Le Monde.fr avec AFP | 23.12.2012 à 09h02 • Mis à jour le 23.12.2012 à 20h29.