Six décennies d’affrontement ouvert et d’arrangements secrets qui arrivent à un terme, du moins à une étape décisive : samedi 16 et dimanche 17 juin, les électeurs sont appelés à choisir entre Mohammed Morsi, candidat des Frères musulmans, et Ahmed Chafik, général à la retraite, pour désigner leur président. Un duel que les libéraux et révolutionnaires égyptiens rêvaient d’éviter, tant il les contraint à choisir entre la peste - l’Etat islamique - et le choléra - un retour à l’ancien régime. Mais un duel inévitable ; ces deux entités sont les seules véritables forces politiques du pays.
Une victoire de Mohammed Morsi sonnerait le glas de la République des colonels telle que l’avaient dessinée Gamal Abdel Nasser et les « officiers libres » qui prirent le pouvoir en 1952. En soixante ans, l’Egypte des jeunes colonels est devenue celle des généraux à la retraite, elle est passée du socialisme panarabe au capitalisme pro-américain, du progressisme laïque au conservatisme bigot, mais, fondamentalement, rien n’a changé. L’armée reste la colonne vertébrale du pouvoir et de l’économie.
Jusqu’à présent, tous les chefs de l’Etat ont été issus de ses rangs et ses hauts responsables entendent conserver, sinon le poste, du moins leur capacité à sélectionner celui qui l’occupera. Le lâchage d’Hosni Moubarak par l’armée, en février 2011, trouve probablement sa source dans la volonté du raïs de préparer à la succession son fils Gamal, un homme d’affaires sans passé militaire.
PAS DE PLACE POUR DEUX
Le système peut-il supporter le passage à un civil, islamiste de surcroît, et appartenant à une organisation dirigée par un Guide suprême autre que lui ? A priori non, estime Tewfik Aclimendos, chercheur et spécialiste de l’armée égyptienne : « Entre les Frères et l’armée, il y a un langage commun, mais pas de place pour deux. Le projet d’installation d’un Etat islamique passe par une castration de l’armée et ses prérogatives. » Il ne s’agit pas tant d’un différend idéologique ou religieux mais plutôt d’une concurrence entre deux élites qui ne sont prêtes, ni l’une ni l’autre, à partager pouvoir et privilèges.
« Les militaires pensent être les seuls vrais propriétaires du pays, explique Tewfik Aclimendos. Ils ont une vision patrimoniale du pouvoir et se voient comme les seuls garants de l’Etat-nation et de sa diversité confessionnelle. Enfin, il reste le problème de la relation avec Israël et les Etats-Unis. » L’essentiel de l’aide américaine, versée à l’Egypte depuis le traité de paix avec Israël en 1979, consiste en des dotations de l’armée égyptienne. L’arrivée au pouvoir des Frères musulmans, foncièrement hostiles à l’Etat juif, remettrait en cause cette manne. Tout comme elle mettrait à mal l’empire économique - un vaste conglomérat de sociétés, de biens immobiliers et fonciers - accumulé par l’armée.
Comment accepter, enfin, que Mohammed Morsi, s’il est élu président, devienne du coup chef des armées ? Des arrangements sont possibles. « L’armée compte aussi des sympathisants islamistes, fait remarquer un bon connaisseur de l’institution militaire. Quant aux Frères, ils peuvent garantir à la haute hiérarchie une forme de sanctuarisation de leur pouvoir. Le problème, c’est que les Frères ne sont pas l’AKP turc. » Et que l’armée égyptienne n’est pas l’armée turque non plus.
Les griefs des Frères sont tout aussi nombreux. Lorsque les officiers libres ont renversé le roi Farouk en 1952, les Frères musulmans ont eu le sentiment de s’être fait voler un pouvoir qui leur revenait en raison de leur opposition radicale lors des dernières années de la royauté. Après la tentative présumée d’assassinat d’un Frère contre Nasser en 1954, la confrérie subira une campagne de persécution sans équivalent dans l’histoire de l’Egypte moderne : raflés, relégués dans des camps, torturés par dizaines de milliers, les Frères développeront une culture du martyre et de l’excommunication (le « takfir », théorisé par Sayyid Qutb, avant sa pendaison en 1966).
LIBERTÉ SOUS CONTRÔLE
Après la mort de Nasser, en 1970, la confrérie a pu reprendre son travail de prédication et ses activités sociales. Mais sa participation politique est restée strictement contrôlée, officiellement interdite mais tolérée dans les faits... tant qu’elle ne menaçait pas le pouvoir. Le successeur de Nasser, Anouar El-Sadate, puis Hosni Moubarak, ont commencé par laisser la bride sur le cou des Frères au début de leur présidence, avant de progressivement renforcer leur contrôle dès que ces derniers semblaient trop forts.
Ainsi, peu après la percée électorale des islamistes aux législatives de 2005, les principaux cadres de la confrérie ont été déférés devant un tribunal militaire. C’est d’ailleurs une condamnation prononcée par une cour martiale en 2006 qui a privé Khaïrat Al-Chater, le numéro 2 et véritable homme fort de la confrérie, d’une candidature à la présidentielle de mai-juin 2012. Mohammed Morsi, un homme respecté mais effacé, s’est porté candidat, ce qui lui a valu le surnom peu flatteur de « roue de secours ».
Ce jeu d’alliance-trahison a perduré au-delà de la révolution de février 2011, qui a permis aux Frères d’obtenir deux avancées majeures : la légalisation de leur paravent politique, le Parti de la justice et de la liberté, et l’organisation d’élections libres. Avant cette élection présidentielle, dont la campagne d’entre deux tours a été particulièrement virulente, Frères et militaires ont su s’entendre pour museler la rue et les révolutionnaires de la place Tahrir. Le rédacteur de la Déclaration constitutionnelle, proposée par l’armée au référendum en mars 2011, n’est autre que Tarek Al-Bichri, un compagnon de route des Frères.
« Cette entente manifeste a volé en éclats lorsque les Frères ont cru leur heure arrivée après leur triomphe aux législatives de janvier 2012 », note Mariz Tadros, professeur associé à l’université de Sussex et auteur des Frères musulmans dans l’Egypte contemporaine : la démocratie redéfinie ou confinée ? (Oxford, Routledge Press). « Le Conseil supérieur des forces armées était prêt à leur concéder certaines franges du pouvoir. Mais ils ont voulu former le gouvernement, écrire la Constitution et islamiser la Banque centrale. Puis ils ont présenté un candidat à la présidentielle, contrairement à leur promesse. » D’où la dissolution du Parlement, décidée jeudi 14 juin par la Haute Cour constitutionnelle.
Comme à leur habitude, les Frères ont évité la confrontation en n’appelant pas à manifester, décevant une fois de plus le camp révolutionnaire. Les Frères musulmans disent souvent avoir le temps pour eux. Le problème, dirait John Maynard Keynes, c’est qu’à long terme tout le monde est mort.
Christophe Ayad