A l’association Action des citoyens pour le désarmement nucléaire, Jean-Luc Mélenchon répondait lors de sa campagne présidentielle : « cette conception des relations internationales fondées sur les Etats-Nation impose de conforter la puissance de la France (…) Je ne peux m’engager à ne jamais utiliser d’arme nucléaire contre quel-que peuple que ce soit ». Bien de ses discours sont si caricaturaux qu’ils incitent à penser que c’est l’individu qui est en cause. Mais l’individu est rarement le fruit du hasard, il est l’incarnation de forces ou d’idées plus profondes qui le dépassent.
Et Mélenchon est bien cela. Son parcours particulier, du lambertisme [1] au Parti socialiste en passant par la franc-maçonnerie, l’a conduit à reconstruire et à incarner une vision particulière dans le mouvement ouvrier : reprenant à son compte ce que Pierre Bourdieu appelait « l’impérialisme de l’universel » pour désigner la tentation d’imposer une vision particulière comme universelle, il invente un intérêt et un destin communs à la Nation pour mieux y dissoudre les classes sociales et glorifier la France.
Cette vision issue de l’idéologie républicaine, qui a contribué à la dimension colonialiste de la gauche française et du mouvement ouvrier [2], avait été atténuée par la force d’entraînement de la Révolution russe, par les luttes anticoloniales et par Mai 68. Mais à la faveur de la crise économique, qui aiguise la concurrence entre puissances, et de la crise profonde du Parti communiste, elle a fait son retour au sein de la gauche française.
La République de Jules Ferry
Revenant sur les déclarations de Mélenchon à propos de l’arme nucléaire, Pierre Rousset y voit la « responsabilité de prétendant à la magistrature suprême », la volonté de rassurer électeurs nationalistes et grands patrons.
Mais son discours prononcé au moment de l’adoption du Traité de Maastricht en 1992 donne une dimension supplémentaire : « Demain, avec la monnaie unique, cette monnaie unique de premier vendeur, premier acheteur, premier producteur, représentant la première masse monétaire du monde, l’Europe sera aussi porteuse de civilisation, de culture, de réseaux de solidarité, comme aujourd’hui le dollar porte la violence dans les rapports simples et brutaux qu’entretiennent les Etats-Unis d’Amérique avec le reste du monde. »
A cela s’ajoute la défense pendant la campagne présidentielle du Rafale, l’« avion extraordinaire » de son ami Serge Dassault, et l’idée que « nous les Français, nous ne menaçons personne ni n’agressons personne ». Il ne s’agit plus d’être « responsable » ou admirateur de technologie, mais d’une conviction profonde que l’impérialisme se situe uniquement aux Etats-Unis, oubliant les interventions de la France en Afghanistan et en Afrique.
Face au choix de Hollande de réduire le budget de l’armée, il « refuse cette liquidation de l’argument militaire de la France. Loin de l’atlantisme et de l’austérité, la France doit construire une défense souveraine et altermondialiste. » Ainsi se trouve défendue l’idée qu’une intervention française à l’étranger ne relèverait pas de l’impérialisme, la France étant supposée défendre le progrès dans les rapports internationaux.
Il s’agit du vieux discours qui a permis, y compris à gauche, de justifier la colonisation. Rappelons les mots de Jules Ferry : « une marine comme la nôtre ne peut se passer, sur la surface des mers, d’abris solides, de défenses, de centres de ravitaillement ». Et encore : « Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je dis qu’il y a pour elles un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. » Le discours actuel est moins brutal, mais on y retrouve les mêmes supports.
Ce n’est donc pas par hasard que le Front de gauche ne s’oppose pas à la guerre au Mali et que Mélenchon a déclaré que la « décider alors que les intérêts fondamentaux de la France ne sont pas en cause, selon le chef de l’État lui-même et alors que les troupes africaines sont engagées, est discutable ». Ainsi, ce n’est pas en invoquant la liberté des Maliens que cette intervention est discutée, mais en fonction des intérêts de l’impérialisme français.
L’autre facette de cette conception vis-à-vis de l’extérieur est un discours intérieur appuyé sur la même idée selon laquelle les valeurs universelles portées par la France seraient au-dessus des revendications nationales, des communautés opprimées ou de la jeunesse révoltée. Mélenchon déclare ainsi : « Cent fois j’ai entendu par exemple qu’il ne fallait pas se préoccuper des différences ethniques affichés du moment que tous soutiennent les mêmes revendications. Or, précisément, on ne présente pas longtemps les mêmes revendications dans ces conditions là » [3]. Quant au programme du Front de gauche, L’humain d’abord, il réclame dans son chapitre « Sécurité, une affaire de solidarité nationale » des créations de postes dans la police, spécialement dans les quartiers populaires…
Comme l’indique Pierre Rousset, « le grand perdant est l’internationalisme », qui proclame que les peuples, à partir de leurs différences, sont à même de construire une solution globale. Mélenchon et le PG nous ramènent à la social-démocratie du début du siècle, à propos de laquelle Trotsky indiquait : « Il ne faut pas oublier que le social-patriotisme, à côté d’un réformisme vulgaire, contient un messianisme national-révolutionnaire qui regarde son propre pays – à cause de son industrie ou de ses formes démocratiques ou de ses conquêtes révolutionnaires – comme le seul appelé à guider l’humanité vers le socialisme ou la démocratie. » [4]
La République universelle contre les classes sociales
A cette vision « nationaliste » correspond aussi une conception stratégique. Les conflits sociaux y sont réduits et remplacés par une bataille entre les idées, une bataille démocratique qui met au second plan un élément fondamental : parce que la classe dominante possède non seulement les moyens de production et d’échange, mais également les moyens d’information et de communication, à travers lesquels elle peut exercer une domination idéologique, elle part dans la bataille avec un atout incomparable.
Si la République de Mélenchon incarne encore un idéal de « libération matérielle, intellectuelle et philosophique », les batailles entre les classes sociales y sont inexistantes. La « révolution par les urnes » du PG ne s’appuie pas sur les luttes des classes dominées mais sur une idéalisation de la démocratie bourgeoisie : « Pour notre part, Parti de gauche, nous rejetons tout autre moyen que celui de la démocratie. S’il faut une révolution, cela doit être une révolution par les urnes. C’est une leçon du siècle passé. Et même du siècle qui commence, comme le montre la révolution démocratique qui traverse l’Amérique latine. Alors inspirons-nous de la stratégie d’Evo Morales, qui demande à son peuple de voter, voter et voter encore, pas des foyers de guérilla de Che Guevara ! » [5]
Par là-même, le Parti de gauche oublie que, lorsque les intérêts capitalistes sont menacés, la classe dominante utilise l’appareil répressif d’Etat. La bataille démocratique se joue donc non seulement sur un terrain miné idéologiquement, mais dans certaines situations sous la menace des armes. Elle est totalement en défaveur des classes exploitées.
C’est d’ailleurs ce que montre, depuis des années, les campagnes massives de la bourgeoisie et de l’impérialisme au Venezuela contre Chavez, qui n’a pu tenir qu’en s’appuyant sur l’immense manne pétrolière et sur l’adhésion massive de l’armée. Mélenchon fait aussi mine d’oublier qu’en Bolivie comme au Venezuela, l’absence de renversement de l’Etat bourgeois, malgré le soutien populaire à Morales ou à Chavez, menace en permanence les conquêtes sociales.
La conception qui conduit à cette « révolution par les urnes » est aussi une négation du rôle des classes sociales et de leurs luttes, dissoutes dans de soi-disant intérêts communs à l’ensemble de la Nation. Mélenchon parle ainsi dans le texte « Comment peut-on être français » de la « Patrie une et indivisible comme la communauté légale dont nous sommes tous les citoyens producteurs à égalité de droits. »
L’héritier ébloui de la Révolution française
Dès 2005, au Colloque du centenaire du Parti socialiste, il déclare : « L’universalisme révolutionnaire et jacobin suppose que la classe se dépasse. Dans cette approche, il ne suffit donc pas qu’il y ait une classe sociale à vocation dominante, il faut aussi qu’elle soit capable de proposer à l’ensemble de la société des valeurs qui puissent la rassembler dans une perspective collective et individuelle de progrès ». La classe des travailleurs aurait donc pour objectif principal de proposer des valeurs, des idées, aux autres classes.
Il enchaîne : « Autrefois, nous socialistes, disions : “tu n’es pas qu’un paysan, tu n’es pas qu’un ouvrier, tu n’es pas la propriété de l’autre ou un morceau d’un grand tout, tu es une personne, c’est cela qui compte à nos yeux” et nous proposions les moyens de parvenir à la libération, matérielle, intellectuelle et philosophique ». C’est l’individu qui compte dans la lutte politique, pas les classes.
Puis, « ainsi, de cette façon encore nous constatons que la bataille socialiste du XXIe siècle est culturelle autant que sociale. Disons même : cela ne peut être une bataille sociale que parce qu’elle est culturelle. » La dimension culturelle tient une place importante dans le combat pour une autre société et l’émancipation humaine. Mais la réponse de Mélenchon inverse le problème : la culture est un outil au service de la domination de classe, elle est un support idéologique à son maintien, pas son socle fondamental. Les points décisifs de la lutte des classes sont la propriété et l’Etat.
La conception de Mélenchon sur la République et l’universalisme est liée sa conception de la Révolution française. Lorsque Mélenchon commémore les 220 ans de la République [6], son discours est centré sur une évocation exaltée de la bataille de Valmy, aux cris répétés de « Vive la Nation ». Il y évoque la « République une et indivisible », au sein de laquelle « la loi s’impose à tous qu’il soit puissant ou misérable », niant ainsi que les différences sociales exigent justement une politique particulière. Pour lui, « La République française n’est pas occidentale, elle est aussi universaliste que l’étaient ses premières troupes et qu’elle le reste alors qu’elle est présente dans tous les océans du monde et que sa plus longue frontière extérieure, par la Guyane, est avec le Brésil ». Sa République reprend à son compte la colonisation, dont la Guyane est un des derniers vestiges, et exalte l’expansion de la France.
Daniel Bensaïd écrivait : « La Terreur (…) se nourrit des représentations hétérophobes d’un corps social censé être homogène et débarrassé de ses parasites : le peuple, la nation, l’État, ce serait tout un. Le conflit ne pourrait plus venir alors que du complot étranger ou de la trahison domestique (…) Toute dissidence devient suspecte, tout ce qui pourrait donner consistance à une société encore gélatineuse est une “faction” attentatoire à l’unité organique de la nation. »
Une vision qui entre en résonnance avec le discours de Marie-Pierre Vieu (« “Messieurs, chacun ici sait combien l’heure est grave”, haranguait Danton appelant à la mobilisation de tous pour ne rien céder face à l’ennemi qui vient remettre en cause la nation et la révolution. “Quand la patrie est en danger/ Tout appartient à la patrie !” » [7]), sous-titré un peu plus loin « La République est en danger ».
Pour le Front de gauche, de Mélenchon à Marie-Pierre Vieu, la République et la Révolution française effacent la lutte des classes au profit de la Nation. Les classes exploitées ne sont pas pour eux des leviers pour transformer le monde mais des viviers d’idées et d’individus. La Révolution n’est pas une lutte pour le pouvoir, il n’y a pas d’émancipation des classes populaires, mais des foules admirant des idées ou soutenant des sauveurs suprêmes.
Le sauveur suprême
Le reste en découle. La VIe République est un lifting, un replâtrage de surface. Le programme L’humain d’abord exige une « implication populaire permanente » qui se résume à des référendums et des « budgets participatifs ». On gagnerait tout de même une proportionnelle intégrale à l’Assemblée nationale. Dans les entreprises, « l’avis favorable des représentants du personnel ou des comités d’entreprise sera obligatoire pour toutes les décisions stratégiques. Nous instaurerons un droit de veto suspensif sur les licenciements et l’obligation d’examiner les contre-propositions présentées par les syndicats ». Autrement dit, il n’y pas d’encouragement à la participation des salariés de base, mais toujours des délégations de pouvoir, et encore moins de propriété des salariés sur leur outil de travail. L’interdiction des licenciements n’est pas non plus proposée mais… la possibilité pour les syndicats de proposer leurs propres repreneurs. Quand à la présidence de la République, elle ne serait même pas supprimée mais seulement ses « pouvoirs exorbitants »…
Dans un autre domaine, le PG reprend largement à son compte la séparation des tâches entre partis et syndicats. Ainsi, pendant le mouvement sur les retraites de 2012, au lieu d’appeler à étendre le mouvement et à la grève générale, il proposait un « référendum ». Mélenchon refuse de critiquer la politique des directions syndicales non seulement parce qu’il cherche à se lier aux couches bureaucratiques de la CGT ou de la FSU, mais aussi parce qu’il considère que les syndicats doivent défendre une catégorie sociale tandis que les partis seraient les garants d’un soi-disant intérêt général.
Enfin, puisque les classes s’effacent devant les idées, puisque les idées sont incarnées par des hommes capables de représenter l’intérêt général, puisque le pouvoir doit être délégué, il est logique que ce personnage de sauveur suprême s’incarne autour d’un personnage, Mélenchon lui-même.
Notre conception est à peu près inverse : aux sirènes nationalistes nous opposons la solidarité et la lutte commune entre tous les exploités, à l’effacement des classes sociales nous opposons la reconstruction de la conscience de classe par les mobilisations, au replâtrage du système et à l’individualisation du pouvoir nous opposons l’émancipation humaine, le contrôle par tous sur la marche de la société.
Antoine Larrache