La mondialisation du marché capitaliste, véritable signification du concept actuel, a construit ses bases sur le développement de deux innovations technologiques : l’informatique et les communications. C’est notamment pour cette raison qu’il fallut relancer le rythme d’accumulation du capital (Consensus de Washington) et ce fut aussi le début d’une économie du savoir.
Cela devrait théoriquement favoriser les échanges culturels et donc les possibilités de dialogue entre civilisations et entre religions. Or, il ne semble guère qu’il en soit ainsi, au point que Huntington n’hésite pas à proposer une vision explicative des conflits présents en termes de guerres de civilisations, qu’il identifie d’ailleurs avec les grandes traditions religieuses.
La question n’est pas nouvelle
Il faut donc s’interroger sur les conditions qui créent les possibilités de dialogue ou de conflit. La question n’est pas nouvelle. Sans remonter trop loin dans l’histoire on peut se rappeler la cour intérieure du château de Accra en Inde, flanquée à ses quatre coins de pupitres en pierre dominant l’espace. Ils étaient destinés au dialogue entre les quatre religions de l’Inde au 16e siècle : l’hindouisme, l’islam, le bouddhisme et le christianisme. Le royaume n’avait pas construit la légitimité de son pouvoir sur une religion particulière et pouvait donc organiser le dialogue.
Mais un peu plus tôt, dans les régions musulmanes de l’Inde, les Portugais menaient la guerre pour l’établissement de comptoirs. Un moine franciscain en fut le chroniqueur du côté portugais. Il décrivait les combats comme menés au nom de Dieu contre les infidèles afin d’y implanter le christianisme. Il y faisait intervenir St François d’Assise, qui encourageait les combattants. Au même moment un historien musulman relatait les mêmes combats, menés au nom de Allah, contre les infidèles afin de défendre et de protéger l’islam.
Aujourd’hui, le discours impérial de Georges W. Bush, lors de la Convention républicaine, part de l’idée d’une mission qu’il doit remplir au nom du peuple américain, avec Dieu à ses côtés, pour combattre le mal et démanteler les Etats-voyous. (Une inscription sur un mur en Malaisie disait : « Qui est le Dieu qui bénit l’Amérique ? Pas le mien ! »). Par ailleurs, le discours fondamentaliste islamiste se construit sur la défense de l’islam contre sa destruction par l’Occident et le combat mené au nom de Dieu.
Comme on peut le constater, le problème des civilisations et des religions est important dans les relations internationales et il n’a pas fini de se poser avec la mondialisation contemporaine. Pour le comprendre, il faut cependant développer une démarche théorique qui permette d’éviter les raccourcis de positions telles que celles de Hungtington ou de réduire la question à un simple problème de support de communication censé faciliter les contacts.
Qu’est-ce que la civilisation ?
Une problématique très répandue est celle du culturalisme qui envisage la culture comme un en-soi détaché de son contexte social, politique et économique et, par conséquent, capable de construire des ponts ou de provoquer des conflits en tant qu’acteur indépendant. C’est la thèse principale de Huntington, même s’il n’ignore pas les autres dimensions.
D’où la question : qu’est-ce que la culture ou la civilisation ? Il s’agit de l’ensemble des représentations de la réalité naturelle et sociale et de toutes leurs expressions (langages, valeurs, éthique, droit, institutions, art, religions). Les êtres humains sont en effet capables de se représenter dans la pensée grâce à leur cerveau, leur place dans l’univers, leurs rapports sociaux, leur histoire. Ils sont capables d’évaluer des situations et d’anticiper l’avenir.
Ils construisent ainsi un second niveau du réel, qui leur permet de lire le premier et de l’interpréter et ainsi d’induire l’action sur ce dernier. Il s’agit donc d’une dimension centrale dans la construction et la reproduction des relations avec la nature et des rapports sociaux. C’est ce que Maurice Godelier appelle « la part idéelle du réel ». L’institutionnalisation de la culture crée des rôles, des formes d’organisation, des intérêts acquis, des normes de comportement, bref, construit la visibilité et le poids social de la culture, ce qui exige un certain type de rapports avec les autres champs de la société, notamment économique et politique.
C’est ainsi que peuvent naître des conflits entre systèmes culturels ou religieux en compétition dans la société mais aussi en fonction de leur instrumentalisation par les systèmes économiques ou politiques, en tant qu’idéologies (explication et légitimation des rapports économiques ou politiques), le plus souvent dans des situations conflictuelles. Sans doute ne faut-il pas négliger ce qu’on appelle des « conflits de civilisation », mais ceux-ci se produisent quand les cultures ou les religions sont liées (volontairement ou non) avec des intérêts économiques ou politiques.
Par conséquent, le dialogue des civilisations ne peut être conçu en dehors d’un cadre général incluant les rapports économiques et politiques et une perspective historique. Comment expliquer par exemple au Vietnam, que l’on soit passé dans la connaissance des langues étrangères (et indirectement des cultures) du français à l’anglais ?
Adopter une telle démarche pour réfléchir sur le dialogue des civilisations signifie-t-il que les acteurs culturels soient simplement déterminés dans leur capacité d’agir par leur contexte ? Evidement non. Mais ils sont conditionnés, c’est à dire que l’éventail des possibilités est balisé par les circonstances dans lesquelles s’exerce l’activité culturelle. Une société alphabétisée offre de nouvelles possibilités. Des investissements publics massifs dans l’éducation mettent un peuple dans d’autres conditions de vivre sa culture et d’échanger avec des voisins (aujourd’hui le monde). La culture est la capacité qu’ont les acteurs sociaux de lire le réel, de l’interpréter, de développer des jugements éthiques, d’anticiper l’avenir (donc de faire des projets), mais toujours dans un contexte donné.
Certes, la possibilité de prendre une distance dans la pensée par rapport au contexte, permet-elle à certains acteurs de dépasser ou même de contredire ce dernier. Au Vietnam, même durant le temps de la colonisation, certaines personnes et certaines institutions furent capables de surmonter le rapport colonial pour établir un dialogue culturel. Ce ne fut guère facile et cela resta souvent à sens unique. En Amérique latine, la conquête hispanique a rendu impossible un dialogue culturel (malgré le discours du 500e anniversaire sur la rencontre des civilisations). La culture et la religion des peuples autochtones passèrent dans la clandestinité, tout au plus révélée par l’anthropologie culturelle. Aujourd’hui la lutte des peuples indigènes pour leurs droits économiques et une reconnaissance politique crée des conditions nouvelles pour l’affirmation de leur identité culturelle.
Rôle de la religion dans le discours de l’impérialisme
La religion est cette partie de la culture qui fait référence à un surnaturel (ce dernier défini par les acteurs eux-mêmes). Sa fonction va également varier en fonction du type de société. Ainsi, là où la base de la vie est totalement dépendante de la nature et de ses rythmes (qui ne sont pas le fruit d’activités humaines), la religion joue un rôle central dans l’interprétation des rapports à la nature et des rapports sociaux.
Dans des sociétés de classes précapitalistes, lorsqu’un groupe social s’approprie les ressources (terre, eau) de façon exclusive et sans que le service rendu soit équivalent, la religion est utilisée comme facteur de légitimation : la volonté des dieux ou de Dieu est un élément à la fois non vérifiable et définitif. C’est ce qu’on a connu dans les sociétés de caste, féodales ou de pouvoir absolu.
Lorsque des situations conflictuelles se développent, la religion sert souvent de base à la définition de l’identité collective ou nationale. A ce moment, les conflits sont exprimés en termes religieux. Que l’on se souvienne des Croisades, de la Reconquista, des guerres de religion en Europe, Aux Etats-Unis, l’histoire a été bâtie sur une mission religieuse : le mandat divin de faire fructifier la création. Aujourd’hui, malgré le développement d’un capitalisme qui n’a plus besoin d’arguments religieux pour développer sa logique (l’accumulation du capital est le fruit du travail), la religion continue à jouer un rôle puissant comme discours de l’impérialisme. Ce n’est plus une démarche unanime, comme dans les sociétés précapitalistes mais cela reste un langage utile.
Nous vivons, dit-on dans des sociétés sécularisées. Bien que le concept soit relatif (comme on l’a vu dans la discussion concernant la Constitution européenne), il est cependant valable. Séparation entre l’Eglise et l’Etat, laïcité forment bien des traits culturels des sociétés contemporaines. C’est le fruit d’une longue histoire où des facteurs divers sont intervenus. Avec le développement des sociétés marchandes précapitalistes des éléments d’une rationalité nouvelle étaient introduits et Max Weber montra comment une nouvelle éthique se détachait des impératifs religieux.
Ce fut le cas du bouddhisme et du jaïnisme en Inde ou du calvinisme en Europe. La sécularisation fut aussi influencée par le développement des sciences et des techniques, depuis la Renaissance. Enfin, elle fut aussi le résultat d’une nouvelle conception de l’Etat où le pluralisme culturel (et donc religieux) est de mise. Bref, il s’agit de sociétés où la religion n’est plus nécessaire comme idéologie (explication et légitimation des rapports sociaux), même si elle peut être utile dans certaines circonstances.
Le processus de sécularisation a produit aussi des formes extrêmes ou des rationalités exclusives, en réaction contre la domination culturelle des religions. Dans les pays socialistes se développa le concept d’athéisme scientifique, au point d’en constituer des sections des Académies des sciences. Cela revenait à faire de l’athéisme une nouvelle religion d’Etat, en pleine contradiction avec la position de Marx, qui combattit l’athéisme radical, qui voulait conditionner la révolution sociale à l’adoption de cette position. La révolution française, particulièrement radicale dans sa lutte antireligieuse, développa un jacobinisme anticlérical qui déboucha souvent sur un fondamentalisme républicain. On peut en voir un héritage dans la loi concernant le voile islamique, tendant à transformer des comportements culturels par décret.
Un rapport qui se construit entre acteurs sociaux
Les réflexions qui précèdent ont eu pour but de proposer un cadre de référence pour éviter des positions trop simplistes dans la manière d’envisager la question du dialogue des civilisations et donc des religions. A cet effet, il faut d’abord rappeler qu’un dialogue ne s’établit pas entre entités abstraites ou entre concepts. Il s’agit d’un rapport qui se construit entre acteurs sociaux par le biais de la culture, qui est celui d’une construction collective.
Par conséquent, il faut d’abord poser le problème en fonction du contexte général dans lequel évoluent les acteurs. C’est ainsi que l’on peut constater que la mondialisation capitaliste constitue un des plus grands obstacles à un dialogue. Le contrôle et l’exploitation économique, l’hégémonie politique et militaire, l’imposition d’une culture dominée par les valeurs du marché, construisent les inégalités entre civilisations. L’accès aux instruments technologiques qui peuvent faciliter les contacts interculturels est inégalement réparti et les niveaux d’éducation qui permettent leur maîtrise relèvent de la même logique.
Voilà pourquoi les revendications actuelles, y compris culturelles, s’inscrivent dans le mouvement altermondialiste. Elles exigent l’interculturalité sur la base d’échanges égaux. Ce qui implique aussi des conditions économiques et politiques, aujourd’hui non réalisées. La déligitimation de la logique capitaliste et de ses prolongements politiques et militaires est donc une condition culturelle de la création du dialogue.
Il faut y ajouter une deuxième condition : le rejet de toute légitimation religieuse de l’oppression politique et de la violence. Cela n’exclut nullement les luttes sociales, qui peuvent avoir pour motivation profonde une référence et une éthique religieuse, mais cela exclut le discours religieux de l’impérialisme. Il en est de même de la justification du terrorisme, qui par sa contradiction interne finit par servir les intérêts de l’ennemi (le 11 septembre 2001, par exemple).
Enfin, les possibilités de dialogue sont conditionnées par les niveaux auxquels ce dernier se noue. Avant tout, il y a le dialogue à la base : la lutte commune pour la justice, où se retrouvent croyants de diverses religions et non-croyants et où se construit le dialogue de manière existentielle. Cela peut se réaliser au niveau local, national et mondial. L’expérience des Forums mondiaux et continentaux est, à cet effet, particulièrement enrichissant. Le niveau institutionnel est important aussi. Souvent on tend à lui donner la priorité, car il est évidemment le plus visible mais, sans le premier niveau, il reste très formel. Des relations entre responsables et autorités religieuses améliorent le climat général et peuvent lever certains obstacles historiquement construits et sans réelles fonctions dans la situation présente.
Enfin, le dialogue possède aussi sa dimension intellectuelle. Le travail des historiens, des philosophes, des spécialistes en sciences sociales, des théologiens, constitue un apport essentiel qui doit accompagner les deux autres niveaux. C’est le rôle des intellectuels qui, pour être crédibles, doivent se sentir engagés dans le processus et, pour être utiles, doivent rester critiques.
Le dialogue entre civilisations et entre religions est donc possible. La mondialisation qui peut le promouvoir sera celle qui parviendra à construire des ponts réels, c’est-à-dire les bases d’échanges au départ de l’égalité et du respect mutuel.
La situation est grave
Il ne faut pas se la cacher : la situation est grave. Les obstacles sur la voie du dialogue sont nombreux. Les tout premiers se situent entre le monde occidental (chrétien en majorité) et le monde arabo-musulman. Même si les raisons économiques et politiques occupent le devant de la scène, il est difficile pour bien des peuples de faire la part des choses. Les deux faits majeurs sont la guerre en Irak et la politique du gouvernement israélien.
Seule une action critique de chrétiens et de juifs contre ces politiques détruira l’amalgame ente une « civilisation occidentale » et le christianisme ou entre le sionisme et la judaïté. L’analyse des causes et des mécanismes de ces conflits montrera qu’ils ne sont qu’une phase aiguë d’une domination mondiale et que l’attitude des Etats-Unis n’était pas différente au Vietnam ou aujourd’hui en Colombie. Dissocier la foi chrétienne et l’hégémonie politique mondiale est une pré-condition du dialogue.
Mais cela va plus loin encore, l’Occident est aussi le cœur du système capitaliste et constitue son centre. Le reste du monde, en grande partie de confessions non-chrétiennes, en est la périphérie. Comment parler de dialogue sans mettre ce déséquilibre en question ? La notion de conflits de civilisations est un rideau de fumée qui détourne l’attention des questions fondamentales.
Et cependant, la culture, la civilisation, la religion ne sont pas des abstractions. Les sujets qui les portent sont des acteurs sociaux, capables de transformer les situations. Inspirés par leurs valeurs, leur éthique ou leur foi religieuse, ils peuvent délégitimer le système économique et politique et témoigner d’un dialogue vrai, partout où ils vivent. Le moindre pas accompli ensemble, dialogue interreligieux ou intermonastique, ou encore engagements communs en faveur de la paix et contre la guerre est porteur de signification.
La discussion actuelle sur l’avenir de l’Europe n’est pas étrangère à cette problématique. Nous considérons en effet l’Europe comme porteuse de valeurs maîtresses en matière de civilisation, paramètre de la démocratie et de l’humanisme. Ce n’est pas faire grand cas du regard des autres : ceux qui ont subi les Croisades et les conquêtes, les guerres coloniales, les répressions contre le désir de liberté et d’indépendance. C’est ignorer le cri de ceux qui s’adressent à l’Europe des transnationales, de la politique agricole, des paradis fiscaux, à l’Europe forteresse. C’est oublier aussi la naissance du capitalisme, celui de la classe ouvrière, bref l’histoire des ombres à côté de celle des Lumières. Ombres dont les victimes du Sud réagissent aujourd’hui quand on parle de civilisations et de valeurs.
Dialogue des civilisations, oui, mais pas sans conditions. Sans doute le combat pour la justice et pour l’interculturalité n’est-il pas exempt d’ambiguïtés. Le problème n’est pas d’attendre que l’humanité soit peuplée d’anges mais bien de choisir ses ambiguïtés, celles des puissants ou celles des opprimés. La tradition biblique, en particulier l’évangile, ne laissent guère de choix en ce domaine.
Si nous avons mis l’accent sur une situation précise, celle de la politique de l’Occident, c’est parce qu’elle conditionne l’avenir de l’humanité. Cela ne permet pas d’ignorer d’autres réalités, telles que les fondamentalismes avec comme toile de fond, l’islam, l’hindouisme ou le bouddhisme. Partout où une culture ou une religion devient un instrument de domination, l’intransigeance apparaît et détruit le dialogue. Mais, par contre, partout où s’expriment, dans le respect de la diversité, un partage de foi et de références éthiques, se construit un monde de fraternité.
François Houtart