« Comme si j’étais toujours au Rana Plaza. Morte »
Anna Khatun, ouvrière de 16 ans, a été extraite des décombres par les sauveteurs 36 heures après l’effondrement. Elle a dû être amputée d’une main. (Photo Andrew Biraj. Reuters)
Un mois pile après la catastrophe, l’heure était, ce vendredi, au recueillement devant les décombres du Rana Plaza, cet immeuble qui s’est effondré le 24 avril, tuant 1 127 personnes et en blessant un millier. Des jeunes gens déposent des couronnes de fleurs, d’autres se promènent en tendant une affichette avec la photo d’un des 300 employés toujours portés manquants. Mais les klaxons de l’incessant trafic routier dans Savar, une ville de la banlieue de Dacca, la capitale bangladaise, empêchent toute minute de silence. La tranquillité, on ne la retrouve qu’à quelques minutes de là, au cœur de l’Enam Medical College and Hospital. Allongée, le bras droit amputé, Rikta Begum, 25 ans, soupire : « C’est comme si j’étais toujours au Rana Plaza. Morte. »
Mais elle est vivante et le doit à un homme, un de ces nombreux habitants improvisés secouristes qui lui a tranché le bras. « Sans anesthésie, sans médecin, sans rien », confirme la doctoresse Nasima Yasmin, qui travaille pour l’ONG bangladaise GK (1). Souvent, ça s’est passé comme ça : une victime maintenue sous les décombres veut qu’on l’en délivre et crie « coupe-moi la main, coupe-moi la main, je n’en veux plus, sauve-moi ! » rapporte Mohammed Shawkat, médecin légiste. « Parfois, les blessés eux-mêmes réclamaient : « Passe-moi un couteau que je coupe ça ! » » Il n’y avait pas forcément de médecin. « On s’en fout des procédures, coupez ! » criaient les gens. Alors, un bénévole se saisissait d’une scie à métaux et coupait. « Ces sauveteurs sont des héros », dit le docteur Shawkat.
Amputés à la va-vite. Beaucoup sont aujourd’hui traumatisés. Venue de sa campagne pour travailler à l’usine, Rikta bossait là depuis dix-huit mois, pour 48 euros par mois. Quand tout s’est mis à trembler, elle a couru, mais un poteau lui est tombé dessus, lui coinçant un bras. On lui a coupé au niveau de l’épaule. Le moignon est aujourd’hui enflé et elle a mal. Mais elle n’est pas infectée. Une chance. D’autres amputés à la va-vite sont morts quand même. Aruti, 15 ans, est aussi chanceuse : quand elle a repris conscience, elle était sous deux femmes qui l’avaient protégée en partie. Elles sont mortes, pas elle. Au bout de deux jours, on l’a sortie des décombres. Après quarante-huit heures à l’hosto, on a dû l’amputer d’une jambe. Aruti en était à son 22e jour de travail, cousait des pantalons et des chemises pour 48 euros. A 15 ans, elle avait déjà un an d’expérience. Sa mère qui travaillait là est morte, son père a été blessé. Aruti est belle, mais elle donne envie de pleurer.
On remonte d’un étage, salle des hommes. Shafiqul Nurunnabi, 27 ans, est assis en tailleur sur son lit, torse nu. Pour lui, ça va : une plaie à la tête, un poignet cassé, une cuisse blessée. Le 23 avril, quand des fissures importantes sont apparues dans le bâtiment, les 3 500 employés ont quitté les lieux. Le lendemain, le matin du drame, une « sorte d’ingénieur » est venu vérifier. On leur a dit qu’ils pouvaient y aller, « au nom de Dieu ». « Mais Dieu n’était pas en notre faveur », dit Shafiqul. Toutes les victimes racontent la même chose : on les a menacés si elles refusaient. « J’allais perdre mon salaire du mois et mes 117 heures supplémentaires, dit Shafiqul. On était obligés d’y aller. » Selon un médecin, la politique s’en mêlait aussi : « Ce jour-là, l’opposition avait appelé à la grève, et le patron du Rana Plaza est un proche du gouvernement. Il ne voulait pas ses ouvriers en grève. »
Alors, Shafiqul, « contrôleur qualité » payé 80 euros, y est allé. Mais à peine au travail, l’électricité a sauté. Quand les générateurs ont démarré, il y a eu des vibrations et « comme un coup de tonnerre venant du ciel », selon une rescapée. L’immeuble de neuf étages s’est replié d’étage à étage. Shafiqul, qui travaillait au 8e, s’est retrouvé au 3e, dans le noir, gluant de sang - pas le sien. Il a épongé avec son pantalon. Il entendait des cris et des appels, mais il était seul, craignait de manquer d’air, de se faire écraser. Il s’est souvenu du conseil de sa mère : « En cas de problème, ne bouge pas. » Au bout de deux jours, on l’a sauvé. « Dieu peut créer des miracles, j’en suis la preuve », dit-il. Pas comme son cousin déchiqueté. On l’a retrouvé décapité, reconnu seulement à son badge d’identification.
Autour, un petit groupe écoute l’histoire de Shafiqul la bouche ouverte. Avant le textile, il travaillait dans une usine chimique. Trop de pollution, des conditions sanitaires horribles, il a changé de domaine. Aujourd’hui, il ne veut plus entendre parler du textile, comme beaucoup de victimes - du moins pour le moment. Ses parents lui ont dit : « Reviens au village. S’il le faut, tu mendieras plutôt que travailler dans le textile. » Il veut élever des poulets.
En bout de chambre, Maruf Alam, 22 ans. Comme lui, ils sont nombreux à avoir accouru pour participer aux secours. Ou, selon un sauveteur, juste pour donner, comme cet écolier, les 30 cents de son repas de midi, ou comme ce mendiant, les 20 cents de sa recette quotidienne pour acheter des bananes et des mangues : « Envoyez ceci aux victimes. » Maruf venait donner son sang. Mais il n’y en avait plus besoin. Alors, il dégage les débris. Entend un appel, très faible : « Please, help ! » Fouille frénétiquement, à mains nues. Au bout de quarante minutes, exténué, il se pose. C’est là qu’un bout de toit et un pilier lui tombent dessus. Une ferraille reste plantée pendant vingt minutes dans son tendon sectionné. Mais il est vivant.
Marécage. Et maintenant ? Les victimes réclament des sanctions. « Le Rana Plaza, c’est la preuve qu’au Bangladesh, il n’y a pas que des catastrophes naturelles, certaines sont créées par l’homme », soupire la doctoresse Nasima. Le permis de construire donnait droit à six étages, mais le propriétaire en a rajouté trois, pratique répandue. Ce devait être un immeuble de commerces et de bureaux, pas fait pour supporter les machines et générateurs de cinq ateliers de confection. Selon l’enquête, le bâtiment était construit en partie sur un marécage comblé avec des déchets. Les murs ? Du ciment de mauvaise qualité mélangé à du sable. Les poutrelles de béton armé ? Médiocres. Le propriétaire, Sohel Rana, membre du parti au pouvoir (la Ligue Awami), en prison, « a fait fortune avec de l’argent gagné au noir et n’a pas respecté les réglementations », a dit le chef de la commission d’enquête, le décrivant comme « le sous-produit de nos hommes politiques corrompus ». Douze personnes ont été arrêtées. La commission réclame que les responsables soient poursuivis pour homicide volontaire et condamnés à perpétuité.
La tragédie va-t-elle pousser à des changements sur la sécurité au travail, comme le laisse entendre l’accord paraphé jeudi avec des multinationales (lire page 5) ? Beaucoup l’espèrent, peu y croient. Manzur Kadir, coordinateur de GK, prévient :« Le Rana Plaza, ce devrait être un point de non-retour. Mais on peut faire des promesses vite et les oublier aussi vite. Le passé nous l’a prouvé, au bout de six mois, tout le monde oublie. » Surtout, le pays passe par tant de catastrophes… « Dans quelques mois, il y aura peut-être des problèmes beaucoup plus graves, dit Kadir. Et on oubliera le Rana Plaza. » A l’hôpital, Rikta ne l’oublie pas. Dans deux jours, elle sort et s’inquiète : « Quel travail je vais trouver avec un seul bras ? » Elle rêve d’un membre artificiel. Mais avec quel argent ? « Pour ça, il faut que vous nous aidiez », dit la doctoresse, nous regardant droit dans les yeux.
MICHEL HENRY Envoyé spécial à Savar (Bangladesh)
(1) GK (Gonoshasthaya Kendra) a une antenne en France : www.comgksavar.org
* Libération, 24 mai 2013 à 22:26.
La révolte des ouvriers du textile
Près d’un mois après la catastrophe de l’effondrement du Rana Plaza, près de Dacca, qui a fait 1 127 morts, la tension au Bangladesh reste très vive. La police a tiré hier des balles en caoutchouc contre des milliers d’ouvriers du textile en lutte pour des hausses de salaires. Ils avaient bloqué l’accès à une autoroute dans la zone industrielle d’Ashulia, près de la capitale, où sont regroupées des centaines d’usines, qui avaient rouvert vendredi après avoir été fermées la semaine passée. « Les salariés du textile les moins bien payés au monde [30 euros par mois en moyenne, ndlr] ne veulent pas d’une augmentation dérisoire comme en 2010 », rappelle Nayla Ajaltouni, du collectif Ethique sur l’étiquette. Et réclament un salaire de 100 dollars (78 euros).
Grain de sable
Question sécurité, ils ne comptent pas se laisser bercer par les promesses du Fire and Building Safety Alliance, accord initié en octobre par la Clean Clothes Campaign et signé le 16 mai par 31 firmes textiles, sous l’égide de deux syndicats (IndustriALL et UNI) et de l’Organisation internationale du travail. Le français Carrefour, l’italien Benetton, l’espagnol Inditex (Zara), le britannique Marks & Spencer, le suédois H & M ou l’américain PVH (Tommy Hilfiger et Calvin Klein) ont notamment paraphé un texte « contraignant » qui prévoit, précise Nayla Ajaltouni, « que les signataires doivent abonder un fonds de plusieurs millions d’euros pour financer des audits indépendants et accélérer la rénovation des usines ».
Un grain de sable salutaire dans la course effrénée au moins-disant social ? Peut-être, mais l’accord ne concerne qu’un millier d’usines de textile sur les 5 000 au Bangladesh. Les américains Gap et Wal-Mart ont notamment boudé le deal (1), promettant des inspections ou des initiatives maison… Par ailleurs, le plus gros acheteur de textile, H & M, a beau avoir signé l’accord, il envisage de relocaliser une partie de sa production en Amérique latine ou en Afrique. Rien à voir, selon le patron de H & M, Karl-Johan Persson, avec la catastrophe de Rana Plaza. « Question de qualité, de réactivité et de prix », assure-t-il au Financial Times.
« Court-termiste »
Une menace dramatique pour le Bangladesh, pays ultradépendant de l’industrie textile. Le deuxième exportateur mondial de vêtements emploie 4 millions de travailleurs, pèse 15 milliards d’euros chaque année ; le secteur représentait 80% de ses exportations en 2012. « Les multinationales ont toujours une logique court-termiste, admet Nayla Ajaltouni. Notre rôle est d’inciter les entreprises à rester, à condition qu’elles s’engagent à respecter les normes fondamentales du travail. »
CHRISTIAN LOSSON
* Libération, 20 mai 2013 à 21:36.
(1) Que beaucoup n’ont pas encore signé, comme Casino, Leclerc et Auchan, qui réfléchissent cependant à le parapher.
A Dacca, l’impossible entreprise des inspecteurs du travail
Homme au sourire avenant, Habibul Islam reçoit aimablement dans son immeuble du centre de Dacca. Mais le chef des inspecteurs des usines au ministère du Travail s’excuse d’emblée : « Nous sommes 51. » Puis, il ajoute : « Moi y compris. » Et se rassied sur sa chaise protégée par une serviette en éponge rose. Le ventilateur aux larges pales brasse un air lourd pendant que le haut fonctionnaire calcule : « Il y a 6 000 entreprises dans le textile, 200 000 entreprises en tout dans le pays, mais seulement 27 000 sont enregistrées dans nos services. » Et pour les contrôler ? 51 inspecteurs, dont lui-même. Son adjointe, Julia Jesmin, jolie jeune femme à la tête voilée, lance : « On n’a même pas un véhicule pour se déplacer ! Et pas de support logistique. » Autant dire que les inspections ne sont pas près de faire trembler l’industrie du textile.
Pourtant, de temps en temps, des progrès s’annoncent. Mais il faut un accident. Ce fut le cas en novembre lorsque le feu a pris dans une usine de textile, la Tazreen Fashions, à Ashulia, près de Dacca, provoquant 113 morts. Un bilan très lourd, à l’époque, qui a amené les politiques à faire quantité de promesses, vite oubliées. Des inspections ont été lancées dans 2 600 usines de textile. Résultat ? « 70 à 80% des entreprises sont en faute vis à vis des règlements », annonce Julia Jesmin. Et 177 procédures sont en cours. Les « fautes » ? Beaucoup n’ont pas d’issues de secours en règle et nombre de patrons ignorent qu’il faut une protection incendie. La formation du personnel est aussi inexistante que les extincteurs. A la Tazreen Fashion, neuf cadres auraient empêché les ouvriers de sortir lors du déclenchement de l’alarme. De plus, la corruption généralisée permet toutes les entorses aux règlements, si quelqu’un avait l’idée saugrenue de les faire appliquer.
Face à cela, les inspecteurs de Habibul Islam n’ont que peu de moyens. Ils concentrent leur mission sur le seul fonctionnement des machines. « On n’a pas d’instruments pour tester les immeubles », précise Julia Jesmin. Impossible de détecter ces fissures, qui ont été fatales au Rana Plaza, l’immeuble qui s’est effondré en faisant 1 127 morts. Habibul Islam réclame la création d’une agence unique qui superviserait les permis de construire, la surveillance des usines et la gestion des plaintes. « On a besoin de plus de gens », résume-t-il. Le gouvernement promet 200 inspecteurs, le chef estime qu’il en faudrait au moins « 848 ». Pourquoi ce chiffre ? Mystère. « Mais ça va prendre du temps », reconnaît-il, espérant que « les mentalités vont changer » chez les patrons : « Ils doivent se concentrer sur les questions de sécurité plutôt que de penser au profit. » Sans préciser s’il y croit.
MICHEL HENRY (à Dacca)
* Libération, 24 mai 2013 à 22:16
Solidaires
Osons regarder la vérité en face : nous sommes toutes et tous, d’une façon ou d’une autre, responsables du drame de Dacca. Et mieux vaudrait tourner ces pages sans les lire plutôt que s’indigner devant tant d’horreur avant, sans même y réfléchir, de céder en un clic (ou dans les boutiques) aux dernières tendances de la mode à prix cassés. L’effondrement du Rana Plaza nous touche car les images, les cris, les larmes nous sautent au visage. Et, d’un coup, nous placent face à nos contradictions. Mais pour un drame médiatique comme celui-ci combien d’incendies, combien de coups mortels et de mauvais traitements passés sous silence. Le Rana Plaza « devrait être un point de non-retour », a affirmé ce coordinateur d’ONG à notre reporter sur place. Prenons-le au mot. Si nous sommes toutes et tous responsables de cette tragédie, cela signifie que nous avons aussi le pouvoir de peser sur ceux qui, directement ou indirectement, l’ont provoquée, là est la bonne nouvelle. L’accord conclu le 15 mai par le collectif Clean Clothes Campaign avec plus de 30 entreprises textiles occidentales est un premier pas. Il permettra de financer des audits indépendants et de rénover des usines. Mais cela ne suffira pas à garantir des conditions de vie et de travail minimum aux ouvrières et ouvriers textiles du Bangladesh et d’ailleurs. Ne recourons surtout pas au boycott (tel est le conseil, dans ces colonnes, d’une ancienne ouvrière devenue activiste), car cela priverait beaucoup de leurs moyens de subsistance, mais exigeons une traçabilité claire de ces produits afin que certaines marques ne soient pas tentées de délocaliser l’horreur. Faisons tout pour que personne n’oublie Dacca. Nous, médias, compris.
ALEXANDRA SCHWARTZBROD
* Libération, 24 mai 2013 à 22:26.