Acculée par les révélations sur les délits économiques du Vatican, ses alliances et intérêts mafieux, ses curés pédophiles, fragilisée par la crise des vocations sacerdotales et abandonnée par nombre de ses fidèles, l’Eglise catholique apostolique romaine avait bien besoin d’un coup de peinture fraîche… Pour essayer de récupérer sa crédibilité et, au-delà, son pouvoir de force politique internationale contrerévolutionnaire.
D’où Bergoglio. Dont la tâche, néanmoins, ne sera pas simple.
Il fallait ravaler la façade, donner l’impression qu’il va y avoir du changement, et les cardinaux sont donc allés chercher leur nouveau pape au bout du monde, en jouant la carte de « l’outsider » capable de réformer l’institution. Mais qui est François et quel rôle est-il censé jouer ?
Le Jeune Bergoglio
Dans les années 1960 et 1970, dans la foulée du concile Vatican II [1], surgit en Amérique latine la théologie de la libération. Cela a été un courant de masse qui, sans être marxiste, utilisait dans ses analyses des éléments du marxisme. Son « choix en faveur des pauvres » l’avait conduit à préconiser une Église horizontale, ce qui fut immédiatement perçu comme une menace par le Vatican et les gouvernements successifs des Etats-Unis. Pas totalement à tort. Beaucoup de ses curés et plusieurs de ses évêques, qui exerçaient leur apostolat dans les quartiers ouvriers et les campagnes, furent rejoints par des milliers de jeunes catholiques qui croyaient en un socialisme « chrétien ». Certains rejoignirent des organisations de gauche luttant pour le socialisme, par la voie politique ou par celle de la lutte armée. Cette génération a été décimée par les dictatures militaires, fomentées par l’impérialisme US, qui se sont succédé sur le continent dans les années 1970.
Tel ne fut pas le cas du nouveau pape François.
En 1972, déjà ordonné prêtre, Jorge Bergoglio s’intégrait à la Garde de Fer, un groupe de la droite péroniste inspiré de l’organisation fasciste de même nom, fondée en Roumanie en 1927 par le catholique ultra Corneliu Codrenau. La Garde de Fer argentine fut un mouvement assez particulier. Ses lectures politiques allaient des discours de Perón aux écrits de mystiques et de jésuites du XVIe siècle en passant par… Lénine. Ses militants définissaient leur organisation comme « léniniste » et basée sur le centralisme démocratique.
Au sein du mouvement péronisme, jamais ils ne se sont définis comme fascistes ; ils prétendaient se situer « au milieu », entre la gauche guérillériste des Montoneros et la droite péroniste fascisante. A sa meilleure époque, la Garde de Fer a pu compter jusqu’à 15 000 membres. Elle affirmait se tenir « à la disposition du général Perón ». A sa mort, en 1974, l’organisation s’est officiellement dissoute, ses membres conservant toutefois entre eux des relations [2].
Pendant la dictature
Sous la dictature de 1976-83, Bergoglio choisit d’éviter le rôle de martyr, à l’opposé de l’évêque Enrique Angelelli et de tant d’autres curés et bonnes soeurs, assassinés sans que la hiérarchie religieuse argentine ou romaine n’émette la moindre protestation. De même se garda-t-il de toute critique un peu ferme de la dictature, à l’opposé des évêques Miguel Hesayne, Jorge Novak ou Jaime de Nevares. Mais il est avéré qu’il n’a jamais été un complice direct des militaires, comme l’a établi le prix Nobel de la paix, Adolfo Pérez Esquivel. Quel a donc été son rôle comme « provincial » (responsable en Argentine) de l’ordre des Jésuites ?
On sait que pèsent sur Bergoglio des accusations à propos de la séquestration et de la torture de deux pères jésuites, en mai 1976.
En 2010, il a témoigné au procès tenu sur ce cas, en niant toute responsabilité [3] et en affirmant qu’il avait contacté des membres de la junte militaire pour demander leur libération – qui est finalement intervenue.
Sa version a été corroborée par plusieurs témoignages. La revue Tiempo Argentino (du 17 mars 2013) cite le reportage dans lequel un dirigeant de la Garde de Fer dit avoir participé, comme représentant de Bergoglio, à une réunion avec l’amiral Massera [4] dans laquelle s’est négociée la libération des deux jésuites. Comme contrepartie, Massera fut nommé, quatre semaines plus tard, docteur honoris causa de l’université de Salvador.
D’autres victimes de la dictature ont donné des témoignages sur des tentatives de Bergoglio, comportant pour lui certains risques, de les sauver du terrorisme d’Etat. Plusieurs de ces cas sont appuyés par des documents. Dans tous les cas, comme l’a affirmé Ricardo Lorenzetti, président de la Cour suprême de justice : « On ne peut pas parler d’une situation où il y aurait une personne totalement innocente (…) Au-delà des désaccords et de ce que certains peuvent dire de ce qu’il aurait fallu faire, il est clair qu’il n’y a aucune mise en cause concrète. » [5]
Leader de la réaction cléricale
Après la dictature, le rôle du futur pape a été beaucoup plus clair. Comme cardinal primat d’Argentine, il a systématiquement pris position contre toutes les causes progressistes.
Ses déclarations contre le mariage pour tous – adopté par l’Argentine avant la France – le situaient à la hauteur des énergumènes de « la manif pour tous » : « Il ne s’agit pas d’un simple projet législatif mais d’un mensonge qui vise à tromper les fils de Dieu. » [6] Opposé à l’éducation sexuelle à l’école et aux droits des femmes à contrôler leur corps (contraception et avortement), Bergoglio a été l’instigateur de l’inclusion dans la Constitution argentine, en 1998, du droit du foetus comme « enfant à naître ». En 2011, il a qualifié de « lamentable » la décision de la ville de Buenos Aires de dépénaliser l’avortement, en ajoutant : « une fois de plus, on voit que l’on avance délibérément vers la limitation et l’élimination de la valeur suprême de la vie et l’ignorance des droits des enfants à naître. » [7]
Défenseur des privilèges – élargis sous la dictature militaire – de l’Eglise, il n’a jamais évoqué l’idée d’en exclure les criminels dossier condamnés pour leur participation aux séances de torture et assassinats. Ses positions sont celles de l’institution ultraréactionnaire qu’est l’Eglise catholique. Rien d’étonnant à ce que son élection soit considérée comme une victoire de son secteur « centriste ».
En faveur des pauvres ?
Lors de son passage dans la Garde de Fer, le futur pape a appris à fréquenter les déshérités.
Son épiscopat a été marqué par ses dénonciations de la condition des pauvres « persécutés parce qu’ils réclament du travail » alors que les riches « ignorent la justice et en plus en sont applaudis. » [8] Dans sa dernière homélie de Carême, il dénonçait le fait que « nous nous levons chaque matin en acceptant comme naturel le paysage de la pauvreté et de la misère qui marchent dans les rues de notre ville. » [9]
Ses appels à une église des pauvres qui suivrait les pas de Saint-François-d’Assise, ajoutés à ses origines plébéiennes, à son mode de vie austère et à ses entorses aux mesures de sécurité, détonnent avec la tradition des papes élitistes et aristocratiques, en nourrissant les illusions des secteurs qui subsistent encore de la théologie de la libération. Mais le choix de François en faveur des pauvres est celui de la Doctrine sociale de l’Eglise, qui s’est toujours définie en opposition au capitalisme néolibéral… sur le papier.
Un pape aussi conservateur que Jean-Paul II pouvait ainsi affirmer : « Chaque jour domine davantage le système appelé néolibéralisme ; un système qui fait référence à une conception économiciste de l’homme, considère les profits et les lois du marché comme des paramètres absolus au détriment de la dignité et du respect des personnes et des peuples. Ce système s’est parfois transformé en justification idéologique de certaines attitudes et manières de faire sur le terrain social et politique, qui entraînent la marginalisation des plus faibles. De fait, les pauvres sont toujours plus nombreux, victimes de politiques et de structures souvent injustes (…) La doctrine sociale de l’Eglise assume une attitude critique face au capitalisme libéral » [10].
Ces déclarations n’ont cependant rien de surprenant. Sinon, comment convaincre les pauvres que la « sainte-mère l’Eglise » est de leur côté ? Le choix en faveur des pauvres du pape François n’ira pas au-delà d’une dénonciation du néolibéralisme et d’un accompagnement pieux, à distance, des souffrances des masses. Sans jamais dire que la pauvreté n’est pas un résultat de la volonté de Dieu, mais le produit de la société capitaliste.
Les raisons d’un choix
Même si à cette étape on ne peut formuler beaucoup plus que des hypothèses, il semble bien que Bergoglio ait été choisi pour remplir deux tâches : la première, interne à l’institution catholique ; la seconde, liée aux processus en cours en Amérique latine.
D’un côté, face à la corruption de la curie romaine, il fallait trouver quelqu’un d’idéologiquement fiable et qui, en même temps, n’ayant pas de lien avec l’establishment du Vatican, puisse au minimum donner l’illusion d’un changement.
De l’autre, l’Eglise tente d’une certaine façon de rééditer avec François le coup de Jean-Paul II, qui avait réussi à surfer sur les processus révolutionnaires antistaliniens en Pologne et dans l’Est de l’Europe, pour ensuite les ramener dans le giron du capitalisme et de la domination impérialiste.
Bergoglio devrait remplir le même rôle vis-à-vis du continent latino-américain, aujourd’hui au centre de l’effervescence révolutionnaire mondiale, tout en s’efforçant de liquider la théologie de la libération et de contenir l’avancée des évangélistes qui sapent l’infl uence catholique.
Lorsque Jean-Paul II était devenu pape, en 1978, le néolibéralisme commençait son ascension et la structure monolithique de l’URSS et de ses satellites se fissurait. En Pologne avait surgi Solidarnosc, à la fois syndicat et mouvement de lutte de masse contre le régime stalinien, dont les prises de position radicales et autogestionnaires paraissaient ouvrir la possibilité d’une issue anticapitaliste. En Amérique latine, la théologie de la libération restait vigoureuse en dépit de la répression ; deux mois après son élection à la présidence des Etats-Unis, en 1981, Reagan avait organisé une réunion du Conseil national de sécurité US avec à son ordre du jour : comment en finir avec elle. Le résultat fut la sainte-alliance formée entre le Vatican et l’impérialisme US. Le pape polonais put ainsi disposer de tous les dollars dont il avait besoin pour corrompre Solidarnosc et utiliser son infl uence en faveur de la restauration capitaliste en Europe de l’Est. Dans le même temps, il s’engageait à tout faire pour marginaliser et faire taire la théologie de la libération. [11]
Miner les processus révolutionnaires
La situation mondiale est marquée par une profonde crise systémique et, dans ce cadre, la mobilisation des masses latinoaméricaines et l’existence de gouvernements indépendants de l’impérialisme constitue pour ce dernier un sérieux sujet de préoccupation.
L’Eglise catholique va donc probablement tenter, en alliance avec les droites du continent et l’impérialisme US, une offensive similaire à celle de Jean-Paul II et Reagan. Son poids, sur un continent qui réunit 39 % des catholiques du monde entier, reste dans tous les cas considérable.
Le pape François n’est pas un novice en politique. Il l’a démontré en Argentine, en se positionnant à la tête de l’opposition aux gouvernements des Kirchner. S’il n’a pas rencontré dans cette œuvre davantage de succès, c’est du fait du rejet populaire que l’Eglise catholique s’est gagnée pour sa complicité avec la dictature militaire.
C’est grâce à ce rejet que les Kirchner ont pu, malgré l’opposition farouche du futur pape, imposer le mariage pour tous, la légalisation de la contraception et la dépénalisation de l’avortement. Mais la perte de prestige de l’Eglise catholique en Argentine ne se répète pas dans d’autres pays clés du continent, tels que le Brésil et le Chili, où les hiérarchies ecclésiastiques avaient eu une attitude différence face aux dictatures. Et vu le discrédit grandissant de son régime, Cristina Fernández pourrait-elle résister longtemps à une offensive de l’Eglise et de son pape argentin ? Il est de notoriété publique que le gouvernement argentin a tenté de bloquer l’élection de Bergoglio, en envoyant aux cardinaux un dossier contenant les dénonciations faites à son encontre pour atteintes aux droits de l’Homme. [12] Ayant échoué, la présidente s’est alors transformée en partisane enthousiaste du pape…
Pour imposer son poids dans la région en minant les processus révolutionnaires en cours et en donnant le coup de grâce à la théologie de la libération, le nouveau pape devra reconstruire l’Eglise catholique comme pouvoir politique international. Restaurer sa crédibilité implique de surmonter sa crise historique au niveau financier et moral, de nettoyer à tous les niveaux les écuries d’Augias de la curie romaine, de sanctionner les prêtres pédophiles, de mettre fin aux relations mafieuses pour recomposer les finances vaticanes sous une apparence de légalité… tout en parvenant à convaincre les secteurs progressistes que « l’option pour les pauvres » est la leur.
Face à la difficulté de la tâche, les proches collaborateurs du pape ont déjà commencé à abaisser le niveau d’exigence. Pour Eduardo García, évêque auxiliaire de Buenos Aires, François ne fera pas des « changements » mais ouvrira des « processus ». Opinion partagée par un vieil ami du pape [13], qui estime que « plus que faiseur de changements, il sera semeur de changements, il ne tentera pas d’être lui-même le changement (…) Il ne sera pas un Cid Campeador de la transformation, mais agira comme un pont. » Quant au porte-parole de Bergoglio à Buenos Aires, Guillermo Marcó, il dément que celui-ci soit un ingénu nouveau venu et prévient : « Il connaît très bien la curie romaine et n’hésitera pas à l’heure de faire des réformes.
Mais il faut lui donner du temps. L’Eglise n’a jamais pour attitude de tout changer en 24 heures. » [14]
Dans tous les cas, comme disait ce Lénine que Bergoglio avait lu dans sa jeunesse : « attendre et voir ».
Virginia de la Siega