Fatma Ramadan
Le moment de l’arrivée au pouvoir de Mohamed Morsi et des Frères musulmans était confus. Celui de leur chute est encore plus confus, ambigu et sanguinaire. Des millions d’Egyptiens sont descendus dans la rue le 30 juin 2013 avec la ferme intention de faire tomber Morsi. Ce jour-là, les slogans et les discussions ont fait le lien entre, d’une part, leurs conditions de vie, le manque de sécurité et de liberté et, d’autre part, le pouvoir de Morsi et des Frères. C’est ce que résume de slogan génial : « Plus d’eau, plus d’électricité ? A ton tour Morsi de dégager ! »
La manifestation de plusieurs millions d’Egyptiens et les événements des jours suivants contiennent du bon et du mauvais.
Il est bon de voir des millions de personnes descendre à nouveau dans la rue malgré tout ce qui s’est passé au cours des deux ans et demi écoulés, malgré l’absence de réalisation des espoirs que le peuple mettait dans la révolution ; l’espoir d’une vie digne, le droit aux soins, à l’éducation et autres droits dont il a été privé sous Moubarak et dont il est toujours privé à ce jour.
Il est bon que le peuple démasque les courants islamistes réactionnaires après les avoir vus pendant des décennies comme les principaux opposants à la dictature de Moubarak. Après seulement un an de pouvoir, les gens ont découvert que ces islamistes marchaient dans les pas de Moubarak, qu’ils prenaient parti pour les riches contre les pauvres, pour les patrons contre les travailleurs, qu’ils prenaient même parti contre les paysans. C’est ainsi qu’après avoir donné au nouveau pouvoir toutes les chances de satisfaire ses revendications et après avoir attendu en vain pendant plusieurs mois, le peuple a fini par s’insurger.
Il est bon de voir ce mouvement puissant s’étendre à la province et couvrir la plupart des régions égyptiennes. Cela porte à croire que la colère s’étend et que la capacité à la révolte sociale et politique se renforce.
Il existe en revanche de nombreux aspects négatifs [1].
Il n’est pas bon de voir les foules descendre dans la rue, inorganisées et sans représentation politique évidente. Les classes laborieuses n’y ont malheureusement pas de porte-voix, ce qui donne à la droite de l’élite politique civile, à l’armée, à la police et même aux folouls ou résidus du régime de Moubarak l’occasion de récupérer le mouvement.
Il n’est pas bon voir d’honnêtes jeunes gens porter en triomphe des officiers de police assassins de révolutionnaires comme si ces policiers étaient devenus des leaders de la révolution. Dans la même optique, il est mauvais de voir ses ennemis se draper en révolutionnaires alors qu’hier encore ils combattaient férocement la révolution. Il va sans dire qu’ils n’attendront pas longtemps avant de la poignarder dans le dos pour protéger leurs intérêts.
Il n’est pas bon de voir que beaucoup d’entre ceux qui font part de leurs impressions et de leurs analyses sur Facebook ou Twitter, y compris, malheureusement, certains révolutionnaires, passent à la trappe la période du Conseil militaire et pardonnent à l’ancien régime ses crimes. Nous avons récemment entendu certains dirigeants de l’élite politique dire que la plus grande erreur des révolutionnaires a été de scander « A bas le pouvoir militaire ! ». D’autres ont dit qu’en trente mois, le peuple égyptien avait fait tomber deux présidents, omettant de mentionner que le peuple a également fait tomber le Conseil militaire en raison des crimes qu’il a commis contre la révolution, les révolutionnaires et le peuple. Certains font mine d’oublier que c’est le Conseil militaire qui a été le premier à adopter une loi criminalisant les grèves et les sit-in, qu’il a refusé d’adopter la loi sur les libertés syndicales, dispersé les grèves et les sit-in par la force, refusé d’adopter la loi sur le salaire minimum et le salaire maximum, et surtout que c’est lui qui nous a fait entrer dans ce processus sinistre en imposant un référendum sur l’ancienne constitution au lieu d’une nouvelle constitution qui fonderait le régime post-révolutionnaire.
C’est ainsi que l’ancienne et la nouvelle élite dirigeante se partagent le gâteau du pouvoir, se distribuant les postes de premier ministre et de ministres entre elles. Pourtant, aucun d’entre eux ne se préoccupe des politiques urgentes à mener pour satisfaire les revendications du peuple. Nous voyons ainsi le nouveau pouvoir, à l’instar du Conseil militaire et des Frères musulmans, choisir des ministres parmi les plus fervents partisans du néolibéralisme, connus pour leur amour du libre-échange et leur haine des peuples, de leur dignité et de leur droit à une vie décente.
Pourtant, les ouvriers, les paysans ainsi que l’ensemble de la classe laborieuse en Egypte continuent à rêver d’un vrai changement qui leur procure le pain, la liberté et la justice sociale. Parmi les rêves des travailleurs, en voici quelques-uns, exprimés de différentes façons : « Le lendemain de l’éviction de Morsi par Al-Sissi, j’ai comme d’habitude commencé ma journée de travail en discutant avec mes collègues de l’éternelle question “et après ?” ».
Je vais citer certains d’entre eux, des « fonctionnaires » quadragénaires aux revenus modestes, habitant dans les achouaïates (quartiers improvisés, construits avec des moyens rudimentaires par leurs habitants au fur et à mesure de leur arrivée dans ce qui était jusque-là des terrains vagues. Parfois ces quartiers n’ont accès ni à l’eau potable, ni aux égouts, ni à l’électricité) dont les conditions de vie ont causé des maladies chroniques. Ils m’ont dit : « On veut que le président traverse le Pont Hempher’s (séparant le quartier chic de Mohandessine des achouaïates de Bolaq) en portant son carton de courses sur l’épaule et en respirant l’odeur des ordures autour de lui. Comme ça, il va peut-être nous comprendre. »
Ouaél Fayed, ouvrier, a écrit sur un site internet : « Il y a 17 millions de personnes qui veulent être embauchées par les entreprises publiques. Pour résoudre les problèmes de chômage et de logement, je demande donc la création de 17’000 entreprises publiques et de 2 millions de logements pour les ménages aux revenus modestes. »
Hossameddine, lui aussi ouvrier, a écrit sur ce même site : « Allez les gars, on veut une vraie Constitution, un salaire minimum et un salaire maximum et des syndicats libres ! »
Plusieurs jours auparavant, les syndicats indépendants de Port-Saïd et de Suez avaient émis des communiqués précisant leur position concernant les événements et formulant clairement leurs revendications, à commencer par : le salaire minimum et le salaire maximum, la loi sur les libertés syndicales, un nouveau code du travail et surtout la modification de la loi n° 8 de l’année 1997 qui accorde aux investisseurs des avantages exorbitants privant les travailleurs de leurs droits.
Entre les rêves de millions d’Egyptiens et la politique qui sera imposée par l’élite, de droite, la distance est grande. Il est certes probable que l’élite cède sous la pression à quelques revendications à des fins d’apaisement. Mais elle n’œuvrera jamais à la réalisation des espérances et des ambitions des pauvres. C’est aux travailleurs, aux paysans et aux chômeurs de construire entre eux des réseaux, de formuler leurs revendications et leurs rêves, de savoir exactement ce qu’ils veulent. Cela servira pour la prochaine fois…
La prochaine fois, nous devrons être unis et savoir quelle alternative nous voulons à ce que nous voulons faire tomber.
Fatma Ramadan