David Rousset
Qui a lu attentivement L’Univers concentrationnaire de David Rousset, publié en 1946 aux Editions du Pavois, n’a pas pu en sortir ignorant la « tragédie concentrationnaire » qui marqua l’entre-deux-guerres – en Allemagne comme en URSS – et ses suites, après la guerre, en URSS, dans les pays colonisés par les « puissances occidentales » (de l’Algérie à l’Indochine) ou encore dans la République populaire de Chine, dès le début des années 1950. Le signataire de cette contribution a lu L’Univers concentrationnaire en 1959. L’ouvrage se trouvait dans la bibliothèque de sa mère. En 1946, le Prix Renaudot couronna cet ouvrage, qui aurait dû rester dans l’actualité, sans interruption.
David Rousset (1912-1997) a connu au cours des années 1930 l’Allemagne et la Tchécoslovaquie. Il se rapprocha de Léon Trotsky lorsque ce dernier se trouvait dans un exil fort précaire en France. Ses relations avec Trotsky – et une partie du cercle des militants trotskystes – conduisirent à son exclusion, en 1935, du « Parti socialiste », connu alors comme la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière). Il sera un des fondateurs du POI (Parti ouvrier internationaliste).
Alors, les courants trotskystes, faibles au plan quantitatif, firent face en France, entre autres, aux espoirs de la montée sociale et populaire qui s’amorça dès 1934 et déboucha sur le Front populaire en 1936 (victoire électorale de Blum en avril 1936), puis sur les grèves massives de juin 1936. Dans la foulée de « l’insurrection de Saragosse » en décembre 1933, de la grève des mineurs des Asturies (octobre 1934) – qui seront réprimés par les armes des troupes, déjà, de Franco –, des affrontements de classes très durs à Madrid ou en Catalogne, au printemps 1936 le Frente Popular gagne les élections de février 1936. Les affrontements sociaux, dans les campagnes et les villes, s’aiguisent. Les militaires préparent fiévreusement un coup d’Etat. Il se fera en juillet 1936.
En France comme en Espagne, les marxistes révolutionnaires anti-staliniens, très minoritaires, doivent chercher à s’inscrire dans cette montée ouvrière et sociale. Ce qui n’est pas aisé face à la social-démocratie et aux staliniens. La conscience était forte qu’une issue favorable en France et en Espagne pourrait mettre un cran d’arrêt à l’essor et à l’affirmation des forces de la droite extrême et des fascismes – certes aux configurations différentes – en Allemagne, en Italie, en Hongrie, en Pologne, etc. Simultanément, les « trotskystes » doivent affronter une campagne calomnieuse et une répression féroce de la part des appareils staliniens. « L’épuration » massive commence en 1933 en URSS et le premier des « grands procès » de Moscou s’ouvre en août 1936. En Espagne, les agents de Staline organisent, assez vite, la chasse aux trotskystes, aux membres du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste) de Joaquin Maurin (10 ans emprisonné par la dictature franquiste) et d’Andreu Nin, assassiné en 1937, après avoir été dénoncé par le commissaire stalinien français en Espagne André Marty, qui sera exclu du PCF en 1952, enseveli sous une avalanche de calomnies !
En moins de deux ans après 1936, le scénario change. Si ce n’est la répression stalinienne qui continue. Les militants marxistes révolutionnaires doivent faire face à la défaite du Front populaire en France ; à une « guerre civile en Espagne » où Franco prend le dessus, avec l’appui militaire d’Hitler et de Benito Mussolini ; au « quatrième grand procès » de Moscou de mars 1938 ; sans même mentionner le Pacte germano-soviétique d’août 1939, même défendu dans la presse semi-stalinienne de Suisse française (proche du courant dit anti-fasciste de Jean Zyromski dans la SFIO) de Léon Nicole. Ce tribun si admiré, encore aujourd’hui, par « la gauche » de Genève. Il était vraiment « minuit dans le siècle » selon la formule de Victor Serge.
C’est dans ce contexte que David Rousset va s’engager dans la réorganisation du POI, alors que la France est occupée par les forces nazies du IIIe Reich. Il sera arrêté en octobre 1943, grâce « au flair » d’un inspecteur français et de ses collaborateurs allemands. Avec d’autres, il conduit un travail en direction des soldats de la Wehrmacht, dont certains étaient supposés être d’anciens sociaux-démocrates enrôlés.
Cet engagement politique du courant du POI peut être appréhendé, matériellement, en lisant le fac-similé de La Vérité de 1940 à 1944, reproduit par les EDI (Etudes et documentation internationales) en 1978, avec une introduction de Michel Dreyfus et Jacqueline Pluet. La traduction des articles en langue allemande d’Arbeiter und Soldat ayant été assurée Jean-Jacques Bonhomme.
David Rousset sera déporté à Buchenwald, après avoir été torturé dans les locaux du siège la Police de sûreté allemande, avec sa section IV, connue sous le nom de Gestapo. La Direction de la police nationale française loge dans le même bâtiment, rue des Saussaies, dans le VIIIe arrondissement. De Buchenwald, il sera « déplacé » dans divers camps. Porta Westfalica et Neuengamme. Il connaîtra la terrible « marche de la mort » – transfert de prisonniers squelettiques, sous surveillance militaire nazie, à pied, dans un froid glacial, face à l’avance des Alliés – en passant du camp proche de Neuengamme à celui de Wöbbelin, pour s’arrêter à Schwerin. Le camp de Wöbbelin a été ouvert pour quelques semaines en 1945. Ian Kershaw écrit dans La Fin. Allemagne 1944-1945, Editions du Seuil, août 2012 : « Les “marches de la mort” étaient complètement absurdes, si ce n’est pour infliger de nouvelles souffrances terribles à ceux que le régime désignait toujours comme ses “ennemis intérieurs”. Mais les commandants et les gardes qui traitaient les prisonniers des marches avec une brutalité sadique n’avaient que faire de justification. Leur système continuait de fonctionner tant bien que mal. Jusque dans sa dissolution. » (p. 425)
De retour en France, David Rousset publie L’Univers concentrationnaire, et en 1947 le « roman » Les Jours de notre mort, dans le lequel il utilise son intelligence analytique, son expérience, les témoignages recueillis et « travaillés » d’autres prisonniers des camps de concentration et des camps d’extermination. Cet ouvrage que tout un chacun se doit de lire a été réédité en 2012 dans la collection Fayard-Pluriel, 994 pages.
En 1947, il prend la défense d’un ouvrage de Viktor Andreïevitch Kravchenko (1905-1966) publié en anglais en 1946 et traduit en français en 1947. Son titre : J’ai choisi la liberté. La vérité publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique. Un ouvrage décrivant, avec minutie, le fonctionnement du système politique stalinien, le goulag, la collectivisation forcée des terres, etc. Kravchenko, qui était Commissaire politique dans l’« Armée rouge », avait demandé l’asile politique, en 1944, aux autorités américaines.
Les Lettres françaises – organe « culturel » du PCF, animé par Aragon et dirigé par André Wurmser et Claude Morgan (nom de plume de Claude Lecomte) – vont attaquer Kravchenko de manière calomnieuse. En fait, de cette manière propre aux staliniens pour qui les faits et les idées doivent obéir eux exigences du moment et de l’orientation du « parti ».
Un procès a lieu contre Les Lettre françaises sur plainte de Kravchenko. Il commence en 1949. David Rousset y joue un rôle significatif. A la barre des témoins apparaîtra Margarete Buber-Neuman, veuve du dirigeant communiste Heinz Neuman, disparu au goulag. Margarete Buber-Neuman a été livrée par Staline aux nazis et fut internée dans le camp de Ravensbrück. Ce transfert était un simple codicille au Pacte germano-soviétique. Margarete Buber-Neuman a écrit une autobiographie, dont le premier volume a été publié en français, en 1949 : Prisonnière de Staline et d’Hitler. Déportée en Sibérie (Le Seuil, 1949) et le deuxième en 1988 : Prisonnière de Staline et d’Hilter. Déportée à Ravensbrück (Seuil, 1988). Dans le cadre de ce procès, tout en défendant le contenu du livre de Kravchenko, la revue IVe Internationale (sous la direction de Pierre Franck, Pablo et Ernest Mandel) prit des distances qui ne sont compréhensibles qu’à partir de leur caractérisation de l’URSS comme un « Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré » et de leur analyse de la combinaison entre crise à venir et affrontement entre URSS et impérialisme. Ce qui n’excuse rien.
Le procès est gagné par Kravchenko. Ce dernier ira en Bolivie, avec les ressources financières issues du succès de son ouvrage. Il avait pour projet d’aider des paysans pauvres. L’échec de l’entreprise le conduira à nouveau à New York, où il décédera.
Quant à David Rousset, il crée la Commission internationale contre le régime concentrationnaire. Il sera accusé de tous les maux. Ses travaux sont pourtant remarquables. Celui qui ne lit que le premier tome (Les débats), publié en 1957, de l’ouvrage Livre Blanc, sur le travail forcé dans la République populaire de Chine, ne peut qu’être encore abasourdi par la stupidité religieuse des maoïstes des années 1960 et 1970… ; une niaiserie recyclée dans divers domaines aujourd’hui. Une pensée qui se rapproche de ce que Giorgio Agamben écrit dans Qu’est-ce que le commandement, Bibliothèque des Rivages : « Si Dieu peut tout, absolument et inconditionnellement, il s’ensuit qu’il pourrait faire tout ce qui n’implique pas une impossibilité logique… [« Il »] pourrait condamner Pierre et sauver Judas. » (p. 60) Remplacer Dieu par Mao.
David Rousset va publier en 1973 un livre qui devrait être réédité. Il est dédicacé à ses trois fils Marc, Pierre et Luc. Son titre : La Société éclatée. De l’échec de la révolution bolchevique à l’espérance socialiste d’aujourd’hui, Grasset, 783 pages. Les Editions Page deux, si notre ami Pierre et son frère Luc l’autorisent, lui redonneront vie. C’est un ouvrage très important pour l’histoire des idées et l’analyse du XXe siècle.
C’est à la lumière de ces quelques informations sur un homme comme David Rousset qu’il faut comprendre le sens réel de l’article publié dans le quotidien L’Humanité, organe du PCF – composante décisive du Front de gauche – par le pisse-copie Philippe Pivion. L’idéologie rémanente du stalinisme est toujours présente. Elle se traduit dans le campisme (« anti-impérialisme ») propre à des faussaires de gauche qui soutiennent la dictature de Bachar el-Assad. Elle se retrouve dans les analyses sur Cuba et le régime de Chavez. Elle se dévoile dans une critique de livre (celle faite par P.Pivion).
La réponse de Pierre et Luc Rousset [2] – deux militants marxistes révolutionnaires – mérite d’être lue et saisie dans ce qu’elle comporte de politique et d’inscription dans une longue histoire, outre la réminiscence personnelle.
La formule publicitaire du quotidien en crise financière : « L’Humanité c’est un combat quotidien » relève du même registre politique du PCF et de ses semblables : « Chaque voix compte ». Rien à voir avec l’histoire et la praxis des socialistes révolutionnaires.
Charles-André Udry