A l’origine de l’éclatement du scandale, une femme. En 2007, la pneumologue Irène Frachon constate chez plusieurs de ses patients des cas de valvulopathie, une maladie grave détruisant les valves cardiaques. Tous ont un point en commun : ils sont ou ont été traités par le benfluorex, principe actif du Mediator, un antidiabétique du laboratoire Servier commercialisé en 1976, et depuis largement détourné comme coupe-faim. Le 25 novembre 2009, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) arrête la vente du Mediator et de ses dérivés, après que les résultats de l’étude épidémiologique d’Irène Frachon ont confirmé ses doutes sur la dangerosité du produit.
En juin 2010, elle publie un livre polémique intitulé Mediator 150 mg, combien de morts ?, que les laboratoires Servier tentent de faire interdire pour calomnie, en vain. Elle y met l’Afssaps en cause pour son absence de réaction. Pour la pneumologue, « le médicament devait être retiré en même temps que l’Isoméride », un autre coupe-faim des laboratoires Servier proscrit en 1997.
Si le directeur de l’Afssaps, Jean Marimbert, admet que le Mediator était en cours d’évaluation depuis le début des années 2000, il précise que « très peu de signalements d’effets indésirables sont remontés dans le courant des années 2000. » « On a quelques dizaines de cas [de valvulopathie] qui nous sont signalés courant 2009. Et à partir de là, on suspend le produit », se défend-il.
Une déclaration désavouée par l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS). Dans un rapport publié le 15 janvier 2011, elle dénonce une « incompréhensible tolérance » à l’égard du Mediator dès le départ, c’est-à-dire dès son autorisation de mise sur le marché accordée en 1974. Le retrait de ce médicament « aurait pu être décidé dès 1999 », soit dix ans avant son retrait effectif, selon le rapport d’enquête remis au ministre de la santé, Xavier Bertrand. Ce dernier met en cause « une responsabilité première et directe » des laboratoires Servier, s’engageant par ailleurs à « rebâtir un nouveau système de sécurité sanitaire » pour éviter « un nouveau Mediator ».
Malgré l’interdiction de l’Afssaps et les nombreuses sollicitations des agences de pharmacovigilance, l’affaire ne sera révélée au grand public qu’un an plus tard, en novembre 2010, par Xavier Bertrand. « Tout patient qui a pris du Mediator doit consulter son médecin généraliste », déclare-t-il à la presse. « Et tout patient qui a pris du Mediator pendant trois mois au moins ces quatre dernières années doivent tout particulièrement consulter son médecin. » L’IGAS est alors mandatée pour étudier la question du renforcement de la pharmacovigilance. La question du nombre de patients concernés est aussi posée, Xavier Bertrand annonçant le chiffre probable, mais non vérifié à l’époque, de 300 000 consommateurs depuis 2006, qui feraient écho aux quelque 500 à 2 000 morts estimés, selon plusieurs études.
Un chiffre contesté par les laboratoires Servier. En janvier 2011, Jacques Servier lui-même le minimise lors d’une allocution devant ses employés. « Les 500 victimes attribuées au médicament ne seraient qu’un chiffre marketing », aurait-il déclaré, selon le quotidien Libération. Un déni en toute connaissance de cause, selon le Figaro : un rapport aurait été commandé en juillet 2009 par Servier, dont les résultats, communiqués en octobre 2009, sont sans équivoque : sur 45 malades testés, le Mediator est dangereux dans près de deux tiers des cas.
Le 11 janvier 2011, le président de l’Association des victimes de l’isoméride et du Mediator (AVIM), Dominique-Michel Courtois, dépose à Paris 116 plaintes pour homicides et blessures involontaires de victimes présumées du Mediator. Moins de deux mois plus tard, le 9 mars, coup d’éclat : le groupe Servier annonce être disposé à indemniser les plaignants s’ils consentent à retirer leurs plaintes. Refus catégorique de la part des parties civiles, pour qui cette annonce montre que Servier reconnaît implicitement la dangerosité du produit : « Le point principal à mon sens, c’est que pour la première fois, le laboratoire reconnaît qu’il existe des victimes de Mediator et que le Mediator est un produit nocif pour la santé humaine », affirme Charles-Joseph Oudin, avocat de victimes du Mediator.
Le 6 septembre 2011, à moins de trois semaines de la comparution de Jacques Servier devant le tribunal correctionnel de Nanterre, nouvelles révélations fracassantes : les laboratoires Servier auraient, dès les années 1970, dissimulé plusieurs éléments sur la composition et les effets du médicament, afin d’en obtenir la mise sur le marché. Selon deux scientifiques entendus par les juges d’instruction, Servier aurait gommé toute référence à l’effet coupe-faim du Mediator, ainsi que sa ressemblance chimique avec les amphétamines, déjà interdites à l’époque pour leurs effets secondaires. A la place, le Mediator aurait été mis en avant pour ses vertus antidiabétiques.
Le 21 septembre, Jacques Servier et cinq sociétés du groupe sont mis en examen et placés sous contrôle judiciaire. « Monsieur Jacques Servier a été placé sous contrôle judiciaire avec obligation de payer une caution de 4 millions d’euros et de fournir des garanties à hauteur de 6 millions d’euros, cela avant le 15 décembre 2011 », annonce l’avocat du groupe Servier, Me Hervé Temime.
Plus de 350 plaignants demandent aujourd’hui réparation aux Laboratoires Servier et à leur fondateur Jacques Servier, 90 ans. Selon une récente étude menée par deux chercheurs de l’Inserm, 1 320 décès seraient imputables au Mediator [voir ci-dessous].
Dès l’ouverture du procès, lundi 14 mai [voir ci-dessous], Me Hervé Temime soulèvera deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) et des points de droit susceptibles d’entraîner un renvoi du procès, a-t-il annoncé jeudi à l’AFP. Une QPC concernant le délai de prescription en matière de tromperie et une autre s’interrogeant sur la difficulté pour les laboratoires d’êtres jugés à Nanterre, alors qu’ils sont mis en examen pour les mêmes faits par des juges d’instruction à Paris. Si le tribunal considère que la QPC est « sérieuse » et n’a pas déjà été tranchée par le Conseil constitutionnel, il la transmettra à la Cour de cassation, qui a trois mois pour statuer. Le procès serait alors renvoyé.
Jacques Servier, qui assistera à son procès, et quatre ex-cadres de Servier et de Biopharma, qui a commercialisé le Mediator, encourent quatre ans de prison et une amende de 37 500 euros, quant à Servier et Biopharma, une amende de 150 000 euros ainsi qu’une interdiction d’exercer.
Thomas Roure
* Le Monde.fr | 14.05.2012 à 14h02 • Mis à jour le 14.05.2012 à 14h19.
* Les vidéos introduites dans l’article original ne sont pas reproduites ici.
1 320 décès seraient imputables au Mediator, selon deux chercheurs de l’Inserm
Près de 3 100 hospitalisations pour une insuffisance des valves cardiaques et 1 320 décès seraient attribuables à la prise de benfluorex (Mediator) au cours de la période 1976-2009 en France. Publiés jeudi 9 février, dans la revue Pharmacoepidemiology and Drug Safety, ces calculs ont été effectués par deux épidémiologistes de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), Agnès Fournier et Mahmoud Zureik, qui avaient présenté en novembre 2010 une étude évoquant une fourchette plus large, allant jusqu’à 2000 décès.
« Nous avons affiné nos calculs en travaillant sur les données disponibles, qui dans le cas de celles émanant de l’assurance-maladie ne permettent pas de remonter plus loin que l’année 2006 », explique Mahmoud Zureik. Les deux épidémiologistes ont opéré à partir des statistiques hospitalières, de celles des remboursements pour des prescriptions de Mediator et sur les chiffres de vente fournis par le laboratoire Servier.
Au cours de la période de commercialisation du Mediator en France, de 1976 à son retrait du marché en 2009, 145 millions de boîtes (comprenant chacune 30 comprimés) ont été vendues et plus de 5 millions de personnes en ont consommé. « Mais on ne sait pas exactement comment », précise le docteur Zureik. La seule période bien documentée couvre les années 2006 à 2009, où l’on dénombre plus de 10 millions de boîtes remboursées et 303 336 utilisateurs du médicament.
Sur le total de 145 millions de boîtes, les auteurs estiment que 78 millions ont été vendues à des personnes ayant déjà consommé 30 boîtes du produit. C’est parmi cette population de gros consommateurs qu’il est le plus probable de retrouver ceux ayant présenté des effets indésirables sérieux, une insuffisance valvulaire modérée à grave, et à avoir été hospitalisés pour cette raison. Partant d’une étude française ayant montré que la prise de benfluorex multiplie par 3,1 le risque relatif d’être hospitalisé pour une valvulopathie, Agnès Fournier et Mahmoud Zureik sont parvenus au nombre de 3069 hospitalisations pour ce motif sur la période 1976-2009.
Une autre étude, américaine cette fois, indiquait que 43% des individus chez lesquels une échographie motivée par des signes cliniques mettait en évidence une valvulopathie modérée à sévère mourraient prématurément de cette pathologie. Les deux chercheurs en concluent donc qu’il est possible d’attribuer à la consommation de Mediator 1320 décès, parmi les 3069 patients hospitalisés entre 1976 et 2009.
« Nous avons fait des estimations volontairement conservatrices, souligne Mahmoud Zureik, car nous n’avons pas pris en compte des décès pouvant survenir sans que le patient ait été hospitalisé, pas plus que les effets secondaires chez des patients ayant pris du benfluorex mais ayant arrêté de le faire avant 2006. De même, nous n’avons pas pris en considération un autre effet secondaire potentiellement mortel connu de la famille des fenfluramines à laquelle appartient le benfluorex, l’hypertension artérielle pulmonaire primitive. Nos résultats sur le risque relatif d’atteinte des valves cardiaques et sur la mortalité pourraient donc sous-estimer la réalité. » Cette nouvelle estimation, qui reste dans la fourchette évoquée précédemment (de 500 décès, si l’on s’en tient à une période de suivi inférieure à quatre ans, jusqu’à 2000 décès, pour un suivi sur la vie entière) pourrait peser lourd dans la balance lorsque s’ouvrira le 14 mai, devant le tribunal correctionnel de Nanterre le premier procès du Mediator.
Paul Benkimoun
* LE MONDE | 09.02.2012 à 12h54 • Mis à jour le 14.05.2012 à 10h41.
Mediator : Servier comparaît pour « tromperie »
« En dix jours, c’est plié et ils partent avec les menottes », lâchait Me Charles Joseph-Oudin, tout à ses derniers préparatifs avant le grand jour. De la part de ce jeune avocat qui conseille une centaine de victimes du Mediator, moins d’assurance aurait surpris. Mais il faut de l’aplomb, c’est vrai, lorsqu’on s’apprête à 29 ans à s’attaquer aux laboratoires Servier, géant français de l’industrie pharmaceutique. Me François Honnorat affiche un naturel plus prudent, mais, comme son confrère, il est convaincu que le procès du Mediator qui s’est ouvert lundi 14 mai devant le tribunal correctionnel de Nanterre pour tromperie, prévu pour huit semaines, « peut tenir en quinze jours », et ne passera pas juin. La réalité n’est peut-être pas aussi simple.
Voilà un an et demi que les deux avocats, rejoints par Me Martine Verdier pour l’association de consommateurs CLCV, s’impatientent de présenter et détailler à la justice « les mensonges » des laboratoires Servier. Derrière eux, des femmes pour la plupart, mais aussi des hommes, vivant aux quatre coins de France, qui pour une thyroïde défaillante, un diabète un peu trop élevé, ou simplement quelques kilos en trop, ont un jour avalé ce médicament vendu comme un antidiabétique mais souvent prescrit en pilule amaigrissante. Depuis qu’ils ont appris que le Mediator avait causé la mort de 500 personnes – on parle désormais de 1 320 morts –, ils vivent avec l’angoisse qu’un médecin leur diagnostique une valvulopathie ou une hypertension artérielle pulmonaire (HTPA). Leur espérance de vie en serait alors sérieusement réduite.
QUESTIONS SANS RÉPONSE
Pour certains, le mal est déjà là. Et leurs questions restent toujours sans réponse. Pourquoi ce médicament, qui ressemble tant à l’Isoméride et au Pondéral (deux médicaments de Servier interdits à la vente en 1997), n’a-t-il pas été retiré des pharmacies en 1999 comme tous les autres anorexigènes amphétaminiques ? Le système de pharmacovigilance a-t-il correctement fonctionné ? Les médecins savaient-ils ? Le laboratoire a-t-il donné toutes les informations ? Les premières plaintes au pénal ont été déposées en novembre2010. Logiquement, comme presque toujours dans les affaires de santé publique, une instruction a été ordonnée, à Paris. Le docteur Servier a été mis en examen pour « tromperie aggravée et escroquerie » le 21 septembre 2011.
Mais dans l’esprit d’une partie des avocats des familles, il fallait aller vite. Attendre que des juges parisiens décortiquent tous les aspects de l’affaire, établissent les responsabilités de chacun (laboratoire, médecins, autorités sanitaires) au travers d’une instruction, c’est prendre le risque que les victimes disparaissent avant que justice ne passe. Me François Honnorat, qui connaît aussi l’âge du docteur Jacques Servier (90 ans), en sait quelque chose. Lorsque le procès de l’hormone de croissance s’est ouvert en 2008 après dix-sept années d’une instruction fleuve, les malades avaient disparu. En appel, ils n’étaient plus que deux prévenus pour répondre de leurs actes. Deux étaient morts entre-temps.
Echaudé par cette expérience, il a pris tout le monde de court en déposant, en janvier 2011, avec Me Joseph-Oudin, deux citations directes devant le tribunal de Nanterre pour « tromperie aggravée » « sur les qualités substantielles » du médicament et défaut d’information « sur la nature amphétaminique du Benfluorex (la norfenfluramine) [une molécule dérivée de l’amphétamine] (...) et ses effets indésirables ». C’est de ce chef, et uniquement, que le docteur Servier, présent lundi matin à l’audience, doit répondre devant les juges des Hauts-de-Seine. Il encourt quatre ans de prison ainsi qu’une interdiction d’exercer.
Certaines parties civiles regrettent un procès à demi qui n’abordera pas la défaillance des autorités sanitaires, dont les liens d’intérêts des experts avec Servier ont été sévèrement critiqués. « Mais cela devenait complexe si l’on commençait à toucher aux responsabilités des membres de l’agence de sécurité sanitaire car les décisions sont prises en comité. On ne voulait pas que ça dure dix ans », justifie Me Honnorat. « Nous avons voulu simplifier le débat en raisonnant sur le mensonge, résume Me Joseph-Oudin. En 1993, Servier étudie les concentrations de norfenfluramine dans le sang sur des personnes sous Mediator. En 1997, l’Isoméride et le Pondéral sont retirés du marché car il y a une suspicion de toxicité avec la norfenfluramine. S’il y avait un problème avec cette substance, pourquoi ne pas l’avoir dit pour le Mediator ? Le consommateur aurait dû être informé dès la fin des années 1990. »
« SITUATION INÉDITE »
Au cours du procès tel qu’il se dessine, il sera donc question de la seule responsabilité de Servier. Mais les laboratoires Servier refusent de porter le chapeau seuls. Depuis un an et demi, ses avocats bataillent pour que le procès se tienne à Paris, une fois que les juges auront démêlé l’écheveau de toutes les responsabilités. « Il aura lieu, ce procès, il est nécessaire pour les victimes, pour le laboratoire, mais pas dans n’importe quelles conditions », insiste Me Hervé Temime. L’avocat de Jacques Servier dénonce par ailleurs « une situation délirante » où des personnes « se retrouvent citées pour des faits alors qu’elles sont mises en examen pour les mêmes faits par une autre juridiction. Je suis quasiment certain que nous sommes devant une situation inédite. C’est comme si les victimes de l’attentat de Karachi décidaient chacune de saisir un tribunal alors qu’une instruction est en cours à Paris. »
Au nom de ces deux principes, la défense de Servier devait soulever dès lundi, parmi d’autres points de procédure, deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). Si Isabelle Prévost-Desprez, qui préside les débats, les juge sérieuses, le procès sera suspendu le temps que la Cour de cassation les examine. Dans le cas où la juge ne serait pas convaincue par ces premiers arguments, Me Temime lui demandera, avant tout débat au fond, d’ordonner une expertise judiciaire sur le médicament ou qu’elle se fasse communiquer le rapport de l’expertise en cours à Paris et sur le point d’être terminé. Enfin, les avocats des laboratoires envisagent de demander un supplément d’information « relatif au rôle de l’agence du médicament et de l’Afssaps ». Si MmePrévost-Desprez est convaincue par l’un de ces arguments, le procès pourrait être renvoyé à une date ultérieure.
Emeline Cazi
* LE MONDE | 14.05.2012 à 10h52 • Mis à jour le 14.05.2012 à 10h54.