L’organe de la « gauche indépendante » canadienne-anglaise, « The Bullet » du réseau « Socialist Project » a publié un texte d’un militant anticapitaliste et anti-impérialiste affirmant que :
« …le soulèvement de février 2011 contre l’ancien dictateur Hosni Moubarak était un grand pas vers [davantage de droits économiques et démocratiques] [m]ais que c’était une tout autre affaire que d’appeler au renversement d’un gouvernement élu. La seule alternative au gouvernement du président Morsi était un régime militaire. Il était donc extrêmement téméraire tout autant que politiquement injustifiable d’exiger son retrait forcé. » (Roger Annis, “Silence is Complacency” : Against the Coup in Egypt, The Bullet, 20/08/13, ma traduction) [1].
Plus prudemment, un autre militant anticapitaliste et spécialiste de l’histoire des révolutions du XXe siècle lui fait écho sur les réseaux anticapitalistes en critiquant la seule organisation de la gauche égyptienne qui rejette le coup d’Etat militaire :
« Les massacres perpétrés par l’armée en Égypte font ‘‘partie d’un plan visant à liquider la révolution égyptienne et restaurer l’État militaro-policier du régime de Moubarak’’, disent les Révolutionnaires Socialistes (RS) d’Égypte dans leur déclaration du 15 août. Leur analyse actuelle contraste fortement avec leur précédente évaluation positive du coup d’État militaire du 3 juillet qui a renversé le gouvernement égyptien élu. » (John Riddell, Égypte : La gauche doit reconsidérer son analyse du coup d’état militaire, ESSF, 20/08/13). [2]
La pétition de l’organisation Tamarod (Rébellion) ayant déclenché les immenses manifestations de la fin juin/début juillet, suite à plusieurs mois de nombreuses grèves dispersées, demandait la départ du président Morsi par l’organisation d’élections rapides. C’est le peuple égyptien qui par ses vingt-deux millions de signatures et surtout en occupant la rue pendant plusieurs jours à coup de millions de personnes, entre dix et vingt millions selon les compte-rendus, a transformé le message de la pétition en un révolutionnaire « Dégage » immédiatement, sans que personne ne lui en donne la consigne, mais contraignant toutes les organisations, de l’armée aux Révolutionnaires socialistes, à s’ajuster en vitesse.
On ne reviendra pas sur la contradiction entre le haut esprit révolutionnaire du peuple égyptien, qui se sait capable de renverser les dictateurs néolibéraux qu’était le mal élu Moubarak et que devenait à vue d’œil le mal élu Morsi, et, par comparaison, sa faible conscience révolutionnaire qui le garde encore captif du cadre institutionnel chapeauté par l’armée depuis le coup d’Etat anti-royaliste des « officiers libres » au début des années cinquante.
Comme en février 2011, l’armée, devenue une puissance économique s’appuyant sur les Etats-Unis en plus d’être restée la clef de voûte du pouvoir politique passé de nationaliste progressiste à néolibéral réactionnaire, avait largement le rapport de forces pour tirer les marrons du feu. La situation est certainement tout aussi difficile pour le peuple révolutionnaire, qui soumet le régime à un feu roulant de grèves et de manifestations depuis 2011, si ce n’est depuis 2006, avec bien sûr des hauts et des bas, qu’elle ne l’était du début 2011 jusqu’à la mi-2012 sous la directe dictature de l’armée. Pour sauver sa peau des assauts populaires, l’armée avait pu se réfugier de mauvaise grâce sous le manteau fondamentaliste des Frères, la seule opposition qu’elle tolérait comme soupape de sûreté, en dents de scie selon la conjoncture intérieure et extérieure, depuis son coup d’Etat d’il y a soixante ans. Mais les Frères se sont à ce point hâtés à jouer au petit Moubarak qu’ils ont gâché en un an tout leur capital de popularité qu’ils s’étaient construits sur des dizaines d’années comme loyale, et seule admise, opposition ayant une base populaire sérieuse.
L’armée joue maintenant sans filet, à moins de penser que libéraux et gauche nationaliste, derrière lesquels se cachent les partisans de Moubarak, puissent remplacer les Frères musulmans comme bouclier protecteur. Ces derniers demeurent irremplaçables avec leur profonde et diversifiée organisation reposant sur ce qui était une ample base sociale tendant dorénavant à se réduire à la frange la plus réactionnaire sous la direction des plus radicaux. Lors de ses derniers moments au pouvoir, le gouvernement de la confrérie s’est allié à une secte qui avait eu recours au terrorisme sous Moubarak. Il n’avait pas craint de verser dans la propagande contre les femmes et de laisser faire des prédicateurs anti-chiites. Après le coup d’Etat, pour se venger de la répression meurtrière de l’armée et du dénigrement systématique des médias, la confrérie a recours ou laisse faire le terrorisme contre l’importante minorité copte.
Le commencement de la fin du fondamentalisme ?
L’armée, qui a volé au peuple révolutionnaire sa victoire tant contre Moubarak que contre Morsi, règle le problème à sa manière brutale, profitant du momentané appui populaire, avant, espère-t-elle, de régler son compte aux organisations syndicales et populaires, et à la poignée d’anticapitalistes, comme elle a d’ailleurs commencé à le faire. Bien qu’on ne puisse exclure une issue tragique à la Pinochet, il faudra auparavant que l’armée terrorise tout un peuple prêt à se mobiliser si les objectifs de démocratisation et de justice sociale posés par la révolution continuent à être mis au rancart. L’armée, avec ses massacres, ne peut plus jouer la carte des Frères musulmans pas plus que la confrérie, après le test de la réalité du pouvoir, ne peut jouer celle de la démocratie. Est-ce que l’issue est pour autant devenue un choix entre une guerre civile coinçant le peuple entre autoritarisme et fanatisme religieux, se transformant graduellement en pinochettisme contre fascisme, ou est-ce que le peuple révolutionnaire, se conscientisant et s’auto-organisant à temps, prendra de vitesse cette morbide alternative ?
Sous la pression populaire, l’armée pourrait jouer la carte du nationalisme de gauche qui a bien performé, même sans base sociale ni organisation importante, lors des élections présidentielles de juin 2012. Comme cette gauche s’est déjà ralliée à l’armée, paradoxalement et hypocritement, pour combattre l’impérialisme et le sionisme, et que pour elle l’exercice du pouvoir, ou de son apparence, prime sur la réalisation de son programme, on ne voit pas pourquoi l’armée ne pourrait pas s’arranger avec elle à travers des élections, truquées on non. (Une intervention militaire des puissances occidentales contre le gouvernement syrien renforcerait l’illusion d’une armée anti-impérialiste car l’ex gouvernement Morsi favorisait ouvertement les forces fondamentalistes au sein de la rébellion, au grand dam de l’armée.) Il faudra sans doute que le peuple égyptien fasse la triste expérience de cette gauche qui ne pourra pas plus délivrer la marchandise que ses semblables ailleurs dans le monde en ces temps de contre-offensive néolibérale qui, sans pétrole abondant, ne laisse aucune marge de manœuvre.
Reste que la deuxième phase de la révolution égyptienne a démasqué en deux temps trois mouvements le fondamentalisme qui depuis une génération avait damé le pion au nationalisme de gauche, plus ou moins stalinisé, dans le monde arabo-musulman suite à son échec patent notamment en Égypte, en Syrie et en Iraq. Tout indique, à moins que la contre-révolution lui sauve la mise, que commence… sa descente aux enfers. Durant cette troisième phase qui s’amorce, espérons-le, un peuple égyptien plus expérimenté et plus conscient des échecs démocratiques et socio-économiques des néolibéraux, puis de l’armée assumant directement le pouvoir, puis des fondamentalistes, et même des nationalistes de gauche, si on fait un bilan lucide de l’époque Nasser, pourrait commencer à construire programmatiquement et organisationnellement son indépendance populaire, et son prolétariat celle de classe.
Ne voit-on pas d’ailleurs se mettre sur pied des milices d’autodéfense dans les quartiers qu’on ne saurait en aucun cas réduire à des milices fascistes sous prétexte qu’elle vise d’abord la confrérie. Si le premier danger auquel doit faire face en ce moment le peuple égyptien devient la pinochettisation du coup d’Etat militaire, la graine de fasciste se trouve plutôt du côté du ratatinement fanatique des Frères, lequel avait commencé avant le coup d’Etat que celui-ci a accélérée..
L’évolution de la position des Révolutionnaires socialistes s’explique très bien par les changements rapides de la conjoncture. Au début juillet, la priorité était d’en finir avec ce qui devenait un autoritarisme sectaire qui annonçait une fascisation alors que le peuple demeurait dans la rue appuyant une armée dont il avait su de débarrasser un an plutôt. À la mi-août, le danger majeur provient d’une répression sanglante qui commence à déborder la confrérie, ce qui n’exige en rien de jeter une larme sur les fanatiques Frères qui essaient pour la millième fois de jouer aux martyrs grâce à la répression de l’armée.
La dynamique dialectique de la révolution
Nos révolutionnaires canadiens-anglais peuvent-ils comprendre qu’en période révolutionnaire ce qui prend des années et des générations au Canada déboule en semaines et en mois ? Mais peut-être est-il très difficile à des hommes blancs anglophones faisant partie d’une nation dominant un État lui-même impérialiste de taille moyenne au sein d’un monde globalisé sous la houlette d’une grande puissance anglophone ayant succédé à l’hégémonie d’une autre puissance anglophone, jadis colonisatrice, de comprendre l’oppression ? Il ne s’agit pas seulement de sexisme, de chauvinisme ou d’homophobie mais aussi d’oppression prolétarienne. Le « pessimisme de la raison », celui de l’analyse froide des rapports de force, s’il n’est pas contrebalancé par « l’optimisme de la volonté », celui qui déclenche en action ce bouillonnement de rage dans l’estomac, condamnerait l’humanité au désespoir analytique.
La sortie des usines des ouvrières de Saint Pétersbourg le 8 mars 1917, déconseillé par les bolcheviques sur place, qui a lancé la Révolution de février (selon le calendrier russe de l’époque), la « longue marche » du Parti communiste chinois dans les années trente qui a créé les conditions de la révolution de 1949, l’expédition du Granma des révolutionnaires cubains qui aboutit, en 1959, au triomphe de la révolution, la résistance vietnamienne contre l’empire dans les années 60 et 70 étaient de la pure folie révolutionnaire dont les chances de réussite étaient de prime abord quasi nulles. Bien sûr, ces réussites constatées après coup cachent d’innombrables échecs et ont elles-mêmes tournées au vinaigre. Ne voit-on pas ici à l’œuvre la loi du mouvement de l’avancée de l’humanité jusqu’à ce jour : il faut des milliers d’échecs de pionniers pour assurer la réussite momentanée de quelques-uns qui ensuite entraînent les autres.
« Il n’aurait pas fallu » ont dit et disent encore les mencheviks d’hier et aujourd’hui. « L’étapiste séquence historique n’est pas respectée » précisent-ils : maintenant la démocratie des urnes, demain, aux Calendes grecques, celle de la rue. Les nationalistes du Québec disent l’indépendance aujourd’hui, demain… Écœurés par l’ineptie de leur bourgeoisie, révoltés par l’occupation allemande, les Communards français de 1871 ont osé. Les leçons tirées de leur échec ont rendu possible les succès révolutionnaires tout relatifs du XXe siècle dont les leçons… Un acquis de la deuxième phase de la révolution égyptienne, c’est à terme la marginalisation fort probable des fondamentalistes et pas seulement en Égypte. C’est là l’espoir d’un immense pas en avant. Sa mobilisation record qui vient chapeauter toutes celles du mal nommé « printemps arabe », et encore plus celles des mouvements Indigné/Occupy, tapent sur un deuxième clou. Les révolutions de ce siècle ne se feront pas sans participation massive et active de tout le peuple… à qui il faut un programme et une auto-organisation construits par des méthodes démocratiques nouvelles encore embryonnaires.
Quant à nos révolutionnaires canadiens-anglais, ne serait-il pas temps qu’ils s’aperçoivent que le maillon faible de la bourgeoisie canadienne est la lutte pour l’indépendance du Québec. The Economist, la revue néolibérale par excellence, l’a compris depuis longtemps. Peut-être devraient-ils consacrer plus d’énergie à le comprendre puis à l’expliquer, certes à contre courant, au peuple canadien ?
Marc Bonhomme, 29 août 2013
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