Un peu plus de deux ans après le début des processus révolutionnaires, les médias occidentaux ne cessent de réitérer le même credo : après le rêve, le cauchemar pour les populations du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord ; après le « printemps arabe », l’« hiver islamiste [1] ». Ou sont donc passées les révolutions « belles » et « pures » du début, ne cesse-t-on de répéter ?
On nous présente la situation comme sans issue : la Tunisie et l’Egypte sont gouvernées par des islamistes, tandis que la révolution syrienne serait devenue une guerre civile entre les islamistes et le régime sanguinaire des Assad. La propagation d’un tel discours, sous-tendu de défaitisme, préconise le retrait du combat des militant-e-s luttant pour la démocratie et la justice sociale. Après avoir été célébrés pour leur courage et leur détermination dans la lutte contre leurs dictateurs, les peuples de la région sont maintenant décrits – de manière élitiste et fallacieuse – comme inaptes ou pas prêts à un changement radical. La thèse de l’exceptionnalisme « arabo-musulman », selon laquelle les sociétés de ces régions seraient intrinsèquement incapables d’accéder à l’idéal démocratique, est revenue au galop. Des propositions émergent dans ce sens, par exemple sous la forme d’accords recherchés avec les régimes en place. La prochaine Conférence de Genève concernant le cas syrien s’inscrit dans ce cadre en prônant une transition « pacifique » dans laquelle la structure du régime actuel est maintenue. Une solution maintes fois refusée par le peuple syrien en lutte pour la dignité et la liberté.
Autre forme de proposition : l’incitation à des alliances avec des mouvances proches des régimes déchus ou négligeant les principes de justice sociale, au nom d’un prétendu « large front démocratique », dont on ignore en fait la signification et qui rassemble le plus souvent en son sein des forces très peu démocratiques. C’est le cas en Tunisie, par exemple, où certains en appellent à un rassemblement allant de Nidaa Tounes, qui rallie des ex-RCDistes [2] reconvertis en libéraux au Front populaire, coalition de partis de gauche et nationalistes.
Certains opportunistes empruntent ce chemin par peur de l’isolement et de la défaite. D’autres taisent la nature réactionnaire ou conservatrice de certains mouvements pour préserver une prétendue unité d’opposition contre un régime dictatorial. Ces choix sont aussi idéologiques, mais ils reflètent surtout le manque d’espoir dans un changement radical des sociétés. Il s’agit d’une vision à court terme qui met en péril la dynamique révolutionnaire et ses objectifs à moyen et long terme.
Que faire dans ces situations qui semblent vouées à l’impasse ? Devons-nous attendre la révolution parfaite ? Existe-t-elle d’ailleurs ? Le révolutionnaire russe Lénine a répondu à ces questions de la manière suivante : « Croire que la révolution sociale soit concevable (...) sans explosions révolutionnaires d’une partie de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés, sans mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes politiquement inconscientes contre le joug seigneurial, clérical, monarchique, national, etc., c’est répudier la révolution sociale. C’est s’imaginer qu’une armée prendra position en un lieu donné et dira : ‘Nous sommes pour le socialisme’, et qu’une autre, en un autre lieu, dira : ‘Nous sommes pour l’impérialisme’, et que ce sera alors la révolution sociale ! (...) Quiconque attend une révolution sociale ‘pure’ ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution. » [3]
Un processus révolutionnaire n’est en effet pas unicolore, et ne le sera probablement jamais, sinon cela ne serait pas une révolution. Le rôle de tout révolutionnaire luttant pour un changement radical vers la démocratie et la justice sociale est par contre limpide : lutter contre les régimes dictatoriaux et les forces politiques réactionnaires et radicaliser le mouvement de contestation populaire !
Il ne s’agit pas de nier les difficultés présentes dans ces pays – et elles sont nombreuses – mais de savoir quelle position adopter dans des processus en cours – et non finis, quoi qu’en disent certains – et finalement de se battre pour les idéaux propagés par ces révolutions : liberté et dignité.
Comme le disait Bertolt Brecht : « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu. »
Joseph Daher