François Sabado, dirigeant du NPA, vient de publier un texte dans la revue de son parti intitulé « Républiques et luttes de classes » [1]. Il tranche très heureusement avec les positions à l’emporte pièces, trop souvent issu de ce parti désormais, et pour lesquelles l’assimilation République/impérialisme irait de soi. Passant ainsi par dessus deux siècles d’histoire tourmentée du pays. Pendant lesquelles si République il y eut (la plupart du temps) elle n’eut pas toujours la même nature, voire des contenus opposés.
Sabado rappelle avec justesse cette donnée de base, commune à une réflexion constante à gauche : si la République « sociale » comporte des formes communes avec la République bourgeoise, ni son contenu, ni ses soutiens de classe ne sont les mêmes. Comme il le dit aussi, à la suite de Bensaïd, il y a un pas indispensable quand on aborde de tels débats, qui est de rompre avec l’idée d’une République mythique traversant les siècles, considérée comme un « bloc ». Et que donc doivent être rejetés aussi bien la glorification de ce « bloc » inexistant, que son rejet tout autant « en bloc », lequel serait l’alpha et l’oméga d’une pensée révolutionnaire. Pour résumer, dans cette longue histoire, il y eut « des » Républiques. Il y eut les leurs, les plus nombreuses, et il eut les nôtres, dont celle, éphémère mais décisive, de la Commune de Paris.
Je ne reprends pas ici la très bonne description que donne Sabado de ces éléments contradictoires, et pourtant attestés historiquement. Mais son article permet d’aborder d’autres questions, lesquelles posent potentiellement divergences, ou alors simplement qui sont à approfondir.
Constituante or not Constituante ?
La question de la République se pose dans des pays comme la Grèce ou encore l’Etat Espagnol nous dit l’auteur. Mais pas en France. Pourtant il se dit favorable à la convocation d’une Assemblée constituante pour discuter de nouvelles institutions. Existe t-il l’ombre d’une possibilité, compte tenu de l’histoire du pays, pour que cette Constituante ne s’oriente pas vers l’élaboration d’une nouvelle République ? Et, question subsidiaire, pour que ce qu’il en sortirait ne s’appelle pas 6e République ? Pourquoi alors une telle hostilité à ce terme ? Faut-il comprendre que cette Constituante aboutirait au contraire à un rejet « en bloc » à la fois de la forme, de l’idée, de l’histoire républicaines en tant que telles ? Cette analyse repoussant alors Sabado dans le camp de ceux qu’il critique à juste titre pour qui « bloc » il y a ? L’hésitation à ce propos est troublante.
La République, une référence obligée ?
Elle ouvre sur une deuxième question. Que reste t-il exactement de la référence républicaine dans ce pays ? Et, encore plus important, doit-on envisager le combat de classe et le combat politique dans ce cadre de référence ? Deux questions liées, mais pourtant bien différentes.
A la première question il faut sans conteste répondre que la référence est encore très active. Certes comme le dit mon camarade, « …depuis plus d’un siècle, la bourgeoisie a accaparé la République ». Sur le fond des faits réels, il a raison. Mais pas au point d’avoir déchiré la relation profonde, populaire, constitutive, entretenue avec la « Grande Révolution ». On a pu le voir en plusieurs occasions, dont la plus spectaculaire fut le bicentenaire en 1989. Où, malgré les multiples tentatives de démolition venus de l’historien Furet et des siens, ou encore les tentatives de récupération/étouffement sous les pompes du pouvoir mitterrandien, l’attachement profond à la rupture « d’en bas » évoquée à ce moment s’est manifesté spectaculairement. Mais au-delà les preuves sont partout. Jusque dans les quartiers populaires de Marseille… Lors de la toute récente « marche » de ces quartiers, dans les mots d’ordre retenus collectivement, tout comme dans le contenu des 23 propositions avancées, la référence à « la République » furent centrales. Sous la forme de la dénonciation du fait que la promesse du triptyque « liberté, égalité, fraternité » n’est pas tenue (et en particulier pour l’égalité), mais au nom explicite de celui-ci. Une République fantasmée, inutile de le souligner, mais dont l’horizon est toujours présent. Sur le mode, constant à gauche depuis deux siècles, du nécessaire « achèvement du travail ».
Doit-on en déduire que ce soit le cadre inévitable du combat actuel ? Il y a deux raisons pour répondre non à cette question. L’une, que développe à juste titre Sabado, est que la référence prise comme axe central, peut conduire à la position mortifère que « l’idée républicaine » s’élève au dessus des classes. Laquelle idée, sur le plan politique, unirait « les deux rives » comme le souhaitait Chevènement. Même si les luttes populaires y font le plus souvent référence, il ne s’en déduit nullement que nous puissions retenir, comme stratégie, « la République sans adjectif ». Autrement dit sans les contenus de classe opposés (la « sociale » contre l’impériale) qu’elle recouvre dans l’histoire et dans les faits. Il y a une autre raison à la réponse négative, plus liée elle aux mutations du monde. Il n’y a aucune possibilité qu’une issue sociale et démocratique puisse être trouvée dans le seul cadre national français, même supposément doté d’une République sociale. Il faut, tout en comprenant le fait que les luttes concrètes ont toujours d’abord le cadre national comme source, saisir que l’achèvement ne peut être qu’européen, en totalité ou en partie. Or là les références historiques françaises (même bien enracinées comme on l’a vu) sont d’une faible utilité. Chaque peuple rejoindra le même port, mais par des voies différentes. J’arrive donc aux mêmes conclusions que Sabado. Non la référence « républicaine » ne peut être le centre d’une stratégie de classe, même en France. Mais j’y arrive par des voies un peu différentes qui demandent à être discutées.
Quels contenus ?
Même si la question à venir est moins importante, l’appréciation que Sabado donne des contenus éventuels défendus dans une telle Constituante par le FG est sujette à discussion. Ceux défendus par la GA (et, très probablement, par le regroupement des organisations en cours dans le FG) seraient très proches en fait de ceux de Sabado lui-même (c’est moins certain pour le NPA dans son entier, qui d’ailleurs est en majorité défavorable à la Constituante). Le débat n’est donc pas là, mais avec ce que dit Sabado des documents du FG, voire séparément de ceux du PC et du PG. Dans d’autres textes, Sabado considérait que l’horizon du FG était une sorte de retour à la 4e République. Ça ne tenait pas la route, et l’argument a heureusement disparu. En fait, comme il l’indique lui-même, il y a de nombreux points communs dans les propositions, et encore il ne les reprend pas tous. Il trouve cependant une ambiguïté dangereuse dans le fait que le FG affirme que le rôle de la Présidence serait seulement « mis en discussion ». Laissant sourdre donc une crainte inverse à celle du retour à la 4e République, celle du maintien de la 5e. Non pas comme il le dit trop rapidement sur ceci que seraient en discussion « l’élection du président de la République au suffrage universel et le fait que tous les pouvoirs lui soient conférés », puisque la phrase qu’il cite lui-même du FG s’attaque justement à ces pouvoirs (la phrase exacte est « Les pouvoirs exorbitants du président de la République doivent être supprimés dans le cadre d’une redéfinition générale et d’une réduction de ses attributions »). Mais admettons la crainte. Tout de même, le rejet de l’élection directe du Président quoi qu’il en soit limiterait beaucoup cette crainte, non ? De plus, quand on lit dans la résolution adoptée par le PG à son congrès qu’il s’agit pour lui du « dépassement de la démocratie représentative », il y a matière à discuter positivement, là encore. Bien entendu il s’agirait dans tous les cas de discuter d’un système politique basé sur le suffrage universel, pas d’un système soviétique « pur » (si tant est qu’il ait jamais existé). Mais c’était le cas déjà dans les textes adoptés dans les dernières années de la LCR. Avec mon camarade au moins, le débat ne devrait pas porter là-dessus. Il en reste nombre d’autres, en particulier sur la liaison entre ce système institutionnel là et la dépossession du grand capital : comment pourrait-on envisager une démocratie « citoyenne » si la mise en valeur de la valeur continue à imposer sa logique ? Pas de démocratie véritable sans socialisme ; pour sûr. Sauf, on en est maintenant bien convaincu, que l’inverse est vrai aussi. Voilà qui fait aussi l’objet de débats de fond au FG, en gros autour de l’ampleur des ruptures directement anticapitalistes nécessaires et des moyens d’y parvenir. Autant alors discuter de ceci, sans aller chercher des désaccords par trop sollicités.
De la « révolution citoyenne »
Ceci est en lien aussi, sans doute, avec des formules qui demeurent trop rapides chez Sabado. Il prend comme synonyme « révolution par les urnes » et « révolution citoyenne » (il dit : « Cette conception ne peut que subordonner la « révolution citoyenne » ou « la révolution par les urnes » au respect des institutions de l’Etat des classes dominantes »). Pourquoi aurait-il fallu inventer une autre formule si les deux sont équivalentes ? La seconde, révolution par les urnes, est contradictoire dans les termes. Même si « les urnes » sont présentes dans un processus révolutionnaire à venir, il n’y a aucune révolution qui puisse s’y résumer. Mais la deuxième (« citoyenne ») est justement là pour tenir compte de cette critique. Certes on voit bien que les textes ne suffisent pas pour Sabado, que l’idée qu’il se fait a priori sur la stratégie « institutionnelle » de Jean-Luc Mélenchon n’a guère besoin à ses yeux de s’appuyer sur les écrits, que l’histoire passée (et en particulier la relation toujours revendiquée à Mitterrand) l’incite au recul, que les continuités revendiquées (par exemple quant au maintien de la force de frappe) font plus qu’interpeller, et que, quoi qu’il en soit, ce sont en définitive les actes qui importent. Mais tout de même pas au point de passer par-dessus des évolutions au moins rhétoriques parfaitement visibles.
Le terme de « révolution citoyenne », importé de pays où les conditions sont très différentes, ne règle rien par lui-même. Et, sorti de considérants généraux et un peu abstraits, son contenu reste à définir. Débat qui se confond avec celui pour l’élaboration d’une stratégie révolutionnaire concernant des pays comme les nôtres, aux conditions d’aujourd’hui. Mais on ne peut pas ne pas tenir compte de ces considérants, même généraux. Le nouveau « document stratégique » adopté par le FG dit ainsi : « Pour nous, la question clé de toute transformation de la société reste celle du renforcement du mouvement populaire et des mobilisations citoyennes, au plan national comme européen. ». Pas très « révolution par les urnes » quand même. La Plateforme d’orientation politique adoptée par le PG en mars 2013 indique de son côté : « C’est donc une stratégie de révolution citoyenne visant l’implication populaire pour prendre le pouvoir des mains de l’oligarchie financière et, dans un même mouvement le transformer »…« La bifurcation qu’il faut opérer avec le modèle de développement actuel implique un changement des normes dominantes de la société, une transformation des rapports de propriété, une refondation des institutions visant l’exercice effectif de la souveraineté par le peuple. Il s’agit donc d’une révolution. L’adhésion consciente et l’implication active du peuple sont ses moteurs. Nous appelons citoyenne cette révolution actée par les urnes qui se nourrit de la confrontation électorale, des mobilisations de la société et du débat démocratique ». Toutes choses égales par ailleurs, ceci n’est pas très loin des déclarations du défunt PSU que nul n’aurait songé, même au plus fort du gauchisme, à résumer « aux urnes ».
De l’Etat
Une dernière question, certainement la plus importante théoriquement, même si elle a une autonomie évidente avec ce qui est discuté ici, mais que Sabado développe largement, c’est celle de l’Etat. Il affirme : « La République, comme forme politique, n’est jamais neutre. Elle est intrinsèquement liée à l’Etat, et à la classe qui domine cet Etat ». Oui. C’est d’ailleurs même le cas pour… les Républiques soviétiques. Comment alors affirmer : « Il n’y a pas de continuité entre République et socialisme : entre les deux, il y a des cassures, des discontinuités, en particulier dans la destruction de la vieille machine d’Etat ». Il y aurait donc des cassures entre le R et le premier S de URSS ? Pourquoi faut-il, qu’abordant cette question il en revienne à la proposition qu’il a critiquée tout du long comme quoi la forme même de la République serait liée à la domination bourgeoise ? Glissement de plume très probablement, ce qu’il veut dire étant qu’on ne peut passer sans rupture de cette République là (la française, de maintenant) au socialisme. Ce qui d’ailleurs ne fait l’objet d’un désaccord de personne, même pour les promoteurs de la « révolution citoyenne », laquelle, comme on l’a vu ci-dessus, va de pair à la fois avec la mobilisation populaire et la révolution des institutions (Constituante). Et, vu l’ampleur des changements évoqués, il va tout autant de soi que ça ne peut pas survenir « à froid », mais dans la chaleur de crises et de mobilisations sociales.
Plus profondément maintenant, Sabado critique Jaurès qui affirmait : « L’Etat n’exprime pas une classe, mais le rapport des classes, je veux dire le rapport de forces ». Il lui rétorque : « La République, comme forme politique et étatique construite depuis plus d’un siècle en France n’est pas une forme politique indifférenciée qui se remplirait d’un contenu social donné, bourgeois ou prolétarien, selon les rapports de forces. L’Etat est au service des classes dominantes ». Un résumé saisissant, mais qui mélange deux nivaux de débat. A discuter tous les deux. Certes l’Etat est au final au service d’une classe dominante. Et Jaurès, en éliminant cette donnée fondamentale, s’en tient au réformisme (réformisme radical dans son cas) pour qui la même machine d’Etat peut servir aux deux classes fondamentales en lutte. Mais c’est au final. Et oui, l’Etat, même bourgeois, est un terrain de la lutte des classes, qui donc « se remplit » plutôt d’un côté ou plutôt de l’autre. Prenons le cas de l’appareil d’Etat qu’est l’école. Dira-t-on sérieusement qu’aucun enjeu de classe ne s’y joue, même maintenant, au quotidien ? Est-ce parce que nous sommes là loin du « cœur » de l’appareil d’Etat ? Nullement ! Même la justice, et même la police sont un enjeu constant du combat de classe. Dans une formule ramassée, on pourrait dire que dans une société non démocratique, aux mains de la classe dominante, aucune instance d’Etat ne peut être pleinement démocratique, et qu’il faut un autre Etat. Mais il y a des degrés dans la non-démocratie, et, incontestablement, il y a là un enjeu et un espace de la lutte des classes. Je me permets de reprendre ici une note d’un texte proposé au débat du rassemblement en cours au sein du FG, intitulé « Les questions d’organisation sont des questions politiques ». Voilà ce que dit cette note.
« On vient de ré-éditer L’État, le pouvoir, le socialisme de Nicos Poulantzas, aux « Prairies Ordinaires », avec une préface de Razmig Keucheyan. Voir aussi le classique Pouvoir politique et classes sociales de l’état capitaliste. Poulantzas y défend une position « eurocommuniste de gauche » qui s’est révélée être une impasse (à mes yeux), mais ses théorisations globales restent stimulantes. On peut surtout se référer à l’importante production de Gramsci et aux exégèses gramsciennes sur la question. Pour Gramsci, il faut refuser l’idée d’espaces organiquement séparés entre la « société civile » et la « société politique » (Poulantzas se trompait sur l’interprétation de Gramsci quant à ce point précis). C’est le concept fondamental qu’il avance « d’Etat intégral ». Pour lui « l’Etat est l’ensemble des activités pratiques et théoriques grâce auxquelles la classe dirigeante non seulement justifie et maintient sa domination mais réussit à obtenir le consensus actif des gouvernés ». Et « Il entre dans la notion générale d’Etat des éléments qu’il faut rattacher à la notion de société civile (en ce sens, pourrait-on dire, Etat = société politique + société civile, c’est-à-dire une hégémonie cuirassée de coercition) ». Contre lequel le prolétariat doit bâtir une « contre hégémonie ». Mais il convient de comprendre que ce sont pour lui deux instances différentes (société civile et société politique). Une vision dialectique donc : des instances à la fois distinctes et pourtant constitutivement liées. Même si pour lui, « en dernière instance » la sauvegarde de l’hégémonie repose sur le monopole de la violence légitime dans les mains de l’appareil d’Etat au sens restreint. En tout état de cause, cet Etat, défini en ce sens, est bien le lieu d’organisation de l’hégémonie dominante. »
Je ne sais vraiment pas si mon camarade partage ou non le contenu de cette note. Si ce n’est pas le cas, il faut approfondir la nature des divergences sur un sujet d’une telle importance. Si c’est le cas, pour le moins, ses formules sont hâtives. Puisqu’alors il va de soi qu’il faut combiner d’un côté les luttes dans l’Etat (qui plus est s’il est « intégral » comme le dit Gramsci), de l’autre la construction d’une contre-hégémonie. Et, au final, imposer un autre Etat par une révolution. Dans tous les cas, ceci dépasse largement la question des rapports à « la République », qui n’en sont qu’un aspect. Et ouvre pour le coup une discussion bien plus fondamentale encore
Samy Johsua