La situation des « gauches » ne peut se comprendre sans partir de la crise, de ses multiples dimensions, et de ses effets sur le champ social et politique. Frappant de plein fouet toutes les organisations et les partis liés à l’histoire du mouvement ouvrier, précipitant les ruptures, elle oblige les forces à se redistribuer autour de nouveaux axes. La chute du Mur de Berlin en 1989 et l’effondrement du bloc soviétique annonçaient une nouvelle époque : les bouleversements actuels lui donnent son contenu. La crise actuelle est globale : sur le plan économique, elle est la conséquence d’une suraccumulation du capital, d’une surproduction de biens et de marchandises, et d’une sous-consommation des masses. « L’économie réelle » des centres impérialistes s’installe dans une logique récessive de longue durée, et aucun des experts économiques « orthodoxes » ne s’aventure sur le thème d’une « sortie de crise ».
La comparaison est souvent faite entre la crise actuelle et celle de 1929. Cette dernière avait débouché sur le fascisme et la Seconde Guerre mondiale. Pour le moment, la crise actuelle est contenue. Certains ont avancé l’expression de « crise des années trente au ralenti ». Mais elle a une double singularité, comme« crise de civilisation », en particulier dans sa dimension écologique, et comme expression d’un « basculement du monde ». Les centres de gravité de l’économie et de la politique mondiale bougent. La crise percute les sociétés capitalistes au centre et dans leur périphérie immédiate, tandis que des pays comme la Chine ou l’Inde, ou d’autres en Asie, connaissent une expansion durable. Dans une moindre mesure, certains pays d’Amérique latine connaissent une longue phase de croissance. Cette crise durable du capitalisme – la troisième de cette ampleur après celles de 1857 et de 1929 - est susceptible de mettre fin à la domination de l’Europe sur le monde, et à toute une époque historique.
Ces changements ne sont pas conjoncturels mais structurels. Ils affectent tous les équilibres économiques, sociaux et écologiques de la planète. Et ce dans une situation où la globalisation capitaliste recouvre de son empreinte chaque territoire. Ainsi les plans d’austérité qui frappent actuellement l’Europe ne sont pas des énièmes plans d’austérité que le continent a connus : sous les effets actuels de la concurrence capitaliste internationale et d’une pression de plus en plus directe d’un marché mondial unifié de la force de travail, c’est la place du continent européen qui est remise en cause. La globalisation capitaliste exige de l’Europe, maillon faible du système, si elle veut assurer sa place dans la concurrence mondiale, qu’elle casse ce qui reste du « modèle ».
Les classes dominantes et les marchés financiers visent la réduction de 15 à 20 % du pouvoir d’achat des classes populaires, quand ce n’est pas davantage dans le sud de l’Europe, la destruction des services publics, l’explosion du code du travail. Partout en Europe, les contre réformes, en particulier celles concernant le marché du travail vont dans le même sens : toujours plus de flexibilité et de précarité. La brutalité de ces politiques d’austérité est d’autant plus grande qu’elle résulte des trajectoires diversifiées des différentes zones économiques de l’Union : l’Allemagne et ses pays satellites, la France, l’Italie, l’Europe du Sud, l’Europe de l’Est... Ces contradictions sont d’autant plus fortes qu’il n’existe pas, à la différence des Etats-Unis ou de la Chine, d’Etat central.
Dans le concert mondial, l’Europe conjugue déclin économique et faiblesse politique. Les tensions, les contradictions internes, les risques d’implosion existent dans plusieurs formations politiques traditionnelles en Europe. Cela se traduit par une attaque en règle des droits et libertés démocratiques. Les tendances « austéritaires » renforcent les traits autoritaires des régimes en place. Cette crise « démocratique » fait directement le jeu des partis néo-fascistes ou populistes d’extrême droite. On ne peut plus écarter que, sous la pression de la crise, voient le jour des alliances ou des réorganisations politiques favorisant les rapprochements entre la droite et l’extrême droite. Les politiques de la Troïka – UE, BCE et FMI – et des marchés financiers se substituent aux décisions des institutions de la démocratie parlementaire classique. Avec la crise de l’Etat-nation et de la démocratie parlementaire, les partis traditionnels sont engagés dans une tourmente qui sape leurs bases sociale et politique. Le tremblement de terre politique qui vient de frapper l’Italie en est une bonne démonstration. La droite de Berlusconi perd plus de sept millions de voix. La gauche perd 4,7 millions de voix. Les organisations liées à l’ex-Refondation communiste s’effondrent. Et surgit un Beppe Grillo, et ses 8 millions de voix-, expression d’un ras le bol de l’austérité, de la corruption, de l’Union Européenne, mais également leader aux positions politiques problématiques pour ce qui concerne les syndicats et les droits des immigrés, et dont la trajectoire est difficilement prévisible.
La crise historique du mouvement ouvrier européen
Comment, dans ces conditions, les « gauches » ne seraient-elles pas percutées ? Au cours des premiers mois de la crise, vers 2008, on pouvait espérer que la crise allait provoquer des réactions, des luttes sociales d’ampleur et le renforcement du mouvement ouvrier. Cinq ans plus tard, c’est un autre scénario qui s’est écrit. Il y a eu et il y a des résistances et des luttes sociales. L’Europe du Sud - la Grèce d’abord, avec ses 8 journées de grève générale, mais aussi le Portugal, et de manière impressionnante l’Espagne-avec ses « Indignés », ses grèves et manifestations - a connu une montée des luttes. Des forces radicales ont obtenu de bons résultats électoraux en Grèce, Syriza, phénomène exceptionnel, et dans une moindre mesure en Espagne ou en France, avec Izquierda Unida ou le Front de gauche. Mais cette réalité peut aussi s’exprimer dans un mouvement tel celui des « cinq étoiles » en Italie. Reste que dans aucun des pays d’Europe, un coup d’arrêt significatif n’a été porté aux attaques gouvernementales ou patronales, et ce malgré des luttes exceptionnelles dans l’Europe du Sud. De surcroît ces luttes ne produisent pas de phase de croissance organique du mouvement ouvrier : il n’y a pas de vagues d’adhésions massives vers des partis ou syndicats.
Aucune tendance réformiste, réformiste de gauche, antilibérale, révolutionnaire n’a connu de développement substantiel, mis à part peut-être en Grèce, avec un important mouvement d’adhésions à Syriza qui, malgré des faiblesses d’implantation et d’organisation, comptait lors de sa dernière Conférence nationale près de 35.000 membres. Mais en général les taux de syndicalisation continuent de reculer, après avoir baissé considérablement dans les années 1980 et 1990. Seule l’IG Metall se maintient en Allemagne. Quant aux partis, ils connaissent une érosion régulière de leurs membres, et dans les situations les plus favorables tendent de plus en plus à se réduire à de grandes machines électorales. Même la puissante social-démocratie allemande est passée du million de membres dans les années 1970 à moins de 500.000 membres. Et il ne reste quasiment plus rien du grand parti communiste italien !
Un parti comme le PCF, qui a contenu sa crise suite aux résultats électoraux du Front de gauche, voit ses effectifs reculer de manière sensible. Le nombre d’adhérents est passé de 78 779 à 64 184 entre les deux derniers congrès. Ils ont été 34 000 à s’exprimer (février 2013) quand ils étaient 48 000 à choisir leur candidat à la présidentielle en juin 2011. « 34 000, c’est le chiffre le plus bas de ces dernières années », note Roger Martelli, historien du PCF et lui-même ancien membre du parti. Il y a donc une situation singulière, où se conjuguent une crise des plus profondes du système capitaliste et un mouvement ouvrier européen des plus affaiblis. C’est une différence notable avec d’autres situations de crise et, en particulier, celle des années trente, où toutes les organisations et courants avaient connu une croissance impressionnante, tant sur le plan politique que syndical…
« Déjà plus et pas encore »…
Cet affaiblissement du mouvement ouvrier vient de loin. Il est d’abord le résultat de 30 années d’offensive capitaliste néolibérale qui ont détricoté, démantelé puis liquidé une série de conquêtes sociales. La crise survient alors que le mouvement ouvrier est depuis des années rejeté sur la défensive. Les modifications apportées aux processus de travail ont été modelées par ces rapports de forces dégradés. Alors que le salariat n’a jamais été aussi large (entre 85 et 90 % de la population active), il est segmenté, divisé, individualisé, et dans des proportions significatives précarisé. Cela freine incontestablement le développement d’une conscience de classe et des organisations syndicales ou politiques des salariés. Enfin, même dans les pays d’Europe du Sud à forte combativité, un décalage impressionnant s’observe entre l’explosivité sociale et la conscience socialiste. L’absence d’alternative enraye tout projet de transformation socialiste révolutionnaire.
Ces discordances existent dans d’autres régions du monde, comme par exemple dans le monde arabe aujourd’hui déstabilisé par l’irruption de révolutions pour la démocratie et la justice sociale. Les dictatures ont été renversées par les classes populaires et des coalitions rassemblant démocrates, laïques, nationalistes, religieux et révolutionnaires. Les processus révolutionnaires continuent mais, comme le montrent les développements de la situation en Tunisie et en Egypte, les forces politiques dominantes se réfèrent à la mouvance islamiste, même si celle-ci est diverse et divisée. Si, comme l’explique Gilbert Achcar, « Il faut passer par l’expérience de l’islamisme au pouvoir », cela n’explique pas la grande faiblesse actuelle des courants progressistes et révolutionnaires. Les bilans du nationalisme arabe des années 1950-1960 et celui du stalinisme à l’échelle internationale pèsent douloureusement sur la formation d’une conscience socialiste.
Pour revenir à l’Europe, La force propulsive de son mouvement ouvrier s’est renforcée parallèlement à l’expansion de l’Europe capitaliste, alors même que ce mouvement ouvrier était contrôlé par les appareils bureaucratiques du stalinisme et de la social-démocratie. Le recul de l’Europe sur le plan socio-économique s’accompagne d’affaissements culturels et politiques, il pèse sur le rayonnement du mouvement ouvrier sur le continent… Bien entendu, certaines contre-tendances compensent ces reculs : des résistances sociales aux attaques du capital, de nouveaux mouvements sociaux comme le mouvement altermondialiste, les Indignés, ou de nouvelles radicalités dans la jeunesse. De nouvelles expériences sociopolitiques qui bloquent les politiques d’austérité peuvent provoquer de brusques tournants en Europe, comme par exemple en témoigne Syriza en Grèce.
D’un point de vue géopolitique, les potentialités du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux sont considérables dans les nouvelles puissances émergentes, en particulier en Chine. Le poids social du prolétariat chinois, ses progrès dans la lutte pour l’augmentation des salaires, de la sécurité sociale, ses capacités à construire des syndicats, des associations pour les droits démocratiques, des mouvements politiques indépendants peuvent jouer un rôle clé dans une réorganisation des gauches… Dans une situation où le mouvement ouvrier traditionnel « n’est déjà plus », tandis que de nouveaux mouvements - les jeunes Indignés et les salariés chinois, indiens, ou autres d’Asie ou d’Amérique latine...-, « ne sont pas encore », ce que la nouvelle époque a de plus prometteur se fait attendre… Dans le même temps, le capital marque des points. Il faut donc être lucide quant à la réalité des rapports de forces globaux et, pour résister, savoir défendre un projet politique apte à répondre à des tournants brusques de situation.
Une social démocratie « de plus en plus bourgeoise et de moins en moins ouvrière »…
L’évolution de la social-démocratie est un bon indicateur des tendances de la situation. La crise des années trente s’est produite dans un contexte de poussée du mouvement ouvrier après la Révolution russe de 1917, et elle a elle-même provoqué une radicalisation des classes populaires et des organisations ouvrières. Tous les courants du mouvement ouvrier, des réformistes jusqu’aux révolutionnaires, ont polarisé des millions de travailleurs. Conjuguée à la montée du fascisme, la crise a poussé à gauche les gros bataillons de la social-démocratie, conduisant des secteurs significatifs de cette dernière vers des positions des plus radicales.
Aujourd’hui, le mouvement de la social-démocratie est inverse : plus la crise s’approfondit, plus la social-démocratie s’adapte au capitalisme néolibéral.
Comment expliquer cette transformation ? D’aucuns pensaient que, sous les effets de la crise, des secteurs des classes dominantes, et à leur suite les partis de l’Internationale socialiste en Europe, allaient s’orienter vers des politiques keynésiennes ou néo-keynésiennes, de relance de la demande, d’intervention publique plus forte. Au contraire, les Partis socialistes ont relayé, quand ils n’en ont pas été à l’initiative, des politiques d’austérité, ainsi en Europe du Sud et aujourd’hui en France. Aucune classe dominante ni aucun Etat ne reprend à son compte des politiques keynésiennes ou de compromis sociaux. Au contraire, ces secteurs utilisent la crise pour accroître les taux d’exploitation et de plus-value. La concurrence inter-capitaliste les conduit à une marche forcée pour baisser le niveau de vie de millions de gens. Mais au-delà des grandes tendances économiques, il y a un problème politique : le choix keynésien est le produit de rapports de forces imposés par les luttes de classes. C’est la Révolution russe, les poussées des luttes des années 1930 ou celles de l’après-guerre et des années 1960 qui ont imposé de telles politiques aux bourgeoisies et aux Etats.
Aujourd’hui, la dégradation du rapport de forces au détriment des classes populaires n’oblige en rien ceux d’en haut à des politiques de concessions ou de compromis sociaux. A l’inverse, ils redoublent leurs attaques en imposant l’austérité et ils dictent cette politique à leurs « lieutenants » sociaux démocrates. Du Pasok grec aux autres partis socialistes d’Europe du Sud, en passant par l’ensemble de l’Internationale socialiste, règnent les politiques de soumission à la dette, de respect de la « règle d’or » de l’austérité budgétaire, de défense des intérêts patronaux. Ce processus d’adaptation résulte aussi d’une intégration croissante de la social-démocratie aux institutions étatiques, des sommets de ces partis aux milieux des marchés financiers et des capitaines d’industrie. L’arrivée d’un Strauss-Kahn à la tête du FMI illustre bien ce processus. Lénine, en son temps, avait qualifié les partis socialistes de partis « ouvriers-bourgeois ». Ces partis sont aujourd’hui de « moins en moins ouvriers et de plus en plus bourgeois ». Ils restent liés, par leur origine historique, au mouvement ouvrier, mais leurs liens avec leur base sociale et politique sont de plus en plus distendus.
Chaque parti a son histoire et les différences sont notables entre, d’une part, les liens qui unissent la social-démocratie allemande au mouvement syndical, et, d’autre part, ceux plus distanciés du Parti socialiste français avec le mouvement syndical. Mais, globalement, leurs rapports au mouvement populaire sont de plus en plus faibles, sapés par leur soutien aux politiques d’austérité. Certains ont connu une perte massive d’adhérents, comme en Allemagne dans les années 1990, tandis que d’autres, tel le PASOK en Grèce, peuvent subir un effondrement ou, comme en Espagne, affronter des crises qui mettent en danger leur existence. Cette mutation qualitative, si elle allait jusqu’au bout, transformerait ces partis en « partis démocrates à l’américaine ». Type de transformation qu’a connue, non un parti social démocrate mais le Parti communiste italien, devenu parti bourgeois du centre gauche. Cette trajectoire peut être freinée du fait des nécessités de l’alternance politique, qui incitent à ce que ces partis ne soient pas des partis bourgeois comme les autres. Dans les pays où l’histoire du mouvement ouvrier reste vivante et où la social-démocratie est encore forte, cette dernière ne peut jouer un rôle clé dans le jeu et les institutions politiques que parce qu’elle est « social démocrate ». C’est la raison du maintien des références historiques, bien que les partis socialistes de ce début du XXIe siècle n’aient plus grand chose à voir avec ceux des XIX et XXe siècles.
Espaces et limites de la gauche radicale
Ce glissement vers la droite de la social-démocratie a libéré un espace pour les forces à gauche des partis socialistes. Dans les derniers mois, des forces comme le Front de gauche, Izquierda Unida en Espagne, ou Syriza, l’ont occupé. Les forces réformistes de gauche ont même réussi à regagner une partie substantielle de l’électorat des gauches anticapitalistes ou révolutionnaires, en particulier en France. En effet, l’espace occupé par la « gauche radicale » résulte plus du déplacement à droite des partis socialistes et de la crise de représentation politique européenne que d’une poussée du mouvement de masse et d’une radicalisation politique de secteurs de la société, sauf en Grèce avec l’expérience de Syriza. Un phénomène comme celui de Beppe Grillo a lui aussi aspiré non seulement les électeurs de la gauche radicale mais aussi des électeurs de droite et de gauche. Les espaces de Grillo ou de Syriza peuvent se recouper, mais le mouvement des cinq étoiles n’est pas Syriza, loin de là. Dans un cas, au-delà des aspirations des citoyens qui se sont reconnus dans Grillo dont il faut tenir compte, nous avons affaire à un mouvement aux positions problématiques, dans la cas de Syriza, nous avons un mouvement politique de la gauche radicale.
Dans une situation marquée par des résistances mais aussi par des défaites, les partis (tels les partis communistes) qui disposent d’une meilleure implantation sociale et des positions syndicales ou institutionnelles résistent mieux et représentent une alternative plus crédible que les forces anticapitalistes (excepté en Grèce où le KKE, parti très stalinien et diviseur, s’est isolé alors même qu’il garde une force militante). Mais le rebond électoral de ces formations politiques ne s’est pas accompagné d’un renforcement organisationnel et politique correspondant, ce qui nous renvoie à la dégradation des rapports de forces politiques globaux.
Mais la crise change aussi la donne dans les rapports entre le social-libéralisme et les partis communistes. Ces derniers sont en prise à de nouvelles contradictions entre, d’une part, des intérêts liés aux alliances nouées entre dirigeants socialistes et communistes, et, d’autre part, des politiques d’austérité endossées ou dirigées par les partis sociaux-démocrates d’une telle brutalité qu’elles rendent plus difficiles des coalitions gouvernementales communes. En Espagne, ces contradictions conduisent Izquierda Unida à s’opposer aux politiques d’austérité, mais dans le même temps à participer à un gouvernement avec le PSOE en Andalousie. En Italie, la nébuleuse de l’ex-Refondation communiste s’est perdue en restant subordonnée au centre gauche du parti démocratique. En France, le Front de gauche apparaît, pour l’opinion populaire, comme opposé à Hollande, mais que de contorsions pour éviter de s’afficher clairement dans l’opposition de gauche à ce gouvernement ! Combien de votes hésitants et contradictoires au Parlement sur la politique gouvernementale. Et ce n’est un secret pour personne que le PCF sera tiraillé, lors des prochaines élections municipales de 2014, entre ceux qui reconduiront les alliances avec le PS et ceux qui voudront intégrer des listes du Front de gauche. Et ces contradictions ne disparaîtront pas, même derrière de bons résultats électoraux.
En France, le Parti de gauche, dirigé par Jean-Luc Mélenchon, a su grâce à son alliance avec le PCF, donner une réelle dynamique au Front de gauche. Les 4 millions de votants pour Mélenchon et les dizaines de milliers de participants aux meetings de la campagne électorale ont constitué un point d’appui pour l’action et le débat contre les politiques d’austérité. Mais cette fois encore cette dynamique ne s’est pas traduite par un renforcement des organisations du Front de gauche.
En France, J.-L. Mélenchon représente, au sein du spectre de la gauche radicale européenne, l’exception française, avec son combat pour la « République ». Par bien des aspects, il se montre des plus virulents contre la politique du gouvernement, mais il conjugue ses références à la lutte de classes avec un « républicanisme nationaliste » qui ajoute à la confusion des idées et des programmes. Sur le plan politique et historique, sa référence n’est pas la République des Communards, qui opposait la république sociale aux classes bourgeoises, mais celle des républicains qui fusionnent, dans leur défense de la république, les mots « nation », « république » et « Etat ». Sur le plan stratégique, cette conception subordonne la « révolution citoyenne » ou « la révolution par les urnes » au respect des institutions de l’Etat des classes dominantes. [Et ne croyons pas que] Or ces références, loin d’être des coquetteries idéologiques, ne vont pas sans implications politiques. Ainsi, lors de la campagne présidentielle, il réaffirma dans les Cahiers de la revue de la Défense nationale « qu’en l’état actuel, la dissuasion nucléaire demeure l’élément essentiel de notre stratégie de protection ». Il est au demeurant étonnant qu’un partisan de l’écosocialisme défende la bombe nucléaire française.
Mais c’est surtout face à une question politique clé comme l’intervention française au Mali que les conceptions de J-L Mélenchon sur l’Etat et la République ont des conséquences. Sa défense de la République le conduisant à se questionner pour savoir si « les intérêts français » sont menacés ou pas. S’il rejette « toute intervention néocoloniale », il « prend acte », dans un premier temps, de l’intervention militaire, puis « souhaite la victoire des forces françaises dans le nord Mali ». Son refus de définir la politique de F. Hollande comme étant celle de l’impérialisme français l’empêche d’exiger l’arrêt des bombardements et le retrait des troupes françaises du Mali.
Encore une fois, ces divergences ne sont pas sans incidences sur l’action politique. Le refus d’une participation au gouvernement Hollande, certains de ses votes au Parlement contre les politiques d’austérité et son soutien aux luttes sociales créent les conditions de l’action commune avec le Front de gauche. Mais ses ambiguïtés par rapport à la majorité parlementaire socialiste, le refus de revendiquer comme opposition de gauche au gouvernement, les liens institutionnels qui l’unissent au PS sont un frein dans la construction d’une alternative. D’autant plus que le Front de gauche est actuellement contrôlé par le PCF et J-L Mélenchon, malgré quelques voix discordantes qui ne parviennent pas à entamer les rapports de forces en son sein.
La singularité « syriza »
Autre chose est la configuration grecque. On ne peut comprendre Syriza sans partir de la crise grecque qui s’est traduite par une destruction sociale sans précédent en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale. La démolition socio-économique va de pair avec la décomposition politique des partis traditionnels, en particulier du Pasok. En même temps, les plans d’austérité de la Troïka sont massivement rejetés par la population. La Grèce a connu ces derniers mois 8 journées de grève générale. A l’extrême droite, sur un fond de racisme, le parti nazi « l’Aube dorée » opère une percée. Dans ces conditions exceptionnelles, celles d’une « crise nationale globale », Syriza a été propulsé premier parti de gauche : ses résultats électoraux sont passés de 4,6 à 26,89 % !
Syriza, à l’origine coalition s’est transformée en parti. Il résulte de l’histoire de la gauche grecque, de la crise du mouvement communiste, de son éclatement : Synaspismos, courant majoritaire, provient des courants eurocommunistes des années 1970 et a connu crises internes et déplacements à gauche, notamment sous la pression des jeunes générations. Syriza a aussi travaillé avec le mouvement altermondialiste. Le KKE, parti très stalinien, plus organisé, est extérieur à Syriza. Lors de la dernière Conférence nationale, le courant de gauche et le pôle de gauche ont présenté une liste séparée qui a obtenu 25% des votes. Si la majorité de Synaspismos reste sur des positions réformistes de gauche, l’instabilité de la coalition, sa sensibilité au mouvement de masse, sa capacité d’attraction par rapport aux forces anti-austérité, la place de la gauche révolutionnaire en son sein, concourent à donner à Syriza un rôle radical bien différent de celui du Front de gauche en France.
La force essentielle de Syriza et sa dynamique proviennent à la fois de son opposition radicale aux mémorendums de la Troïka (UE, FMI, BCE), de son rejet des politiques d’austérité, et, au-delà des formules, de sa réelle défense d’un programme en faveur des droits sociaux, des services publics, de l’annulation des dettes illégitimes, de la nationalisation sous contrôle social des banques. Dans cette situation de confrontation aiguë, ces revendications ont un rôle transitoire. Syriza a mené une politique de propositions unitaires vis-à-vis du KKE et d’Antarsya, qui les ont rejetées. Elle s’est enfin engagée pratiquement aux côtés des secteurs en lutte. Syriza est l’expression du mouvement antimemorendum Elle a aussi popularisé la proposition d’un gouvernement des gauches sur un programme anti-austérité, dont le contenu est un enjeu entre la gauche et la droite du parti. Car, à ce jour, il s’agit bien d’un « gouvernement des gauches », d’un gouvernement de rupture avec l’austérité et non d’un « gouvernement d’Union ou de salut national », comme l’ont déclaré ici ou là certains responsables de Syriza.
Bien sûr, rien n’est joué. La décomposition sociale gagne chaque jour. Les enjeux au sein de Syriza sont considérables, à la hauteur des pressions exercées par l’UE et les capitalistes grecs. L’orientation réformiste de gauche dominante au sein de Syriza, et aussi le décalage entre sa force électorale et ses faiblesses organiques, limite sa capacité d’action. Les tentations de la droite de Syriza à rechercher un accord avec des secteurs des classes dominantes pour un compromis avec l’UE sont réelles. D’autres secteurs de la gauche, extérieurs à Syriza, discutent de la possibilité d’un projet de reconstruction nationale. Mais, à cette étape, l’UE reste intraitable : pas de salut hors « du mémorendum » ! Aussi, face aux attaques de la Troïka et du gouvernement Samaras, il n’existe pas d’autre perspective que la confrontation, la mobilisation pour renverser ce gouvernement, la bataille pour un « gouvernement des gauches », et pour créer à partir du rejet de l’austérité les conditions de premières ruptures avec le système capitaliste.
Gauche révolutionnaire : une mutation difficile
Dans le recul politique global que connaît le mouvement social, les gauches révolutionnaires accusent plus fortement le coup. Sans doute, y-a-t-il des explications politico-historiques : trop marquées par la forme, le contenu et les idées des XIXe et XXe siècles, elles n’arrivent pas suffisamment à prendre en compte les exigences de la nouvelle époque et la nécessité d’une mutation fondamentale. Sans doute, et le NPA n’est pas le seul exemple en Europe, ni même dans le monde, les révolutionnaires et les anticapitalistes n’arrivent pas à passer le cap de « l’organisation » au « petit parti populaire ». Sans doute aussi y a-t-il une difficulté pour des organisations qui, des décennies durant, ont été à « contre courant » ou dans « l’opposition », à se vivre comme élément d’une réelle alternative politique globale connaissent des difficultés à faire de la politique !
Ces faiblesses n’ont pas permis au NPA de prendre suffisamment en compte l’émergence d’une force comme le Front de gauche et d’ajuster une tactique politique qui mêle propositions unitaires et lutte politique. Dès lors, il a subi une double tentation : l’adaptation, au nom de l’unité, à la poussée du Front de gauche, et le propagandisme sectaire en guise de politique. Cette double tentation guette d’autres forces anticapitalistes et révolutionnaires. Un bilan circonstancié du NPA n’est pas l’objet de cet article, mais le redéploiement des gauches anticapitalistes implique de se dégager de cette double tentation. Redéploiement possible car, même dans des proportions réduites, il existe toujours une base sociale et politique pour l’anticapitalisme.
Cela suppose de clarifier trois questions :
1) Celle de l’unité, unité d’action de l’ensemble des forces sociales, syndicales et politiques, pour une convergence des luttes contre les politiques d’austérité. Elle est décisive, mais doit aussi s’accompagner d’un front unique politique, dans la construction d’une alternative politique contre l’austérité et, en particulier, une orientation pour bâtir une opposition de gauche aux gouvernements sociaux libéraux. En France, cela implique des propositions d’action, de lutte, de débats vis-à-vis du Front de gauche.
2) Celle d’un programme d’action anticapitaliste est aussi fondamentale. Comment combiner les revendications immédiates de la lutte de classes courante, pour l’emploi – l’interdiction des licenciements, en commençant par ceux effectués par les entreprises qui font des bénéfices –, les salaires, la défense des services publics et des propositions transitoires de rupture avec la logique capitaliste néolibérale : audit et annulation de la dette, expropriation des banques et constitution d’un service public bancaire unifié, nationalisation des secteurs clés de l’économie sous contrôle des travailleurs ; rupture avec la Ve République et processus constituant pour une réelle démocratie sociale et politique appuyée sur l’autogestion sociale. Ce programme n’est pas un préalable à l’action. Dans une situation de crise exceptionnelle, des revendications élémentaires contre l’austérité peuvent avoir une dynamique transitoire vers la rupture du système. Tout pas en avant en faveur de ces revendications doit être pleinement soutenu.
3) Enfin la construction d’une force anticapitaliste exige d’avancer une perspective politique de gouvernement de rupture, sur la base de tâches décisives contre l’austérité et la logique capitaliste néolibérale. « Gouvernement des travailleurs », « gouvernement populaire », « gouvernement contre l’austérité », voilà quelques formules générales. « Gouvernement des gauches » en Grèce, parce que la situation concrète appelle une réponse concrète. Ces formules s’opposent à toutes les politiques de participation ou de soutien à des gouvernements de gestion de l’économie et des institutions capitalistes. Dans la crise actuelle, il est politiquement important d’expliquer les contours d’une solution politique alternative au social libéralisme, montrant qu’il n’y a pas de fatalité.
Les formules politiques d’alliances de la gauche radicale sont diverses. Les expériences aussi. Le Front de gauche n’est pas Syriza. Les rapports entre la dynamique du mouvement de masse et ces alliances comme l’état des rapports de forces internes dans telle ou telle coalition sont des facteurs importants pour déterminer une tactique politique. La dynamique des luttes sociales et sa combinaison avec des crises politiques sera décisive pour qu’émergent de nouvelles générations politiques. Aux révolutionnaires d’apprendre et de s’intégrer à ces mouvements réels.
François Sabado