Depuis combien de temps es-tu organisateur syndical dans cette industrie, et quel lien vois-tu entre ces accidents et la nature globale de l’industrie du vêtement ?
Je suis un organisateur syndical dans l’industrie du vêtement au Bangladesh depuis cinq ans. Contrairement à ce que les grands médias veulent nous faire croire, je ne pense pas qu’il y ait eu une poussée soudaine du nombre d’accidents dans l’industrie du vêtement. Des accidents se sont produits dans cette industrie tout au long de la dernière décennie.
L’intérêt international pour cette question est récent. Mais la réalité est beaucoup plus dure. Si l’on prend 2005 comme point de départ arbitraire (je pourrais remonter plus loin), il y a eu une série d’accidents qui ont coûté la vie à des centaines de travailleurs : Spectrum Sweaters (64 morts en 2005), Garib and Garib (21 morts en 2010), Hamin (en 2011), Tazreen (plus de 100 morts en 2012), Smart (début 2013) et, enfin, la catastrophe actuelle du Rana Plaza.
En outre, il faut savoir qu’en plus de ces accidents où des gens perdent la vie, il y a tous les mois des accidents avec des blessés, parfois très graves, et des destructions de matériel provoqués notamment par des incendies.
Combien de personnes travaillent dans l’industrie du vêtement au Bangladesh et où sont situées les usines ?
Il y a environ 4 millions de travailleurs dans ce secteur. La plupart des usines sont concentrées dans et autour de Dacca, la capitale du Bangladesh. Il y en a aussi un peu à Chittagong [la deuxième ville du pays en importance] et dans la région de Narayanganj.
Ce qui est intéressant, c’est que Dacca est aussi la région qui connaît la plus forte croissance démographique. Au lieu de se disperser à travers le pays, l’industrie du vêtement s’est concentrée dans et autour de la capitale. Quand vous marchez dans les rues de Dacca, il y a des usines de vêtements dans chaque rue et même dans chaque ruelle.
A l’intérieur de la ville, les usines sont installées à l’intérieur de bâtiments de grande hauteur, avec des magasins et des stands de vente au détail dans les premiers étages. Il y a plusieurs usines dans chacun de ces bâtiments. Les entrées de ceux-ci sont des portes étroites, encombrées de marchandises et de biens provenant des divers magasins de détail.
Quelles sont les conditions de travail dans ces usines ?
Les conditions de travail à l’intérieur de ces usines n’ont guère varié depuis les années 1980, au moment où le Bangladesh a commencé à entrer dans le secteur de l’exportation de vêtements. Depuis lors, les conditions des travailleurs n’ont pas changé ou ne se sont que peu améliorées.
Tout au long des années 1980, les grandes marques multinationales - qui achètent les vêtements produits ici - sont venues avec leur propre « code de conduite » qui fixaient les normes minimales pour la main-d’œuvre dans ces usines. Ces codes ont été établis non pas grâce à la générosité des entreprises mais parce que les consommateurs dans les pays d’accueil de ces sociétés ont exercé des pressions sur elles à travers différentes formes d’action. Mais ces codes n’ont jamais été appliqués dans les usines réelles du Bangladesh.
Si on prend les salaires comme principal indicateur des conditions de travail, on peut voir l’état des choses réel dans ces usines. Les salaires réels ont diminué de façon constante dans l’industrie du vêtement au Bangladesh - une baisse d’environ 2,7% pour la dernière décennie.
Il faut aussi comparer les salaires des travailleurs avec ce que devrait être un « salaire minimum vital », c’est-à-dire tout simplement un salaire qui garantit un niveau de vie décent, assurant la satisfaction des besoins de base, loin de tout luxe. Les travailleurs du vêtement gagnent aujourd’hui seulement 14% de ce salaire de subsistance. Et ceci à la suite de grèves massives en 2010 qui ont contraint le gouvernement et les patrons à augmenter le salaire minimum.
Le salaire minimum varie actuellement entre 3.500 à 5.000 takas (entre 35 et 50 euros) par mois. Selon les estimations faites par des organisations telles que le Center for American Progress et le Worker’s Rights Consortium, le salaire de subsistance au Bangladesh se situe entre 18.000 et 21.000 takas (entre 180 et 210 euros).
Si nous dessinons les courbes d’évolution des salaires actuels sur un graphique, les courbes du salaire réellement perçu par un travailleur du vêtement et celle du salaire minimum vital continuent à diverger et, dans les faits, ne se rencontrent jamais. Donc, à moins que l’industrie change de manière fondamentale, un travailleur de la confection du Bangladesh ne pourra jamais gagner un salaire décent.
Quel rôle ont joué les grèves dans l’augmentation du salaire minimum en 2010 ?
Pendant très longtemps, le Bangladesh n’a pas eu de grille fixant le salaire minimum. Le gouvernement a adopté une législation du travail en 2006 mais il n’a rien fait pour régler la question des salaires. Une série de grèves, certains spontanées et d’autres organisées par les syndicats existants, ont éclaté au cours des années suivantes.
Au départ, la direction du syndicat, sous la pression de l’action de masse, a exigé 10.000 takas (100 euros) comme salaire minimum. Mais, par la suite, les dirigeants ont ramené cette revendication pourtant très raisonnable à un maigre 3.000 takas (30 euros) et le gouvernement a été tout heureux de négocier cet accord avec les travailleurs et les patrons des usines.
Qu’en est-il des organismes internationaux de surveillance ? Jouent-ils un rôle dans la détermination des conditions de travail ?
Il faut bien comprendre qu’aujourd’hui le secteur de l’audit international est lui-même une industrie qui pèse des milliards de dollars. Si on pouvait utiliser l’argent de cette industrie pour payer correctement les travailleurs ou améliorer les conditions de travail, nous n’aurions pas besoin d’audit !
Néanmoins, les usines se doivent d’offrir une certaine apparence « convenable » car elles doivent répondre à des exigences internationales d’audit. Elles ont des espaces bien propres et bien rangés dans certaines parties des usines, qu’elles ouvrent à l’occasion des inspections par les organismes nationaux et internationaux de surveillance. Mais ces espaces sont très différents des zones réelles de production où les travailleurs sont serrés les uns contre les autres dans des espaces encombrés et surpeuplés.
Pour vous donner un exemple, aucune de ces usines ne fournit aux travailleurs des sièges ayant des dossiers. La journée de travail moyenne dans ces usines varie entre 12 et 15 heures. C’est pourquoi vous ne trouverez pas un travailleur dans cette industrie qui a plus de 40 ans, les gens craquent tous quand ils atteignent 35 ans.
Le travailleur le plus commun dans ce secteur est une jeune femme qui commence à 18 ou 19 ans et qui est recrachée par le système quand elle est dans la trentaine.
Tu décris un système incroyablement exploiteur qui suce littéralement la vie de l’ouvrier, et pourtant les femmes sont dominantes dans cette force de travail. Pourquoi ?
Une raison importante à mes yeux est que l’industrie du vêtement en est encore à la première étape du travail industriel organisé. Dans son mode de fonctionnement, elle est en fait à mi-chemin entre le secteur organisé et le secteur non organisé ou informel. Par exemple, les salaires dans ce secteur ne sont pas déterminés par l’expérience du travailleur, mais juste par l’inflation.
Ajoutez à cette non-reconnaissance de l’expérience de l’ouvrier et à la nature semi-informelle de l’industrie le cadre patriarcal qui régit la société, et vous obtenez une forte réticence des travailleurs masculins à travailler dans ce secteur. Souvent les travailleurs masculins ne voient pas ces emplois comme dignes du travail d’un homme. Le sexisme dans la société intimide aussi les femmes de différentes façons et pèse sur elles pour les rendre plus conformes aux exigences patronales en tant que travailleuses.
Pouvez-vous en dire un peu plus sur la façon dont les lieux de travail sont particulièrement difficiles pour les femmes ?
Prenez la question absolument essentielle de la garde des enfants pour les femmes qui travaillent. La loi au Bangladesh dit que chaque usine doit fournir une crèche pour les enfants des travailleurs. Les entreprises internationales ont aussi une ligne standard dans leur code de conduite qui exige que les lois locales soient respectées. Dans quelle mesure ces règles sont suivies ?
Tout d’abord, la plupart des usines n’ont pas de crèches. Deuxièmement, lorsque les usines assurent une garde des enfants, on ne peut pas appeler cela une crèche, si nous pensons que ce terme signifie un espace sûr et approprié pour les jeunes enfants.
C’est généralement une petite pièce sans fenêtre où les enfants sont les uns sur les autres. Aucun aliment n’est prévu pour les enfants, pas même le lait. Les mères doivent amener la nourriture pour leurs enfants, mais elles ne sont pas autorisées à les voir pendant la journée, car elles doivent répondre aux objectifs de production. Ainsi, en fin de compte, cela n’a guère de sens pour les mères d’utiliser ces crèches. Donc les mères finissent par essayer de bricoler une forme ou l’autre de prise en charge des enfants à domicile, ou dans le village.
Permettez-moi de vous donner un exemple de la façon dont les patrons voient la garde des enfants et le travail des femmes dans l’industrie. Le meilleur exemple est la « crèche » de l’usine Tazreen où des travailleurs ont perdu la vie en novembre dernier. Le plan qui organisait l’étage alloué à l’usine - un plan approuvé et vérifié par toutes sortes d’organismes - indiquait une zone claire pour une crèche. Quand je suis entré à l’intérieur de l’usine après l’incendie pour comprendre comment ils avaient dévié de ce plan approuvé, j’ai vu qu’à l’endroit où la crèche aurait dû se trouver, il y avait un transformateur géant ! Les patrons pensaient qu’un transformateur était plus bénéfique qu’un espace où les enfants des femmes surmenées pourraient être pris en charge !
Qui sont les patrons de ces usines ?
Sohel Rana, le propriétaire du Rana Plaza, est un exemple typique. Il a des liens avec les deux principaux partis politiques du Bangladesh, le Parti nationaliste du Bangladesh et la Ligue Awami. Certains des plus gros patrons de l’industrie du vêtement sont des députés du parti actuellement au pouvoir, la Ligue Awami. Les conditions de travail et de vie des travailleurs ne changent pas quand le gouvernement change, elles restent les mêmes.
Mais le capital étranger joue également un rôle fondamental vis-à-vis des politiciens nationaux ?
L’industrie du vêtement est une industrie complètement tournée vers l’exportation. Elle représente seulement 4% de la production mais représente 77% du total des exportations du pays. Le Bangladesh est le deuxième plus grand exportateur vers les États-Unis. 80% des vêtements manufacturés fabriqués au Bangladesh sont exportés vers l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis.
En dépit des énormes pertes en vies humaines dans les accidents industriels récents, tous les politiciens ont une approche très douce envers les patrons du secteur du vêtement. Ils disent qu’ils ne veulent pas déranger les patrons parce que cela pourrait compromettre les recettes en devises du Bangladesh.
Comment s’organisent les travailleurs dans ces conditions ?
Il y a 68 fédérations syndicales dans l’industrie du vêtement. Mais ce sont souvent des syndicats bureaucratiques avec peu d’organisation à la base dans les ateliers. C’est pourquoi, lorsqu’éclatent des grèves spontanées, beaucoup d’opportunités sont perdues, parce que les syndicats ne parviennent pas à canaliser ces grèves pour qu’elles deviennent des mouvements plus soutenus.
Cela ne signifie pas que les radicaux des organisateurs communautaires n’existent pas.
Aminul Islam était un de ces organisateurs syndicaux dans les ateliers. Après l’incendie de l’usine Hamin, il a joué un rôle fantastique pour organiser l’action dans les entreprises. Il était membre de la Fédération des Travailleurs de l’Industrie et du Vêtement du Bangladesh. Il a été mis sous surveillance à la fois par les patrons de secteur et par la Police de l’Industrie du Bangladesh.
Après le reflux de la vague de grèves, le corps d’Aminul a été retrouvé, avec des traces de torture, en dehors des limites de la ville de Dacca. Ses assassins n’ont jamais été retrouvés.
Y a-t-il des liens entre les grèves spontanées contre les conditions de travail dans l’industrie du vêtement et la récente éruption de protestations locales à Shahbag ?
A première vue, il n’y en a pas. Comme les luttes ouvrières ne se sont pas encore généralisées, les protestations de la société civile comme nous en avons vues à Shahbag n’en sont pas encore à se solidariser concrètement avec la classe ouvrière.
Mais l’histoire est loin d’être finie et la situation évolue rapidement en raison du sentiment de colère et de dépossession qui existe à tous les niveaux de la société.
Je vois l’accident industriel à l’usine Tazreen en 2012 comme un point de rupture. L’incendie y a fait rage toute la nuit et le nombre de morts a, pour la première fois, franchi la barre des 100. D’un seul coup, il a révélé la nature criminelle de l’industrie du vêtement et l’insensibilité d’un gouvernement élu.
C’est après Tazreen, que j’ai vu, pour la première fois, des professeurs et des étudiants de l’Université Jahangirnagar et de l’Université de Dacca sortir pour protester en solidarité avec les travailleurs. Ils sont venus à l’usine dans des bus bondés pour soutenir les travailleurs et leurs familles. Un groupe d’anthropologues de l’Université Jahangirnagar a constitué une équipe d’investigation pour enquêter sur l’incendie. Tout cela s’est passé en dehors des syndicats officiels.
Ce qui est urgent, c’est de faire le lien entre ce type de travail et le travail syndical. Mais, malheureusement, ce ne s’est pas encore fait.
Votre interview sera lue par des gens aux États-Unis [et ailleurs - NdT] qui sont impliqués dans des luttes de travailleurs et dans des actions locales contre les mêmes sociétés géantes comme Wal-Mart et Gap qui saccagent les vies de Detroit à Dacca. Quel message avez-vous pour les militants qui combattent dans le monde développé contre ce qui semble être un ennemi commun ?
Vu la manière dont les entreprises multinationales agissent et dont le capital se déplace aujourd’hui, que ce soit dans les pays développés ou dans les pays du Sud, il est clair que tant qu’il n’y aura pas un lien entre les luttes, nous ne pouvons pas les vaincre. Nous avons besoin d’un lien fort entre les syndicats et les travailleurs du Nord et du Sud. Nous avons besoin d’un réseau entre organisateurs et militants de base pour partager les expériences et tirer les leçons par-dessus les frontières.
Les travailleurs du Sud ne peuvent pas gagner tous seuls ce combat contre le capital. Et ceci est également vrai pour les travailleurs du Nord. Nous avons besoin de la solidarité internationale. Si nous prenons l’exemple du Bangladesh, permettez-moi de vous montrer comment les syndicats et les organisateurs syndicaux dans les pays développés peuvent jouer un rôle crucial dans la construction de notre combat.
La société multinationale Inditex, qui est le propriétaire de la marque Zara, a d’importants investissements dans l’industrie du vêtement au Bangladesh. Lorsque le mouvement d’organisation et de syndicalisation a commencé dans ces usines, les propriétaires du Bangladesh ont essayé de casser ces syndicats par tous les moyens à leur disposition, y compris les plus violents. Inditex, bien sûr, est restée silencieuse pendant que tout cela se passait, puisque la production de vêtements se poursuivait sans problème.
Mais, en tant que société installée dans l’Union Européenne, Inditex doit avoir un comité d’entreprise international et plusieurs syndicats font partie de ce comité d’entreprise. Les syndicalistes se sont battus bec et ongles avec Inditex dans ce conseil et ils ont finalement forcé la compagnie à parler aux patrons locaux et mettre un terme aux pratiques antisyndicales.
C’est le genre de travail de solidarité qui doit développer internationalement.
En mettant la solidarité internationale au cœur de votre travail d’organisation, appelez-vous les travailleurs du monde entier à s’unir ?
[Rire] Oui. Nous n’avons pas d’autre choix si nous voulons gagner.