A un mois de l’ouverture des négociations de Seattle, l’ordre du jour de l’Assemblée nationale a été modifié pour accommoder un débat sur l’Organisation mondiale du commerce ; mais sans vote. Il en va de même au niveau européen, décisif puisque c’est l’UE qui sera représentée en tant que telle au « cycle du millénaire ». Le conseil des ministres a fixé le mandat de sa représentation le 22 octobre. L’Italien Romano Prodi (président de la Commission) et le Français Paul Lamy (commissaire chargé du commerce) se sont envolés pour rencontrer Bill Clinton à Washington, sans plus se soucier d’éventuelles empoignades parlementaires. Et nos gouvernants discourent sur la « démocratie », la « transparence » retrouvée !
Décidément, l’exigence démocratique ne s’imposera que par la mobilisation, dont les prochaines échéances en France se précisent. A l’initiative d’Attac, de la CCCOMC [1] et de la Confédération paysanne, une importante manifestation nationale est préparée pour le samedi 27 novembre, à la veille de l’ouverture des négociations de l’OMC. Sous le titre « Le monde n’est pas une marchandise », l’appel souligne à quel point « depuis sa création, l’OMC échappe à tout contrôle démocratique ; elle ne dispose d’aucune légitimité élective pour décider en lieu et place de peuples, de nations et d’Etats. [...] Elle milite pour accroître la libéralisation des échanges et généraliser la financiarisation et la déréglementation sociale. Le sommet de Seattle vise à accélérer ces processus et à les rendre irréversibles [...]. Il faut empêcher cette course à la marchandisation du monde. A la mondialisation financière, nous opposons une autre conception des échanges internationaux, basée sur la solidarité, la coopération, un commerce équitable. Contre le dumping social, nous choisissons un développement durable, centré sur le respect du travail, sauvegardant l’emploi, les droits sociaux et démocratiques pour tous les peuples. »
En campagne
Au-delà de l’échéance clef du 27 novembre, trois appels ont été lancés qui, quant au contenu, convergent pour l’essentiel.
1. La « Déclaration des membres de la société civile internationale s’opposant aux négociations de commerce du cycle du millénaire » a été initiée sur le plan international par des organisations associatives et non-gouvernementales (mais aussi des partis et syndicats). Elle compte quelque 1200 signataires de 87 pays : « Nous nous opposons à toutes négociations allant dans le sens d’une plus grande libéralisation, spécialement celles qui visent à introduire de nouveaux secteurs sous la tutelle de l’OMC, tels que l’investissement, la concurrence et les marchés publics. [...] Nous appelons à un moratoire sur toutes les négociations qui étendent la portée et le pouvoir de l’OMC. Au cours de ce moratoire, une révision et une évaluation complètes et approfondies des accords existants doivent être menées. »
2. En France, la CCCOMC est à l’initiative d’un appel d’organisations qui souligne le rôle de l’OMC dans la concentration des ressources mondiales entre les mains d’une minorité, réclame le moratoire et s’engage « avec les mouvements de nombreux pays à reprendre l’offensive » face à ce « nouvel ordre économique » qui intensifie le libre-échange « alors que se multiplient les entraves à la liberté de circulation et d’installation des personnes et les discriminations de toutes sortes, notamment à l’encontre des femmes ».
3. Enfin, intitulé « Halte à l’internationale du capital », un appel de personnalités vient d’être publié (Libération, 24 octobre) : « L’internationale du capital triomphe. Celle des êtres humains aspire à naître. Chaque jour davantage, le marché prend le contrôle de la vie. Il organise le travail, fixe les salaires, déplace les usines, décide de ce que l’on boit, respire ou mange. Il rogne des progrès sociaux, élimine les différences, détruit les services publics, anéantit la démocratie et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. » Il veut imposer le moratoire, un audit général sur les conséquences de la mondialisation, une réunion d’états généraux planétaires « où seront confrontés les points de vue des citoyens, des travailleurs, des entreprises, des syndicats, des associations, des ONG, des élus ».
Ces trois appels sont de nature différente (international ou national, signés par des organisations ou des personnalités, balayant de fait un champ politique plus ou moins large). Mais, dans leur contenu, ils participent tous trois d’une même démarche d’ensemble, d’une critique radicale de l’ordre néolibéral : ne pas accepter le fait accompli de l’OMC et imposer un moratoire sur toutes négociations visant à lui donner plus de pouvoir encore ; subordonner la loi marchande qu’elle incarne à la démocratie citoyenne, à l’exigence sociale, environnementale et solidaire, au combat contre les inégalités ; réaffirmer le primat du politique sur l’économique. Ils sont, à ce titre, complémentaires.
Battre le fer
Le fer est chaud, c’est le moment de le battre encore. On aurait pu craindre que le succès de la Coordination contre l’AMI et du lancement d’Attac ne soit que passager, suscité par l’acuité de la crise financière de 1997-1998. On voit que tel n’est pas le cas. La conjoncture économique est plutôt favorable et le combat contre la mondialisation néolibérale ne cesse de s’élargir, de se diversifier. Il reflète une prise de conscience profonde sur les enjeux (l’insécurité sociale généralisée que le libéralisme veut imposer), une volonté durable de résistance.
Les actions se multiplient, comme celle menée le 15 octobre par la CCCOMC contre le siège de multinationales françaises : Vivendi, Total-Elf (voir Rouge, 21 octobre). De très nombreuses réunions locales se tiennent. Les assises d’Attac ont été un succès et ont fait de la campagne sur l’OMC l’une de leurs échéances majeures, alors que 110 000 signatures de la pétition pour une taxation des transactions financières ont été remises à l’Assemblée nationale. Des communes décident d’adhérer à Attac, quitte à engager, comme Aixe-sur-Vienne, un bras de fer avec le préfet qui prétend leur dénier ce droit.
Côté gauche gouvernementale, les Verts, le PCF, le MDC et un certain nombre de socialistes se sont engagés tant pour la « taxe Tobin » que contre les pouvoirs discrétionnaires dont est dotée l’OMC. Mais le gouvernement et le Premier ministre ne modifient pas pour autant leur cap social-libéral. L’amendement parlementaire proposant une taxation minimale (mais unilatérale) d’opérations de change a été repoussé sans ambages par une majorité de députés PS. Rencontrant les organisations agricoles, Jospin a montré à quel point il préférait s’afficher avec la FNSEA majoritaire plutôt qu’avec le sulfureux José Bové de la Confédération paysanne. C’est dire qu’il compte défendre à Seattle les intérêts de l’agro-industrie d’exportation française (à savoir notre impérialisme agroalimentaire) et non pas le droit de tous les peuples du monde à la sécurité et à l’indépendance alimentaires. N’a-t-il pas déclaré : « l’attitude qui consisterait à être hostile à l’OMC serait un contresens par rapport à la défense de nos intérêts »(Le Monde, 23 octobre),une position reprise par le groupe socialiste lors du débat parlementaire du 26 octobre.
La manifestation du 27 novembre doit être l’occasion d’affirmer une autre politique. Internationaliste et solidaire.
Note
1. Attac : Association pour la taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens. CCCOMC : Coordination pour le contrôle citoyen de l’Organisation mondiale du commerce.
Encarts
Les assises d’Attac
Près de 2 000 personnes ont participé, les 23 et 24 octobre, aux premières assises nationales d’Attac, à La Ciotat, dans une atmosphère sereine et engagée. Fondée en juin 1998, Attac compte aujourd’hui plus de 13 000 membres et quelque 120 comités locaux. Les assises furent l’occasion de faire collectivement le point, après une surprenante expansion multiforme, et d’ajuster le fonctionnement de l’association. Composé à l’origine des seuls « membres fondateurs » (syndicats, associations, rédactions, etc., qui ont constitué Attac), le conseil d’administration intègre dorénavant des représentants des comités locaux (pour 40% des sièges). Par ailleurs, Bernard Cassen a été réélu président d’Attac, Susan George devenant vice-présidente. Pierre Khalfa de SUD-PTT (US-Groupe des dix) est entré au bureau national, Pierre Tartakowsky (CGT) devenant secrétaire général.
Havres financiers, fonds de pensions, OGM et agroalimentaire, dette du tiers monde... Attac participe sur plus d’un terrain aux mouvements de résistance à la « dictature des marchés financiers ». Les assises se sont attachées à préciser les perspectives de campagnes avec, en particulier, l’élargissement européen du combat pour la taxation des transactions financières et la mobilisation internationale sur l’OMC.
A notre avis
Pour une convergence internationaliste
La France est devenue l’un des pays où l’opposition à la mondialisation néolibérale et, en particulier, à la politique de l’OMC prend véritablement de l’ampleur. Un combat amorcé au début des années 1990 entre dans une phase nouvelle. L’élargissement de la mobilisation au sein du mouvement syndical et associatif, démocratique et citoyen, ou parmi les forces politiques de gauche, est bienvenu, indispensable même. En effet, il ne s’agit pas tant de témoigner que de renforcer le front de résistance au néolibéralisme et de gagner effectivement des batailles dans les années qui viennent, comme ce fut hier le cas quand l’OCDE a dû renoncer à l’accord multilatéral sur l’investissement (AMI).
Lors du débat à l’Assemblée nationale, le 26 octobre, les « souverainistes » ont donné de la voix, Charles Pasqua appelant au boycott et au report de la négociation de Seattle. Au repli nationaliste et à la défense des intérêts particuliers de l’impérialisme français (ou européen), il faut opposer une nouvelle convergence internationaliste, solidaire. Une convergence qui s’est récemment manifestée lors des rencontres de Saint-Denis organisées en juin dernier à l’initiative d’Attac, et qui se manifeste à nouveau dans la campagne du moratoire, contre le « cycle du millénaire ».
Le combat contre la dictature des marchés et l’ordre néolibéral s’affirme aujourd’hui dans de nombreux pays, en Amérique du Nord, en Amérique latine, en Asie De continent en continent, il se confronte aux mêmes institutions mondiales. Il s’enracine dans le mouvement social et syndical. Il crée ainsi des conditions favorables à un véritable renouveau internationaliste. Voilà bien une chance qu’il nous faut savoir saisir.