Au Pakistan, le chef des extrémistes anti-chiites a été arrêté
Est-ce le réveil des autorités du Pakistan face au péril du terrorisme anti-chiite ? La police pakistanaise a arrêté, vendredi 22 février, le chef du Lashkar-e-Jhangvi (LeJ), une organisation sunnite radicale responsable d’une vague sans précédent d’attaques contre des chiites. Le LeJ a revendiqué deux séries d’attentats, les 10 janvier et le 16 février, visant la communauté hazara d’obédience chiite à Quetta (Balouchistan), dont le bilan s’est monté à près de 200 morts. Sur l’ensemble de l’année 2012, 400 chiites avaient péri au Pakistan dans des opérations terroristes attribuées pour la plupart au LeJ, un groupe basé au Pendjab dont les connexions avec des noyaux d’Al-Qaida et les talibans pachtounes des zones tribales l’ont transformé en une organisation terroriste particulièrement meurtrière.
DÉTENU POUR TROUBLE DE L’ORDRE PUBLIC
Agé de 53 ans, Malik Ishaq, le commandant en chef du LeJ, a été appréhendé à sa résidence de Rahim Yar Khan, un bourg du Pendjab du Sud. En l’absence de preuves sur son implication personnelle dans les attentats de Quetta à ce stade de l’enquête, il est détenu sous le chef d’avoir troublé l’ordre public avec ses discours de haine anti-chiite. Dans un entretien accordé à l’agence Reuters en octobre 2012, Malik Ishaq avaient qualifié les chiites de « plus grands infidèles sur terre ». Son arrestation semble indiquer que le gouvernement d’Islamabad s’est résolu à neutraliser le LeJ, qui avait jusque-là bénéficié d’une étrange tolérance. L’émotion suscitée au Pakistan et à l’étranger par la récente vague d’attentats a forcé les autorités à réagir.
INCAPACITÉ DES SERVICES DE POLICE DE PROTÉGER LES CHIITES
Au lendemain de la tuerie de Quetta du 16 février, la Cour suprême avait demandé des comptes au gouvernement sur l’incapacité des services de police à protéger les chiites. Selon les observateurs au Pakistan des activités du LeJ, le principal obstacle que rencontrait le gouvernement central, dirigé par le Parti du peuple pakistanais (PPP) – le parti de la dynastie Bhutto –, consistait dans les protections politiques dont bénéficiait l’organisation sunnite radicale dans son bastion du Pendjab du Sud.
Le Pendjab, la province la plus peuplée de la fédération pakistanaise, est dirigé par la Pakistan Muslim League, de Nawaz Sharif (PML-N), un parti concurrent du PPP. Or le PML-N a noué des accords électoraux de désistements réciproques sur une quinzaine de circonscriptions du Pendjab du Sud avec Ahle Sunnat Wal Jamaat (ASWJ), le nouveau nom du Sipah-e-Sahaba (SSP), l’organisation sunnite extrémiste née en 1985 et dont est issu le LeJ. ASWJ est d’une certaine manière la vitrine politique du LeJ.
Ces compromis électoraux expliquent que le ministre de la justice de la province du Pendjab, Rana Sanaullah Khan, s’était toujours opposé à des opérations policières contre les groupes sunnites radicaux du Pendjab quand bien même leur implication dans des activités terroristes avait été prouvée.
QUATORZE DE SA VIE DERRIÈRE LES BARREAUX
Malik Ishaq a déjà passé quatorze de sa vie derrière les barreaux. Arrêté en 1997, il a été relâché en juillet 2011 pour « absence de preuves » dans 34 affaires criminelles. Sa libération avait suscité la surprise et le trouble des milieux libéraux au Pakistan et confirmait à quel point le système judiciaire au Pakistan était impuissant face au terrorisme en raison des menaces de mort pesant sur les témoins à charge. Aussitôt après la libération de Malik Ishaq, les attaques contre les chiites avaient connu une nouvelle escalade au Pakistan, en particulier contre la communauté hazara de Quetta.
Illustration de la porosité entre la vitrine politique et le bras armé de cette mouvance sunnite anti-chiite, Malik Ishaq avait été nommé en septembre 2012 vice-président d’ASWJ. Selon le quotidien pakistanais The News de vendredi, le parti envisageait même de présenter sa candidature aux élections législatives prévues au printemps.
La question qui se pose désormais est de savoir si l’arrestation de Malik Ishaq va rompre l’équilibre politique au Pendjab et préluder à un regain du terrorisme dans cette province où le niveau de violence avait décliné ces deux dernières années. Dans l’atmosphère préélectorale que connaît en ce moment le Pakistan, des manœuvres de déstabilisation ne sont pas à exclure.
Frédéric Bobin - New Delhi, correspondant régional
* Le Monde.fr | 23.02.2013 à 12h22 • Mis à jour le 23.02.2013 à 12h45.
Le Pakistan de nouveau menacé par la fracture sunnite-chiite
Le rituel sanglant des attentats antichiites au Pakistan ne connaît aucun répit, menaçant d’allumer une véritable guerre confessionnelle dans ce pays où l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite se livrent déjà une lutte d’influence régionale depuis trois décennies. Samedi 16 février, l’explosion d’une bombe au cœur du bazar d’un quartier hazara chiite de Quetta, la capitale de la province du Baloutchistan, a fait 85 morts et 200 blessés.
Cet attentat au bilan exceptionnellement élevé est le second à frapper les Hazaras de Quetta en l’espace de cinq semaines. Le 10 janvier, 93 membres de cette communauté – autour de 500 000 personnes – avaient péri dans des circonstances similaires.
HYPOTHÈQUE SUR LA TRANSITION POLITIQUE
Les deux attentats ont été revendiqués par le Lashkar-e-Jhangvi (LeJ), un groupe sunnite radical originaire du Pendjab. L’Etat semble totalement impuissant face à la montée de ces violences confessionnelles. Depuis le début de l’année, le bilan des hazaras tués à Quetta représente déjà la moitié des victimes chiites (400) recensées en 2012 dans le pays.
Alors que le Pakistan s’apprête à entrer en campagne pour des élections législatives prévues au printemps, l’essor de ce terrorisme antichiite fait peser une dangereuse hypothèque sur une transition politique présentée comme unique dans les annales du pays : si le scrutin se déroule comme prévu, ce serait en effet la première fois qu’un gouvernement civil achève son mandat sans être prématurément délogé par un coup de force.
Aussi la radicalisation du sectarisme antichiite menace-t-elle directement la maturation des institutions démocratiques au Pakistan. Face au risque de chaos, l’armée pourrait être tentée de revenir sur le devant de la scène alors qu’elle s’était résignée ces dernières années à adopter un profil plutôt discret.
La fracture sectaire sunnite-chiite n’est pas nouvelle au Pakistan. Elle s’était ouverte au début des années 1980 sous l’effet de trois ruptures. La première est la politique d’islamisation lancée par le général putschiste Zia Ul-Haq à partir de 1977. S’appuyant sur les réseaux sunnites de l’école dite « deobandie » – née à Deoband (aujourd’hui en Inde) à la fin du XIXe siècle –, proche du wahhabisme saoudien, le général Zia déstabilisa de facto le consensus musulman hérité d’une tradition syncrétique d’Asie du Sud où le sunnisme soufi faisait bon ménage avec le chiisme. L’élite politique du Pakistan a toujours réservé un bon accueil aux chiites. Mohammad Ali Jinnah, le « père de la nation », était lui-même un chiite, tout comme Zulfikar Ali Bhutto, ex-premier ministre (1973-1977) et père de Benazir Bhutto.
ALLERGIES SUNNITES AUX INGÉRENCES IRANIENNES
La seconde rupture est le fruit de la révolution iranienne (1979). L’essor du khomeynisme a enhardi les chiites pakistanais qui constituent autour de 20% de la population du pays et forment la plus grosse communauté chiite au monde après l’Iran. Face au sunnisme militant du général Zia, une partie des chiites pakistanais s’est tournée vers Téhéran, au grand dam des groupes sunnites allergiques aux ingérences iraniennes. Enfin, troisième secousse, l’invasion soviétique de l’Afghanistan (1979) a radicalisé les organisations sunnites au Pakistan, qui embrassèrent la cause du djihad anticommuniste avec l’actif soutien de l’Arabie saoudite et des Etats-Unis, désireux de faire pièce autant à Moscou qu’à Téhéran.
C’est dans ce contexte que s’est créé, en 1985, le groupe déobandi radical Sipah-e-Sahaba Pakistan (SSP) dans le sud du Pendjab, exploitant habilement un conflit de classe entre paysans et commerçants sunnites et aristocratie foncière chiite. Le SSP va alors se lancer dans des violences antichiites qui vont précipiter en réaction la formation du Sipah-e-Mohammad Pakistan (SMP), groupe d’autodéfense chiite. L’escalade des affrontements entre le SSP et le SMP atteindra son paroxysme au milieu des années 1990 dans le Pendjab mais surtout à Karachi (Sind).
Après 2001, une nouvelle séquence du conflit sectaire va s’ouvrir, conséquence du reflux vers les zones tribales pakistanaises des talibans afghans chassés de Kaboul. Le paysage djihadiste se reconfigure. Une nouvelle nébuleuse émerge où l’on voit converger des talibans pakistanais s’enracinant dans la bande frontalière pachtoune, des noyaux d’Al-Qaida et des organisations pendjabies issus de l’activisme antichiite. Parmi ces dernières, le LeJ, émanation du Sipah-e-Sahaba Pakistan, s’impose comme particulièrement meurtrier, frappant autant les chiites que les sanctuaires soufis dont le culte des saints est également jugé « hérétique ».
NOUVEAUX FOYERS DE VIOLENCE
La géographie de l’affrontement se déplace. Si la tension s’apaise au Pendjab – en raison de compromis passés entre militants et politiciens locaux –, Karachi demeure un théâtre violent tandis que de nouveaux foyers s’allument dans les zones tribales pachtounes de Kurram et Orakzai, ainsi que dans la région himalayenne du Gilgit-Baltistan, au nord, proche de la frontière chinoise. Mais c’est surtout à Quetta (Baloutchistan), où vit une communauté hazara originaire d’Afghanistan – d’où elle a fui à la fin du XIXe siècle les persécutions antichiites – que le conflit s’est enflammé.
L’incapacité de l’armée et de la police pakistanaise à neutraliser les tueurs du LeJ nourrit bien des interrogations. La plupart des chiites soupçonnent des connexions occultes. Si celles-ci sont avérées et ne sont pas rapidement démantelées, le point de rupture au Pakistan risque d’être vite atteint.
Frédéric Bobin - New Delhi Correspondant régional
* LE MONDE | 18.02.2013 à 11h09 • Mis à jour le 18.02.2013 à 14h05.
Plusieurs dizaines de morts dans un attentat anti-chiites au Pakistan
Un attentat à la bombe contre la communauté chiite a fait au moins 79 morts et 200 blessés samedi 16 février dans la ville pakistanaise d’Hazara, non loin de Quetta, la capitale de la province du Baloutchistan. D’après un haut responsable de la police locale, « c’était une bombe télécommandée ». Le secrétaire chargé des affaires intérieures de la province, Akbar Hussain Durrani, a de son côté précisé que des femmes et des enfants figuraient parmi les morts.
Les violences contre la minorité religieuse jugée hérétique par certains groupes sunnites extrémistes, se sont multipliées ces dernières années au Pakistan, notamment au Baloutchistan, frontalier de l’Iran et de l’Afghanistan. Le 10 janvier, un double attentat suicide commis dans et devant un club de billard à Quetta avait provoqué la mort de 92 chiites, l’attaque la plus meurtrière jamais perpétrée contre cette minorité au Pakistan, pays majoritairement peuplé de sunnites et où un cinquième environ des 180 millions d’habitants sont chiites.
Selon l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch (HRW), plus de 400 chiites ont été tués au Pakistan en 2012, « l’année la plus sanglante » pour cette communauté dans l’histoire de ce pays. Après l’attentat du 10 janvier, HRW avait dénoncé « la lâcheté et l’indifférence des autorités », notamment de l’armée et des services de sécurité, face à ces « massacres de sang-froid ».
Certains observateurs estiment que les violences intercommunautaires sont soutenues par des pays tels que l’Arabie Saoudite (sunnite) ou l’Iran (chiite), qui exportent ainsi leur rivalité religieuse au Pakistan. Outre les violences à caractère religieux, une insurrection a éclaté en 2004 au Baloutchistan pour exiger l’autonomie politique et un meilleur partage des revenus tirés de l’exploitation des ressources naturelles de la région.
* Le Monde.fr | 16.02.2013 à 16h33 • Mis à jour le 17.02.2013 à 07h13.