Comment définir Hummocks, cette fresque circumpolaire ? Plus que des mémoires, c’est une vie en avant. L’ouvrage tient parfois de l’essai, sur l’argent par exemple, et retrace ma rencontre avec des sociétés « anarcho-communalistes », égalitaristes, en crise avec l’arrivée des industriels, des gouvernants et, avant eux, de missionnaires porteurs d’un message de terreur bien éloigné des Béatitudes, et d’une école de conception coloniale (qu’elle soit d’origine canadienne, russe, américaine ou danoise) incapable de préparer les élites autochtones au passage à l’autonomie. M’adressant ici aux lecteurs de « Rouge », je pense m’attacher à mon expérience russe. Je précise que je ne suis pas communiste, je ne l’ai jamais été et j’ai toujours été antistalinien.
J’ai été interdit de séjour en Sibérie du Nord pendant 30 ans, malgré un premier contact prometteur. Je suis nommé par Fernand Braudel, en 1957, à la seule chaire polaire de nos universités françaises ; je crée le Centre d’études arctiques. Les Soviétiques sont de bons lecteurs du Journal officiel. En 1959, leur Institut arctique et antarctique m’invite, souhaitant développer avec la France une collaboration scientifique d’ampleur. C’est une chance exceptionnelle, la possibilité de prendre place, avant les Américains ou tout autre, dans un espace essentiel du pôle, un berceau de l’histoire très mal connu. Mais au moment de conclure, le politburo répond non, à la surprise de mes collègues soviétiques. Le directeur adjoint de l’Institut de Leningrad vient à Paris, espérant rencontrer notre ministre et régler ce problème. Mais, pour Braudel ou moi, rencontrer un ministre en France relève de l’impensable ! On nous renvoie aux services de notre ambassade, pour qui les minorités du Nord sont le cadet des soucis. Tout est arrêté, torpillé par Paris.
Nos deux centres de recherche continuent à collaborer, mais il faut attendre 40 ans, Gorbatchev et la perestroïka, pour rebondir. En 1990, on me propose de participer au nouveau Fonds de la culture au titre de la politique des peuples de l’Arctique. Je dirige une expédition scientifique en Sibérie, sous surveillance constante du KGB bien entendu. Je suis invité à présenter mes conclusions devant l’Ecole du parti de Leningrad, la plus prestigieuse. Mon discours est long ; il s’attache exclusivement à la politique du parti vis-à-vis des minorités arctiques, un cas spécifique fort peu connu.
L’Union soviétique a, au début, une politique originale, positive, impulsée par une personnalité exceptionnelle, Vladimir Bogoraz, un bolchevik d’origine juive ayant été déporté sous le tsar en Sibérie. Il a créé en 1924 un Comité du Nord qui enquête avant d’agir (ce qui est rare) et constate que ces peuples, bien que très arriérés du point de vue technique, possèdent leur originalité et sont à un moment différent de l’histoire. Soit on les assimile brutalement, soit on favorise un développement endogène, très lent, en intervenant au minimum : alphabétisation prudente, création d’une école d’instituteurs Cela a été le début d’une grande politique.
Arrive Staline (et avec Brejnev, ce sera pire). Sous prétexte de donner le pouvoir aux pauvres, il faut s’attaquer aux « riches » - or, ici, les « riches », ce sont les chasseurs efficaces. On fusille, on déporte le chaman, ce panthéiste illuminé. Plus rien ne fonctionne. Je peux constater le résultat. Les autochtones n’occupent pas les postes de commande. La langue russe est utilisée à l’école contrairement aux directives du Comité du Nord et de Lénine même, qui dénonçait le chauvinisme grand-russe. Je le rappelle devant l’Ecole du parti. J’ajoute, glaçant l’atmosphère, que Lénine s’est peut-être lui aussi trompé. En persécutant les chamans au nom du combat contre l’ignorance, on a brisé la colonne vertébrale des sociétés. Mes propos iconoclastes ne m’ont pas empêché d’être nommé directeur de la nouvelle école des cadres des peuples du Nord. Les Russes respectent les hommes de science.
Certes, l’anarcho-communalisme qui caractérise la vie de ces peuples s’est parfois détérioré sous l’effet de crises sociales, de changements climatiques, de famines ; l’égalitarisme est en péril. Mais ces peuples ont une pensée cognitive façonnée par l’environnement. Ils sont extrêmement intelligents, mais différents. Ils ne pensent pas rationnellement, mais sensoriellement. Le chamanisme absorbe ces grandes forces telluriques qui agissent sur leurs cinq sens aigus - que nous ne pouvons pas percevoir. Comme on ne peut pas comprendre par une simple analyse sémantique la poésie d’un vers de Rimbaud. Le PC a plaqué sur ces sociétés une doctrine universelle de développement, matérialiste, athée. En contradiction avec les principes du développement endogène, respectueux de la population, préconisés par le Comité du Nord.
Au fond, le problème n’est pas spécifiquement soviétique. Le plus haut lieu du chamanisme se trouve dans l’île de Yttigran. Avec ses os de baleines, il est aussi évident que Carnac. Pourtant, il n’a été découvert qu’en 1976, alors que de grandes expéditions russes et internationales (américaine, britannique) ont visité cette région à l’époque des tsars. Personne n’a rien vu. Quand l’il n’est pas armé pour voir, on ne découvre pas. Cette cécité n’est pas propre au matérialisme dialectique, elle révèle le retard général de la pensée occidentale vis-à-vis des peuples premiers. N’en a-t-il pas été de même dans notre empire colonial français ? L’ambition de la collection « Terre humaine » est précisément de faire comprendre que les peuples ont des destins égaux.
Aujourd’hui encore, la situation est mauvaise de l’Alaska à la Sibérie. C’est une illusion de croire que les autonomies, auxquelles j’ai largement contribué, sont positives. L’arrivée massive de travailleurs blancs contribue à déposséder les autochtones de leur pouvoir sur leurs territoires. Il faut inventer un droit nouveau que j’appelle la démocratie partagée, la souveraineté partagée.
Note
1. Plon, « Terre humaine », 2 vol., 1300pages, 400 F sous coffret jusqu’en février 2000 ; 500 F après.