Vous m’excuserez tout d’abord de ne pas connaitre mieux le syndicalisme de la Belgique. Mon intervention s’appuiera donc largement sur l’expérience du mouvement ouvrier français, son histoire sociale et les débats en cours actuellement autour de cette question de la précarité et du type de droits à défendre. Vous me permettrez de prendre quelques exemples dans le domaine de la santé au travail, domaine où je me suis plus particulièrement investi ces derniers temps [1], mais on aurait tout aussi pu approfondir le rapport entre syndicalisme et précarité à partir de la question de l’emploi et des licenciements.
La précarité n’est pas nouvelle pour le mouvement ouvrier. On peut même dire qu’elle a été longtemps la norme pour les ouvriers, qui défendaient un statut indépendant face à l’employeur. Deux régimes se sont côtoyés jusque dans les années 1960, celui des ouvriers payés à l’heure et celui des salariés mensualisés. Les premiers pouvaient donner leur congés facilement, c’est sans doute la rareté de la main d’œuvre qualifiée qui formait la base de leur statut. C’est au nom de la liberté qu’ils se bâtèrent contre le Livret ouvrier au XIXe siècle. Les seconds au contraire tiraient leur statut de leur stabilité dans l’entreprise, et d’abord de la confiance que leur attribuait l’employeur. Ces administratifs, au sein desquels les cadres ont travaillé à leur différenciation, étaient donc attachés à l’entreprise, dans tous les sens du terme. Les années d’expansion d’après 1945 s’appuient sur l’aspiration grandissante à la stabilité de l’emploi, à laquelle répond une organisation du travail intégrant de plus en plus les salariés. C’est dans les années 1960 que s’opère le basculement. La mensualisation des ouvriers (acquise en France à la suite du constat de Grenelle en mai 68) facilite alors le rapprochement des situations entre ouvriers et employés dans leur rapport à l’emploi : la stabilité devient la norme.
La crise économique de 1973 met en scène de nouveaux enjeux. Le syndicalisme se trouve confronté à son mode de construction, structuré autour des secteurs les plus organisés de la classe ouvrière. La précarité augmente et se stabilise ces dernières années dans les pays européens, des pans de la classe ouvrières sont relégués dans ces emplois précaires, ses noyaux les plus combatifs sont attaqués voire même disparaissent (privatisation des entreprises publiques, restructurations industrielles). La précarité envahit le paysage social français [2].
Dans l’ensemble de ce texte, nous utiliserons le terme de précaire au sens le plus large, en y intégrant les salariés en CDD ou en intérim, les salariés des petites entreprises en sous-traitance, les sans-papiers, les jeunes sous contrat dérogatoire, toutes ces situations qui forment un halo vaste autour des salariés stables qui constituent le socle du mouvement ouvrier. Nous refusons le terme de « précariat », qui laisserait supposer qu’une partie du salariat placée dans une nouvelle forme de relation du travail deviendrait un groupe de référence ou que la précarité serait la norme. Nous considérons au contraire qu’une partie du salariat reste stable et organisée, et que ce segment même attaqué de toutes parts est à même de construire des formes de solidarité à condition qu’il en fasse un de ses objectifs. Parallèlement la stabilisation des précaires sur les lieux de travail [3] constitue un atout pour construire cette solidarité.
Nous proposons de centrer cette intervention sur les propositions débattues dans le syndicalisme et plus largement. Une analyse est d’abord nécessaire pour préciser le défi auquel est confronté le mouvement ouvrier. Nous verrons ensuite qu’une première piste envisage la réglementation du travail. Une seconde piste s’intéressera davantage aux droits « attachés à la personne ».
Un mode de construction concentrique remis en cause
Le salariat s’est historiquement construit autour de grandes différenciations : grandes entreprises ou petites, insertion dans des zones urbaines ou périurbaines, salariés plus ou moins stables dans une même entreprise, différenciation des rôles au sein de l’organisation du travail. Le patronat a un rôle central dans cette organisation « inégale et combinée », pour reprendre une expression bien connue. Il joue de ces différences, de ces oppositions, pour déqualifier une partie de la main d’œuvre, la « surexploiter ». La relation tissée avec le groupe professionnel le plus qualifié relève d’une combinaison entre la reconnaissance du besoin de cette main d’œuvre qualifiée, et une place particulière dans la division sociale du travail.
Le syndicalisme, qui se construit dans la durée, s’est historiquement appuyé sur les couches les plus qualifiées du salariat. « L’organisation des travailleurs s’est toujours construite à partir de segments relativement homogènes au sein d’un groupe social profondément hétérogène. » [4] Ces groupes « emblématiques », porteurs d’un modèle masculin d’ouvriers professionnels de la grande entreprise, ont construit un rapport de force qui leur a permis d’acquérir une position salariale, une capacité d’évolution professionnelle à travers un corpus de connaissances reconnues, une capacité d’autonomie dans le travail. Les autres secteurs de l’entreprise bénéficiaient, par un travail syndical permanent d’extension, de ces acquis et de ce rapport de force. Les acquis sociaux les plus symboliques (réduction du temps de travail, quatrième puis cinquième semaine de congés payés) étaient d’abord gagnés par les secteurs plus combatifs puis étendus au reste du salariat. Les salariés les plus à la périphérie du noyau stable de l’entreprise (les salariés en contrats précaires ou des entreprises de sous-traitance) bénéficiaient indirectement des acquis gagnés par le noyau le plus avancé. Un processus d’intégration progressive dans ce noyau de certains de ces salariés complétait le dispositif (embauche des salariés précaires en CDI après un certain temps, embauche des sous-traitants dans la plus grande entreprise). Même la précarité des jeunes constituait un « sas » vers les emplois en CDI.
La surreprésentation des ouvriers qualifiés dans le mouvement syndical était donc rendue légitime de ce point de vue : ils étaient les ouvriers les plus écoutés par la direction, ceux qui savaient le mieux s’exprimer. Leur place prépondérante dans la division du travail leur donnait parallèlement une place prépondérante dans la représentation des autres. Ils portaient en quelque sorte « l’intérêt commun » : « La dynamique de ces groupes moteurs, leur force d’attraction identitaire au sein du salariat justifient des effets de ‘vassalisation’ acceptés par des groupes et des identités sociales moins puissants, qui concèdent leur minoration au sein du modèle dominant en tribut à leur intégration. » [5] Ces syndicalistes avaient la légitimité pour assumer la représentation collective dans la mesure où ils savaient faire bénéficier de leurs acquis les couches périphériques et associer, même marginalement, de nouveaux membres à leur groupe de référence. Dans les années 1980, pour parler du grand centre industriel où je travaillais, le bureau de la section CGT était composé quasi exclusivement d’ouvriers professionnels. Le rapport de force se traduisait par des avancées sociales importantes. Les ouvriers spécialisés, pourtant très organisés et très combatifs et représentant un élément substantiel de ce rapport de force, avaient leurs délégués, mais gardaient une place marginale dans le syndicat. Ils ont acquis par la lutte l’accès au groupe des ouvriers professionnels.
La crise remet en cause cette construction, d’abord par l’incapacité dans laquelle se trouvent, après des années de dégradation du rapport de force, les groupes le plus avancés de faire bénéficier les autres salariés de leurs acquis. La progression des droits sociaux s’est muée au contraire en une régression des droits sociaux, à commencer pour les salariés dans les statuts les plus précaires, dont les groupes auparavant « emblématiques » ne peuvent (ou ne veulent…) prennent en charge la défense. Le rôle de « moteur » de ces groupes de référence, entrainant les autres groupes professionnels dans un rapport de force qui bénéficiait à tous par l’extension des droits acquis par quelques uns, s’est donc largement effacé. Parallèlement les processus d’intégration des plus précaires dans le noyau stable se sont raréfiés et une partie des salariés se trouve stabilisée dans son statut de précaire.
Pourtant, et heureusement, des pistes de mobilisation existent.
Réglementer le travail face à la déréglementation de l’emploi
Je voudrais reprendre ici le débat, tel qu’il existe en France, autour de quelques exemples dans le domaine de la santé au travail, afin d’en extraire quelques réflexions.
La santé au travail des salariés précaires est une question encore peu étudiée. Le taux d’accident des salariés en contrat précaire est largement supérieur à la moyenne. Les salariés en sous-traitance se voient affectés aux travaux les plus sales, les plus dangereux. Les salariés les plus précaires sont aussi les salariés les plus exposés aux accidents du travail et maladies professionnelles [6]. Les immigrés se voient affecter au travail pénible, ils bénéficient d’une couverture médicale moindre et ont des itinéraires de vie plus chaotiques. Les situations de précarité établies par les contrats de sous-traitance concentrent souvent ces différentes situations. Comme le note Laurent Vogel [7], rares sont les recherches sur la ségrégation professionnelle, pourtant nombreuses, qui abordent la question de la santé au travail des salariés en question. Les éléments d’explication sont diverses. Ces salariés sont moins en capacité de refuser les situations dangereuses. Ils ne reçoivent pas les formations ou les équipements de sécurité adéquats. Mais surtout, ces situations de mise en danger sont implicitement intégrées à leur contrat de travail, au point que ces salariés ne portent pas ces questions. Ces processus de domination symbolique sont intrinsèques aux situations de précarité [8]. Notons aussi que la recherche dans le domaine de la santé au travail est subordonnée à la commande publique, qui ne souhaite pas remettre en cause cette division sociale du travail en la mettant sous le feu des projecteurs.
A partir de ce constat, des mesures sont défendues afin d’encadrer le travail et les conditions du travail des salariés. Cette approche vise à encadrer le travail à travers une norme réglementaire renouvelée. Le contrôle collectif opéré auparavant par le groupe professionnel n’étant plus efficace de par l’éclatement du salariat en entreprises ou statuts différents, la loi va s’immiscer dans l’organisation du travail. La compilation des règlements en matière de santé au travail représente des milliers de pages [9]. Les obligations réglementaires s’accumulent quand il s’agit de sous-traiter une activité dangereuse : les modalités d’information de l’entreprise intervenante, les protections pour le salarié sont décrites minutieusement, les formations et le suivi médical le sont tout autant. De même, l’utilisation de produits dangereux amène l’édiction de nombreuses règles. D’un certain point de vue, le contrôle opéré par la loi s’est substitué au contrôle opéré par le collectif de travail. A la déréglementation de l’emploi répond la réglementation du travail.
La première remarque qui vient est la non-application de toutes ces procédures. Des lois se surajoutent alors à des règlements, alors que les motifs de recours aux contrats précaires, au principe même de la précarité, sont contournés en permanence sans que les pouvoirs publics s’en émeuvent. La seconde est contradictoirement leurs limitations. Si l’on reconnait un travail dangereux pour des salariés, et d’autant plus dangereux pour des précaires, pourquoi ne pas simplement interdire le recours à des salariés précaires pour toute activité reconnue comme dangereuse, nécessitant des protections particulières, une formation particulière, un suivi médical particulier, toutes choses dont sont exclus les salariés. Une liste de ces activités interdites existe en France, mais reste très largement limitée [10].
La prise en charge par le mouvement syndical de la protection de ces salariés précaires passe par une attention soutenue à ces questions, une démarche de contrôle qui seront autant d’éléments permettant une limitation de cette précarité en interdisant l’emploi de salariés précaires dans des activités reconnues comme dangereuses (donc en imposant le passage en CDI des salariés affectés actuellement à ces taches). Tout droit acquis par ces groupes précaires contribue à briser le mécanisme de « surexploitation » et réduit d’autant l’intérêt pour les employeurs d’y recourir. Par rapport à une démarche antérieure qui protégeait le groupe le plus organisé, dont la protection s’étendait par « ondes de choc » et quasi mécaniquement aux groupes périphériques, il s’agit ici au contraire de « surprotéger » un groupe particulier, une nouvelle responsabilité pour le syndicalisme.
L’intervention de l’Etat dans l’entreprise est donc une nécessité. Il se substitue à une mécanique dynamique de solidarité au sein du collectif de travail où les plus faibles étaient défendus par les plus forts. Le vieux principe suivant lequel ‘Le droit protège le faible’ trouve ici une nouvelle concrétisation. Encore faut-il que l’Etat joue son rôle… et que le mouvement ouvrier accepte son immixtion dans l’entreprise et la relation de travail.
Des droits attachés à la personne ?
Un second ensemble de revendications vise à attacher des droits à la personne. Le débat date de la fin des années 1990, rythmé par des rapports divers, une littérature abondante, des épisodes de confrontation sociale. Les droits traditionnels sont liés à une situation d’emploi, système dont sont exclus (directement, indirectement et sans perspective de s’y intégrer) les salariés précaires. Partant de ce constat de la généralisation de la précarité, et de l’échec des luttes pour la défense de l’emploi [11], le mouvement syndical commence à réfléchir autrement.
Dès 2000, la CGT ouvre des pistes pour un nouveau statut du travail salarié : « Les formes juridiques actuelles (conventions collectives, droit du travail…) comme les politiques publiques, a fortiori lorsqu’elles sont détournées, ne garantissent ni l’accès à l’emploi, ni l’égalité entre les différentes catégories de travailleurs, ni les solidarités entre générations et territoires. » Elle propose de lier « organisation de nouveaux droits (mobilité, permanence de la rémunération, accès à la formation, couverture sociale…) et partage des coûts correspondants entre les employeurs. » [12] Il s’agit donc de construire des solidarités autour d’un statut commun, en quelque sorte de reconstruire le salariat autour d’une « sécurité sociale professionnelle », comme la sécurité sociale avait pu le faire dans la période précédente [13]. Il s’agit de lier les droits noon à un statut d’emploi dégradé, mais à un statut salarial généralisé et ainsi revalorisé.
Une telle ambition se heurte évidemment à la dégradation du rapport de force. Comment poser les jalons pour de nouveaux droits recouvrant aussi les millions de chômeurs et précaires, quand les luttes sont majoritairement sur la défensive ? Ce projet doit aussi se différencier des tentatives libérales pour lesquelles la déconnexion entre le revenu et l’emploi permettrait une liberté totale du licenciement [14].
Une approche complémentaire de ce même projet de sécurité sociale professionnelle s’appuie sur les rapports de force existant localement pour étendre les droits. La lutte des salariés sous-traitants de Roissy pour la reprise à 100% des salariés en cas de passation des marchés s’inscrit dans ce projet. La mise en place d’institutions communes de représentation, notamment des CHSCT de site, relève de la même démarche pour permettre à tout salarié d’intervenir sur ses conditions de travail. La construction de la figure de l’employeur (donneur d’ordre, direction de groupe, employeur de l’entreprise utilisatrice, etc.) devient une nécessité pour intégrer les précaires dans un statut commun. Cette autre démarche repose sur une vérité profonde, le travail collectif rassemble les salariés, au-delà des statuts et itinéraires divers. Le syndicalisme est fondamentalement une émanation du travail, il constitue une des expressions de son organisation [15]. La solidarité qu’il met en avant est une émanation du versant coopératif du travail, travail collectif auquel participent tous les salariés précaires ou sous-traitants.
La construction de droits collectifs, au niveau de l’ensemble du salariat, relève d’une démarche politique.
Conclusion
En guise de conclusion, je voudrais insister sur un point fondamental, une espèce de « présent-absent » dans ce débat sur la précarité, les précaires eux mêmes.
Pour les plus précaires, comme nous l’avons vu pour les sans-papiers en France [16], la grève, à travers le blocage du système qu’il produit, signifie la reconnaissance de leur rôle dans le système productif, voire même dans le fonctionnement social. Mais on peut mesurer la chape à soulever pour de telles luttes, car n’oublions pas un élément fondamental des rapports inégaux au sein de la classe ouvrière : les positions les plus marginales s’accompagnent d’un travail idéologique de mépris, une domination symbolique qui retire le droit même de se mobiliser. Ces luttes restent donc marginales, d’autant qu’elles n’ont que rarement un cadre de dialogue social pour s’exprimer. Leur premier objet est souvent de trouver, voire de construire, un interlocuteur « responsable » qui se porte garant de ces droits.
Une approche de la relation entre syndicalisme et précarité pourrait justement regarder comment cette solidarité se construit, transgressant les frontières de l’entreprise et des statuts différents, [17] à travers des formes de mobilisation atypiques. Cette solidarité est d’autant plus essentielle aujourd’hui où des tendances politiques délétères pourraient s’afficher et parler « au nom » de ces précaires. Le rapport de force sur le terrain, exprimant cette solidarité, est essentiel. Une campagne nationale pour le droit de toutes et tous à la santé au travail est nécessaire.
Mais parallèlement, la construction du salariat reste une construction politique, par ses objectifs, par ses modalités, par la confrontation avec l’Etat qu’elle suppose tout autant que par l’intervention de l’Etat qui garantit ces droits collectifs fondateurs. L’unification de la classe ouvrière pour, au-delà de ses contradictions, la transformer en « sujet historique », [18] reste donc un enjeu commun du mouvement syndical et des partis politiques.
Louis-Marie Barnier