« Cette déclaration [de nationaliser] est tout simplement et purement scandaleuse, […] une nationalisation, c’est une expropriation, […] toute notre société est construite sur un principe essentiel, qui est celui du droit de propriété ». (Laurence Parisot, Medef)
Dans le cadre de la division du travail au sein du gouvernement Ayrault, Montebourg est préposé à la vente d’illusions, au désamorçage des conflits et, en définitive, pour reprendre le vocabulaire du député PS de Moselle, à l’ « entubage » des salariés (Marcel Liebgott visait Mittal et non Montebourg). Il n’en demeure pas moins qu’avec la proposition de « nationalisation » de Florange, il a remis au goût de jour une perspective, discutable et discutée, dans le cadre de la lutte des salariés du groupe Mittal et aussi ébranlé en France un consensus idéologique qui jusqu’à présent avait survécu à la violence de la crise, d’où la montée au créneau de Laurence Parisot.
Il y a matière à dénoncer les limites et les illusions des propositions Montebourg. Mais au-delà, comment mener le débat sur la nationalisation ?
La question essentielle : les emplois
Dans une lutte comme celle de Florange, la question essentielle pour les travailleurs, les syndicalistes et les militants qui les soutiennent est celle du maintien des emplois. « Zéro licenciement », « Aucune suppression d’emploi » (pour englober intérimaires et sous-traitants) sont les mots d’ordre de base autour desquels l’unité par et pour la mobilisation doit se réaliser dans l’entreprise et, le cas échéant, au niveau local avec les élus, les commerçants (« les salariés, ce sont nos clients »), etc...
Par rapport à cet objectif, selon les cas, l’accent est mis par les équipes militantes sur le partage du travail entre tous les salariés, le maintien des activités, la non-fermeture du site,… Il s’agit de convaincre les salariés qu’ils sont dans leur droit : ils n’ont pas à faire les frais de décisions industrielles résultant de choix patronaux dans lesquels ils n’ont eu aucune part. D’autant que les cas emblématiques de fermeture ou de re-dimensionnement de grands établissements concernent généralement des groupes qui, dans leur ensemble, sont rentables.
De ce point de vue, les rapports d’expertise élaborés dans le cadre des procédures PSE (plans de « sauvegarde de l’emploi » selon la terminologie officielle, en fait de suppressions d’emplois) sont souvent une arme à double tranchant. Ils peuvent fournir des arguments aux syndicalistes pour critiquer les choix des employeurs entachés d’erreur de stratégie mais le plus souvent guidés par le souci de privilégier les profits immédiats. Mais, d’autre part, leurs conclusions peuvent valider l’idée que ces choix ont eu des conséquences irréversibles (argument pour les patrons actuels et pour les « médiateurs ») et que, donc, il faut faire avec la situation créée. Parfois, ces rapports suggèrent des variantes plus ou moins adoucies du projet initial de la direction.
A l’appui de leurs revendications, et pour maintenir le site, les syndicats sont parfois amenés à mettre en avant des « solutions industrielles » ou des propositions de reprise de l’entreprise. Tout cela est légitime, si cela permet de donner des perspectives à la lutte afin de « limiter la casse » finale en matière d’emplois.
Par rapport à l’objectif de maintien des emplois, la proposition Montebourg ne donnait pas de garantie. Une nationalisation temporaire avec repreneur (même si le repreneur est « sérieux ») est destinée vraisemblablement à déboucher sur une restructuration (du type de celles que la sidérurgie a connues dans les années 70-80 sous contrôle public) : au mieux, la filière serait sauvée mais pas les salariés. D’autant que Mittal, qui continuerait à contrôler l’aval, ne fera pas de cadeau (même si une nationalisation à la mode Hollande s’accompagnerait d’un dédommagement non-négligeable : un milliards d’€ comme le suggère un montant avancé par J-M Ayrault) [1].
Comment faire avancer la revendication de nationalisation ?
Mais, dans la situation d’Arcelor, la proposition, même confuse de nationalisation à la sauce Montebourg, ouvre le débat sur les moyens de la sauvegarde de l’emploi. Très schématiquement, trois positions sont possibles.
On peut d’abord mentionner une position de rejet fondée sur les transformations structurelles de l’économie capitaliste On la trouve notamment exposée dans un texte signé Claude Gabriel sur le site Europe solidaire sans frontière [2]. La mondialisation, la dépendance des unités de production les unes des autres, la situation économique du secteur, etc... l’amènent à un rejet total de la problématique de nationalisation de Mittal. Deux citations :
« L’idée de la nationalisation est plus sérieuse mais elle peut néanmoins se heurter, elle aussi, à la dure réalité de la mondialisation financière. S’il est bien d’avoir cette idée en tête sur le plan revendicatif, il faut aussi en connaître les obstacles possibles, cas par cas, et s’assurer que les conditions existent pour en faire un vrai slogan de masse efficace et crédible. Ce qui n’était pas le cas pour Florange. »
« La défense de l’emploi, la défense de l’outil industriel, la lutte contre l’arrogance et la violence patronale ne se suffit plus d’un horizon national. Cette vision des choses est maintenant largement obsolète dans bien des cas, que ce soit sur Total, Petroplus, ArcelorMitall ou PSA et autres. Le champ de bataille est donc bien définitivement européen. »
Il existe aussi parmi les syndicalistes ou les politiques une position d’abstention du type : « ce n’est pas notre problème, un patron public et un patron privé, ça se vaut ; on veut préserver les emplois ; il faut interdire les licenciements ». Cette position est confortée, notamment dans le cas de la sidérurgie par l’histoire et la mémoire des salariés de la branche. Nationalisation a été synonyme de restructuration avant rétrocession au privé des activités devenues rentables.
Face au discours de Montebourg, nous serions plutôt en faveur d’une position du type : pour sauver les emplois, on ne peut faire aucune confiance à Mittal, il fait une vraie nationalisation/réquisition de l’entreprise. Dans ce cadre, il faut dénoncer le pacte fallacieux Hollande/Ayrault-Mittal et mettre en avant une nationalisation/réquisition [3] de l’ensemble des sites Mittal qui ait comme objectif de garantir l’emploi. Ceci doit aller de pair avec notre combat pour l’interdiction des licenciements et la réduction du temps de travail.
Cette troisième position liant emploi et remise en cause de la présence de Mittal permet à la fois de donner un cadre global aux mobilisations et de mettre en évidence les reculs des sociaux-libéraux.
Les arguments des partisans des deux premières positions ont une racine commune qui est de dire « s’il y a vraiment une nationalisation, les travailleurs ne tarderont à se rendre compte que ce n’était qu’illusion ». Certes, une nationalisation en système capitaliste n’offre pas de garantie et on a déjà évoqué le cas de la nationalisation suivie d’une restructuration : la suite dépendrait aussi du rapport de force dans l’entreprise. Certes, aussi, un Arcelor nationalisé se trouverait confronté à tous les problèmes signalés par Claude Gabriel, mais, là aussi, la suite dépendrait de la volonté du pouvoir politique et de la mobilisation sociale pour assurer des débouchés à sa production. Il faudrait des incursions supplémentaires dans la propriété privée. Certes, ce n’est pas simple et il n’y a pas de garantie. Mais cela donne une perspective. D’ailleurs, dans la pratique et face aux difficultés de la mobilisation, les plus méfiants face aux pièges d’une nationalisation peuvent évoluer vers un « repli » sur un accord tripartite (patronat-Etat-syndicats) entérinant la fermeture du site et des dispositions de départ et des indemnités extra-légales largement plus favorables aux salariés, mais sans sauvegarde de l’emploi. L’exemple de Continental agit de façon contradictoire, par exemple, chez PSA : si le rapport de forces ne permet pas la sauvegarde de l’activité, il faut faire payer le maximum au patronat.
Montebourg assortissait sa proposition de la présence au Conseil d’Administration de l’entreprise de représentants syndicaux avec un « pouvoir de contrôle ». L’expérience des nationalisations effectuées par le gouvernement de gauche en 1981 a clairement montré que ce dispositif n’est une garantie suffisante ni en matière d’emploi, ni en matière de salaires ou de conditions de travail.
Mais au total, si un ministre nous dit qu’il faudrait nationaliser Mittal, nous n’avons aucune raison de ne pas dire : « Chiche, mais faites-le vraiment, totalement et sans suppression d’aucun poste ». Et il n’y a aucune raison que Mittal engrange une indemnité d’un milliard d’Euros alors qu’il a bénéficié d’aides publiques !
Il n’y a aucune raison aussi de ne pas reprendre le mot d’expropriation des actionnaires dans d’autres luttes pour l’emploi et la préservation de sites. Et, au-delà de remettre sur le tapis la nationalisation des banques quand P. Moscovici s’acharne à faire de la future Banque publique d’investissement une banque comme une autre, en précisant que son rôle n’est pas de venir « sauver toutes les entreprises de France » tandis que mi-octobre, le futur président de la BPI, Jean-Pierre Jouyet s’est permis de traiter le site d’Arcelor-Mittal à Florange de « canard boiteux »
« Europe, Europe, Europe » ?
L’article de Claude Gabriel soulève un autre problème au-delà du cas de Mittal. « Le champ de bataille est donc bien définitivement européen » écrit-il. Il a mille fois raison : des politiques économiques et industrielles non-capitalistes seraient moins difficiles à mettre en place au niveau européen et les replis nationaux (du type de ceux qui présentent la sortie de l’€ comme un préalable) sont une impasse. Mais que faire quand les batailles réelles ne déroulent pas sur le champ européen mais dans les limites nationales ?
Le champ de bataille réel est aujourd’hui largement national : on le voit en Grèce, au Portugal et en Espagne (où c’est encore plus compliqué). La journée du 14 novembre à l’appel de la CES en a été une illustration : elle n’a eu de réalité de vraie mobilisation que dans quelques pays : il faut le déplorer mais c’est un fait. Et les syndicalistes combattifs, les antilibéraux radicaux et anticapitalistes sont trop faibles et trop peu coordonnés au niveau européen pour peser pour des solutions radicales. Le mouvement altermondialiste n’est plus capable de manifestations comme celle de Gênes en 2001.
Claude Gabriel donc, parle, d’« un contrôle gouvernemental et syndical européen et permanent pour en suivre l’application [de l’accord conclu avec Mittal], voire imposer des améliorations. Une situation de dualité de pouvoir dans laquelle de fortes contraintes s’imposeraient aux droits du capital. » Certes, mais ce n’est pas d’actualité eu égard au rapport de force dans l’ensemble européen.
Il n’y aura de réorientation des politiques macro-économiques et sectorielles de l’Union européenne que s’il y a des mouvements sociaux d’ampleur considérable prenant pour cible les centres de décision économiques et politiques. Et les seuls qui pourraient se profiler semblent malheureusement pour l’heure enfermés dans des limites nationales. C’est un fait qui risque de peser encore quelques années. Reste donc aux syndicalistes et à la « vraie gauche » à se mettre en situation d’intervenir dans cette situation pour développer les mobilisations réelles et leur donner le caractère le plus offensif possible tout en évitant illusions et dérives nationalistes.
Et pour revenir aux nationalisations/expropriations/socialisations, certaines sont possibles et nécessaires au niveau national : celle du système financier, par exemple, devrait figurer en tête de l’agenda de tout pouvoir réellement soucieux de donner une issue progressiste à la crise (le niveau européen serait plus pertinent mais est, dans la configuration de l’Europe réellement existante sans crédibilité). Ce qui ne veut pas dire qu’elle serait facile à mener à bien et se passerait en douceur. D’autres sont plus difficiles : dans l’industrie (en raison des évolutions du tissu productif liées à la mondialisation capitaliste) [4]. Dans le cas d’Arcelor, il se trouve qu’un des principaux clients est justement l’automobile où, face aux liquidations d’emplois chez PSA ou à l’agressivité sociale de Renault (qui menace les syndicats de mesures dramatiques de fermeture de sites et de suppression d’emplois), la prise de contrôle par l’Etat et les salariés est entièrement justifiée et permet aussi de jeter les perspectives d’une reconversion écologique de l’activité.
Le mouvement ouvrier ne peut pas se priver de ce thème d’agitation. Les succès en matière de lutte pour la sauvegarde des emplois sont rares, toujours provisoires. L’intervention de l’Etat et/ou des régions peuvent aider à trouver des solutions, là aussi partielles et provisoires, mais qui confortent les équipes militantes, non seulement dans la justesse de leur combat, mais dans la possibilité de gagner. Au célèbre « l’Etat ne peut pas tout » de Jospin et à l’arrogance de Parisot, nous devons opposer des pistes de mobilisations, des espoirs de victoires. Et de toutes les manières, une sortie non-régressive de la crise économique imposera des incursions importantes dans le champ de la propriété privée.
Robert Pelletier, Henri Wilno