En 2010, dix-huit jeunes salarié.e.s de la compagnie taïwanaise connue aujourd’hui sous le nom de Foxconn [1] ont tenté de se suicider – et quatorze ont effectivement décédé. Ils avaient entre 17 et 25 ans. Pour la direction de l’entreprise, installée en Chine continentale, ces drames ne pouvaient s’expliquer que par des causes individuelles remontant à avant leur embauche ; elle fit venir des psychologues. Afin d’empêcher les défenestrations, elle fit aussi placer des filets de sécurité sous les fenêtres des dortoirs où résident les travailleurs migrants venus des zones rurales et dont les salaires ne permettent pas de louer un logement indépendant.
Ce déni (intéressé) de réalité n’est pas propre aux patrons de sociétés asiatiques. Ce fut aussi la réponse initialement donnée par la direction de la poste, en France, après une première vague de suicides de salariés consécutifs à l’introduction de modes de gestion du personnel destructeurs. Dans le cas de Foxconn, ce sont les conditions d’exploitation qui sont évidemment en cause : salaires très bas dont sont déduits des frais de nourriture et de logement, durée de travail épuisante, pressions constantes de la maîtrise provoquant un stress permanent, non-reconnaissance du droit d’association, conditions de sécurité (manque de masques de protection, de systèmes d’aération…) et de vie déplorables (peu d’eau chaude disponible pour les boissons et les douches, même en hiver dans les régions froides…), dortoirs-casernes gardés par des vigiles.… Les jeunes migrants ruraux se retrouvent déracinés et maintenus à la marge de la société urbaine.
Foxconn Technology emploie en Chine plus d’un million de salarié.e.s et réalise le plus gros chiffre d’affaires à l’exportation du pays. Elle produit du matériel électronique pour diverses transnationales, dont Apple, Dell ou HP. De Hongkong à Pékin, des militants syndicaux et écologistes se sont mobilisés pour dévoiler le système de surexploitation du travail dont bénéficiait Apple en Chine – un pays vers lequel elle avait externalisé une grande partie de sa production, recourant à une chaine complexe de sous-traitance. En 2011, plusieurs associations ont publié un rapport retentissant – « L’autre visage d’Apple » [2] – sur le coût en matière de santé et de pollution de la production des iPad. Dans l’usine de Lianjian Technology (Suzhou) notamment, 49 jeunes salarié.e.s avaient été empoisonné.e.s par un produit chimique toxique (le n-hexane) utilisé pour nettoyer leurs écrans, l’entreprise refusant d’investir dans la ventilation des ateliers.
Cette campagne s’est construite sur la notoriété d’Apple, prenant à contre-pied la prétention de cette firme à incarner rêve, modernité et humanité. La voilà qui se retrouvait associée aux « boites à sueur » de l’atelier chinois du monde, au destin dramatique de jeunes ruraux migrants poussés au suicide !
Bon nombre de médias occidentaux se sont un temps passionnés pour l’affaire. Mais en 2011, leur attention s’est tournée vers le Japon, frappé par le tremblement de terre, le tsunami et l’accident nucléaire du 4 mars. Puis vint la mort de Steve Jobs, en octobre de cette année, et le temps des célébrations du guru d’Apple. Contenant trop d’erreurs factuelles, une série de performances de l’acteur Mike Daisey contre Apple fit probablement plus de mal que de bien, permettant aux avocats de l’entreprise de dénoncer les « mensonges » des critiques.
La campagne mettant en cause les responsabilités de la firme à la pomme dans la surexploitation du travail et la pollution de rivières, lacs et villages en Chine aurait pu perdre définitivement toute visibilité. Cependant, les associations concernées ont fait preuve de beaucoup de persévérance, publiant un second rapport : « The Other Side of Apple II », centré sur la pollution de l’environnement. Des journalistes ont par ailleurs mené leurs propres enquêtes.
Après avoir longtemps fait la sourde oreille, la direction d’Apple, sous Tim Cook cette fois, a finalement accepté d’ouvrir officiellement le dossier. Elle a choisi la Fair Labor Association pour préparer un rapport qui ne put que reconnaître de nombreuses violations du Code du travail chinois. La firme promit une augmentation générale des salaires, une réduction des heures de travail, une meilleure couverture santé, des dédommagements plus élevés. Des promesses inégalement tenues.
Foxconn a aussi été directement touchée par le renouveau des luttes revendicatives en Chine. Fin septembre 2012, notamment, une « émeute » a éclaté dans l’une de ses usines, à Taiyuan au Shanxi, boquant toute production pendant trois jours. Les travailleurs.es ont utilisé à cette occasion des Smartphones… pour placer sur Internet des images de leur lutte. Le 10 janvier 2013, une grève pour les salaires et la dignité a été engagée dans une autre usine du groupe, à Fengcheng dans le Jiangxi – mais a été brutalement brisée par la police antiémeute.
Début 2013, la direction de Foxconn a annoncé l’organisation d’élections de jeunes représentants syndicaux dans ses usines ; une annonce entachée par la propagande même de la firme qui a diffusé à cette occasion des photos de travailleurs radieux, arborant des chemises proclamant leur amour pour l’entreprise.
Après des années de dénis, Apple a été obligé d’engager une vaste opération de communication et Foxconn doit organiser des élections syndicales. Voilà qui montre que la combinaison de résistances sociales dans les usines chinoises et d’une longue campagne internationale a porté des fruits. Mais n’oublions pas qu’Apple et un grand spécialiste des « relations publiques », de la « Com » et de l’esbroufe.
Rien de ce qui est annoncé ne garantit de réelles négociations collectives ou une liberté effective d’organisation. La centrale syndicale officielle (et unique) en Chine comprend des millions de membres, mais elle sert avant tout de courroie de transmission au service du pouvoir politique et, aujourd’hui, de la direction des entreprises. Il est interdit de constituer des syndicats indépendants.
En 2007 déjà, la Fédération des syndicats de Chine (All China Federation of Trade Union, ACFTU) avait créé une section à Foxconn, sans que cela change la situation des salarié.e.s. Aujourd’hui, nombre de firmes internationales demandent à leurs fournisseurs d’assurer des élections de représentants du personnel. L’élection elle-même peut être relativement libre, mais elle est n’est pas menée dans le cadre d’une lutte ; elle est initiée du sommet ou de l’extérieur de l’usine (par des ONG..). Elle ne vise pas à constituer une organisation indépendante : les élu.e.s seront subordonnés aux structures syndicales officielles. L’expérience montre en Chine que des jeunes – sans expérience qui plus est – se retrouvent sans moyens d’action, confrontés aux bureaucrates, et finissent par se décourager.
Foxconn firme est connue pour sa culture d’entreprise particulièrement autoritaire. La direction a toujours rejeté l’idée même de négocier avec ses salarié.e.s, dont elle exige une obéissance sans faille. Sans très forte mobilisation sociale, la seule élection de jeunes représentant.e.s ne suffira pas à renverser cet ordre des choses. Ce que la campagne de communication d’Appel « oublie » de rappeler… L’important en effet, pour les transnationales investissant en Chine comme en bien d’autres pays, c’est « l’image » qu’elles donnent d’elles-mêmes, pas la réalité.
Apple et Foxconn, c’est avant tout une opération de relations publiques.
Pierre Rousset