Idalberto Ferrera Acosta vient de mourir à l’âge de 95 ans à La Havane, le 2 juillet 2013. Idalberto a consacré toute sa vie à la révolution. Dès 1933-1934 il a rejoint le Parti Bolchévique Léniniste, l’organisation trotskiste cubaine. Il a milité dans le mouvement syndical et politique de Guantanamo et de Santiago de Cuba jusqu’au triomphe de la révolution. L’activité des trotskistes cubains a été fort importante au cours des années 1930 car ils avaient une influence significative dans le mouvement ouvrier dans plusieurs régions de Cuba, en particulier à l’est (Guantanamo, où se trouve la base navale de l’armée US, et à Santiago de Cuba) et à la Havane [1], Idalberto Ferrara y a apporté une contribution active. A Guantanamo, au cours des années 1950, avec sa compagne Guarina Ramirez et ses trois fils (Juan Leon, Ricardo et Idalberto), il s’est incorporé à la lutte politique et armée dirigée par le Mouvement du 26 Juillet (M26J) [2]. Dans sa maison, située 1453 Calle de Manuel de Cespedes à Guantanamo, se déroulaient régulièrement des réunions du mouvement clandestin M-26. Idalberto, sa famille et leurs camarades ont participé avec enthousiasme aux premières années de la Révolution tout en défendant ouvertement leurs positions trotskistes. La question de l’auto-organisation du peuple, de la liberté d’organisation et de l’approfondissement des changements structurels révolutionnaires étaient au centre de leur combat.
En 1960 ou 1961, il s’est installé avec sa famille dans le quartier populaire de la Vieille Havane, dans un appartement modeste de la calle Monte où il a vécu jusqu’à la fin de ses jours. Idalberto Ferrera et un groupe de trotskistes cubains reconstituèrent une organisation trotskiste sous le nom de Parti Ouvrier Révolutionnaire (Trotskiste). L’activité de ce parti était légale au début. Ses militants se sont engagés dans des tâches de production (dans l’agriculture et l’industrie) et de défense de la révolution cubaine. Le POR(T) a reçu le concours de militants latino-américains venus apporter leur soutien à la révolution cubaine. A cette époque, Idalberto Ferrera était le secrétaire général du POR(T) qui éditait le journal Voix prolétarienne. Le POR(T) est affilié à une organisation trotskiste internationale : la Quatrième internationale posadiste. Cette organisation avait rompu auparavant avec le Secrétariat international de la IV° internationale dirigée à l’époque notamment par Michel Pablo, Ernest Mandel, Pierre Frank et Livio Maitan.
En 1962, la Quatrième internationale posadiste et le POR(T) ont pris une position extrême à l’occasion de la crise des missiles en demandant à la direction cubaine et à l’URSS de lancer une attaque nucléaire contre les USA afin de détruire l’impérialisme. Cet appel fut diffusé dans toute la presse de l’internationale posadiste ainsi que dans un numéro spécial de l’organe trotskiste cubain Voz Proletaria [3] (titre : « Que el ejercito sovietico aseste el primer golpe », La Havane, 23 octobre 1962).
En 1962-1963, Idalberto Ferrera et plusieurs de ses camarades à La Havane et à Santiago ont été victimes d’intimidations de manière répétée de la part de la police à l’instigation du PSP, le parti stalinien, qui avait gagné en influence dans l’appareil d’Etat et qui attaquait les trotskystes dénoncés comme des ennemis de la révolution. Jose Lungarzo (ouvrier métallurgiste et trotskiste argentin) fut arrêté le 30 octobre 1962 et expulsé vers l’Argentine le 21 décembre 1962. Finalement le POR(T) fut interdit en 1965.
En 1965, condamné à plusieurs années de prison, plusieurs camarades d’Idalberto Ferrera Acosta et un de ses trois fils, Idalberto Ferrera Ramirez, furent libérés après quelques mois de détention [4]. Parmi les causes concrètes de l’emprisonnement : la publication de l’édition cubaine de la Révolution trahie de Trotsky et l’activité du POR(T). Che Guevara, de retour d’Afrique, est intervenu en leur faveur et a obtenu leur libération. Le Che posa une condition : la dissolution du POR(T).
La même année, la presse de l’internationale posadiste affirme que le Che a été tué à Cuba [5]. Juan Posadas persiste avec cette accusation en 1967 en affirmant « Guevara n’est pas mort en Bolivie » [6]. Evidemment ces accusations très graves et sans fondement ne pouvaient que compliquer la situation des trotskystes posadistes à Cuba.
Durant les années 1970, les pressions de la part de l’URSS et de leurs partisans à Cuba sont très fortes dans de nombreux domaines. En 1973, Idalberto et ses camarades sont de nouveau condamnés.
Voici un extrait de l’acte d’accusation du Ministère public au Tribunal Révolutionnaire n°1 de La Havane contre Idalberto Ferrera Acosta, Juan Leon Ferrera (un de ses trois fils) et Jesus Andres Vazquez : « Les inculpés font partie du bureau politique dudit ‘Parti Ouvrier Révolutionnaire trotskiste’. Leur tâche principale est l’élaboration et la reproduction de propagande de caractère diversionniste et diffamatoire contre le Parti Communiste de Cuba et le Commandant Fidel Castro Ruz, la création de cellules trotskistes à l’intérieur de la république, des activités de prosélytisme pour recruter de nouveaux militants et sympathisants, en lien étroit avec la Quatrième Internationale trotskiste posadiste à l’extérieur, de laquelle ils reçoivent des directives. Ils reçoivent de l’extérieur toute sorte de propagande trotskiste en même temps qu’ils envoient aux sections de la Quatrième Internationale trotskiste posadiste de l’information politique et économique du pays. L’objectif : l’affaiblissement idéologique pour créer la confusion dans la ligne marxiste-léniniste du Parti Communiste de Cuba comme organe dirigeant de la Révolution cubaine. En créant par exemple des conflits et des divergences entre Cuba et les pays socialistes menés par l’Union soviétique, contre lesquels ils dirigent toute sorte de mensonges et de calomnies, taxant les partis communistes tant de Cuba que d’autres pays, de castes bureaucratiques qui gouvernent en fonction de leurs intérêts, exploitant la classe ouvrière. » [7]
C’est en 1993 que j’ai rencontré pour la première fois Idalberto Ferrera, sa compagne Guarina, ses fils Juan Leon et Ricardo, ainsi que ses petits-enfants. Ils habitaient toujours Calle Monte à un jet de pierre de la gare de l’Est qui relie La Havane à Santiago. Il était âgé de 75 ans et n’avait rien perdu sa conviction révolutionnaire. Il était en contact régulier avec des camarades trotskystes de longue date en particulier dans l’Est de l’île (Santiago et Guantanamo) et écrivait tout comme son fils Juan Léon des textes d’analyse. La direction castriste avait lancé dès avant la chute du mur de Berlin un mouvement de rectification. Idalberto et Juan Léon adressaient régulièrement des propositions au Comité central du Parti Communiste Cubain afin de faire face à la crise. Ils m’ont montré les accusés de réception qu’ils recevaient de la part du secrétariat du Comité central.
J’ai revu Idalberto, Guarina, Juan Léon et d’autres membres de leur famille presque chaque année jusqu’en 2011. A chacune de nos rencontres, Idalberto commentait la situation politique internationale, il cherchait à y déceler tout ce qui pouvait renforcer de possibles victoires révolutionnaires. Régulièrement, nous n’étions pas d’accord sur l’appréciation de luttes car j’estimais qu’il avait tendance à les embellir. Il était avide de recevoir des informations sur l’évolution des organisations trotskistes dans le monde. Il recevait très régulièrement des camarades de différentes parties du monde. Il était infatigable : en 2000, âgé de 82 ans, je me souviens qu’il travaillait cinq après-midi par semaine comme téléphoniste. Lui et sa famille ont toujours vécu modestement. Ils vivaient et agissaient pour l’action politique et pour l’émancipation sociale. Ils étaient très préoccupés par le poids de la bureaucratie à Cuba et les obstacles qui empêchaient la réalisation d’une authentique expérience socialiste dans l’île. En 2008, si ma mémoire est bonne, il a pu sortir pour la première fois de l’île (il avait 90 ans) afin de se rendre au mois d’août à Caracas pour participer à un hommage à Léon Trotsky, organisé avec le soutien du gouvernement de Hugo Chavez.
Parmi les éléments biographiques qu’il m’a racontés, un m’a paru particulièrement refléter à la fois son engagement politique et les spécificités du processus cubain. Il m’a expliqué que ses années de prison dans les années 1960 figuraient parmi ses expériences les plus exaltantes. Il avait été emprisonné à La Cabaña (forteresse de La Havane datant du 18e s.) avec plusieurs de ses camarades et, disait-il, des centaines de prisonniers de droite. En tant que militant injustement emprisonné, Idalberto luttait dans la prison pour défendre et renforcer la révolution en cours. C’est ainsi qu’indépendamment des autorités de la prison, il réalisait, avec ses quelques camarades, des conférences de formation et de débat en défense de la révolution. Il est arrivé, disait-il, que plus de cent prisonniers y participent. Il poussait également à ce que les prisonniers puissent travailler pour la révolution, dans les champs ou partout où ils pourraient être utiles.
Par leur action, Idalberto et ses camarades cherchaient à convaincre les condamnés indécis par rapport aux idées révolutionnaires. Et selon Idalberto, c’était une action couronnée de succès. Il soulignait que dans le même temps les cours de rééducation organisés par les autorités de la prison étaient un fiasco. L’écho de l’action d’Idalberto et de ses camarades était tel que les prisonniers de droite et contre-révolutionnaires ont commencé à menacer physiquement les trotskistes accusés d’être des castristes infiltrés. Un jour, le directeur de la prison a réuni tous les prisonniers dans la cour, a fait monter Idalberto à côté de lui à la tribune et s’est adressé aux prisonniers de droite en les menaçant de représailles s’ils touchaient à un cheveu du camarade trotskiste Idalberto Ferrera dont il reconnaissait la valeur de militant face aux “vrais” traîtres à la patrie. Idalberto a terminé de me raconter cette anecdote en me disant : « C’est la différence entre le goulag stalinien et la prison castriste ». L’histoire que m’a racontée Idalberto à la fin des années 1990 est peut-être un peu enjolivée, mais Juan Léon m’a confirmé les dires de son père.
A la fin de sa vie, Idalberto n’a pas abandonné son esprit critique à l’égard du régime cubain ni son combat pour l’émancipation des peuples. Il était convaincu qu’il fallait défendre les acquis de la révolution cubaine tout en les approfondissant, ce qui implique de lutter contre la bureaucratie. Il a fait des erreurs d’appréciation, la position au moment de la crise des missiles d’octobre 1962 et les accusations lancées par son mouvement international en ce qui concerne la disparition du Che en sont des exemples. Injustement, il s’est retrouvé en prison à différents moment des années 1960 et 1970. Depuis les années 1930 jusqu’à la fin de sa vie, il fut sans cesse un militant révolutionnaire convaincu. Il fait partie de cette catégorie de militants et de militantes qui tout au long de leur vie restent fidèles à la lutte.
Eric Toussaint, 15 Août 2013