Le 29 juillet 2013, date de la déclaration de la Commission administrative de l’UGTT [1], le Premier ministre tunisien Ali Laarayed, entré en fonction le 13 mars après avoir été nommé le 22 février par le président Moncef Marzouki, a promis de nouvelles élections pour le mois de décembre 2013. Sans une Constitution, le sens de ces élections est peu clair. D’où, entre autres, les revendications contenues dans la déclaration de la Commission administrative de l’UGTT.
Le 30 juillet, la direction d’Ennahda a réaffirmé la légitimité de l’Assemblée constituante nationale (ACN) et a appelé à un gouvernement national de coalition « pour réaliser les buts de la révolution » du 14 janvier 2011. Ennahda semblait alors prêt à de nombreuses manœuvres et « concessions » pour maintenir en place l’ACN, malgré la grève de 60 députés.
Le 6 août 2013 au soir – en réponse à la manifestation appelée par Ennahda le 3 août – eut lieu une importante mobilisation au Bardo à Tunis. Les forces qui organisaient et soutenaient cette mobilisation ne se situaient pas, certes, toutes à gauche. Loin de là. Pour preuve, les moyens matériels mis en œuvre pour assurer son succès. Toutefois, l’éventail social était très large, ce qui traduisait la large opposition sociale et politique au gouvernement et au parti dominant Ennahda. Ce qui n’implique pas que des partisans de l’ancien régime, des membres du Rassemblement constitutionnel démocratique, ne soient pas toujours présents non seulement dans l’armée, le Ministère de l’intérieur, mais aussi dans divers organismes économiques et sociaux. La bipolarisation pro-Ennahda et anti-Ennahda risque bien d’aboutir à un rôle accru de l’armée, considérée comme neutre, et de forces plus ou moins liées à l’ancien régime qui veulent « l’ordre et la sécurité » et non l’approfondissement de la révolution. Dans une période transitoire, cela n’est pas contradictoire avec une place plus importante donnée au Front populaire et à des secteurs dominants de l’UGTT. Etre présent dans une mobilisation tout en maintenant une indépendance politique et syndicale face aux forces du passé réactionnaire qui renaissent de leurs cendres ou qui ressurgissent après s’être camouflées est aussi stratégiquement important que mener un combat sur des revendications démocratiques, sociales et économiques précises face à Ennahda.
Un jour après la mobilisation du 6 août, Mustapha Ben Jaafar, membre du parti Ettakatol, allié d’Ennahda dans le gouvernement, a déclaré « la nécessité d’un dialogue », auquel Rached Ghannouchi, leader d’Ennahda, s’est rallié. Mustapha Ben Jaafar a suspendu l’ANC, bien qu’il n’en ait juridiquement pas le pouvoir. Cela ne correspond pas aux revendications du bloc socialement composite du 6 août qui réclame la démission de l’actuel cabinet et son remplacement par un gouvernement de technocrates, comme l’explicite la déclaration de l’UGTT.
Le lundi 12 août est prévue une rencontre entre l’UGTT et Ennahda. L’organisation patronale (Utica – Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat) revendique de même un gouvernement de technocrates. L’Ordre des avocats ou la Ligue tunisienne des droits de l’homme se proposent comme médiateurs entre le gouvernement et l’opposition.
La crise socio-économique est d’une telle acuité qu’elle va rapidement sonner à la porte non seulement d’un « gouvernement restreint de technocrates », mais aussi de l’UGTT et des diverses forces constituant le Front populaire. Si les couches paupérisées, le salariat, les chômeuses et chômeurs, les jeunes se trouvent conduits à frapper à la même porte, quelques surprises attendent ceux qui se trouvent derrière celle-ci, se tenant la main.
En effet, rapidement, se posera une question classique : qui tient qui, qui est tenu par qui dans « cette alliance anti-Ennahda, pour le salut national » ? Et alors, un médiateur au-dessus de tous et toutes, par exemple issu de l’armée, pourrait tenter de jouer le Bonaparte, afin de sauver la Tunisie du « chaos » et maintenir « la vraie unité nationale ». Une unité nationale qui ne va pas freiner les luttes sociales – qui risquent d’être réprimées au nom de cette unité – ou réduire les tentatives de quitter le pays sur une frêle embarcation. De plus, ce n’est pas le pouvoir algérien qui s’opposera à une « sécurisation » de la Tunisie. Au contraire. Enfin, une telle configuration politique peut accroître l’espace pour un islamisme radical parmi un secteur d’une jeunesse désespérée.
Espérons que les forces qui ont structuré depuis des années la mobilisation sociale contre Ben Ali, puis contre le gouvernement dominé par Ennahda soient aptes à réaffirmer une identité sociale et politique indépendante qui serve de fil à plomb pour faciliter l’appréhension les intérêts de classes contradictoires que les multiples manœuvres politiques présentes tendent à masquer.
Rédaction A l’Encontre