Dans un texte édité sur le site d’ESSF il y a quelques jours [1], Patrick [Le Moal] nous a fait part de ses réflexions sur « les mobilisations émancipatrices contre le capitalisme à partir de l’expérience française ». Cette initiative est toute à fait bienvenue, utile, tant par la masses d’informations qu’elle contient, que par la nécessité de stimuler régulièrement une réflexion sur notre projet et la stratégie du NPA, que nous essayons de mener de temps en temps, bien insuffisamment encore.
Les quelques remarques que je ferais à mon tour seront sans doute plus brèves, elles n’ont pas vocation à être une réponse circonstanciée, mais plutôt de souligner la difficulté de l’exercice dès que l’on veut généraliser sur ce qui serait nouveau ou pas. La préoccupation est juste : le capitalisme change, la classe ouvrière aussi, le mouvement ouvrier, ses références mêmes (et pas uniquement à cause de la fin de l’URSS, mais la crise écologique pose d’autres problèmes, par exemple sur le projet socialiste longtemps confondu avec une société d’abondance). Nous serons également tous convaincus qu’il faut partir du « réel », et de cette première définition de Marx sur le communisme très justement rappelée en introduction. Mais l’exercice est aussi pour cette raison précisément bien périlleux. Tant il est difficile de généraliser à partir d’exemples qui peuvent être trop rapidement analysés, alors que d’autre viennent facilement les contredire.
Il nous faut donc affronter une première difficulté : il y a sûrement pas mal d’éléments nouveaux dans la situation, mais parmi ceux-là, il y en a aussi un certain nombre qui ne le sont peut-être pas autant qu’on pourrait l’imaginer au premier abord, pour peu qu’on s’intéresse d’assez près au passé et qu’on fasse un peu d’histoire. Autre difficulté : dans les éléments de réponse, il y a bien peu d’éléments tangibles. Ce qui ne devrait pas fermer la discussion bien au contraire, mais l’engager avec bien plus de prudence encore sur les conclusions, mêmes provisoires.
Feu les ouvriers d’industrie ?
Je ne reviens pas ici sur les confusions qui peuvent exister encore largement dans le parti autour de notions comme « classe ouvrière » et « prolétariat » : cette question est régulièrement abordée dans des stages de formation au sein du NPA. Mais cette parenthèse publicitaire étant refermée, il me semble que le texte de Patrick n’échappe pas de son côté à une erreur de perspective qui fausse également le jugement sur l’originalité de la situation actuelle.
A certains égards, il y a eu une sorte de « parenthèse enchantée » dans l’histoire des ouvriers en France : celle qui a longtemps confondu le prolétariat avec l’ouvrier qualifié en bleu de chauffe de Renault-Billancourt, conscient, organisé, politisé par le PCF, disposant d’une place et d’un statut reconnu dans la société, porteur d’un projet, même malgré lui … Mais c’est un peu la même erreur de perspective que celle qui a consisté pendant longtemps à parler de « crise » à propos des années 1970 avant de se dire au bout d’un moment que ce qui était considéré comme la norme n’était peut-être qu’une parenthèse exceptionnelle, celle des « Trente glorieuses », et que la « crise » ressemblait bien davantage à un fonctionnement « normal » du capitalisme, même si l’histoire bien évidemment ne se répète pas à l’identique et que tout change. Mais quoi exactement ?
Un petit livre bien utile et qui est une référence sur le sujet peut sans doute aider les camarades à se faire une idée là-dessus : Gérard Noiriel, Les ouvriers dans la société française (Point Seuil). Il a l’avantage de s’attaquer à quelques préjugés, notamment lorsqu’on a la tentation de réduire cette histoire à une sorte de « modèle », celui des années 1930-1970, alors qu’elle est bien plus variée et complexe. Tout particulièrement en France, dans un pays où les concentrations ouvrières ont été rares et tardives, ce qui n’a pas empêché le mouvement ouvrier dès les années 1830-1860 de jouer un rôle précurseur, et même un rôle exceptionnel dans notre histoire politique. Il n’y a justement pas de lien mécanique entre les deux.
On peut d’ailleurs essayer de s’en faire une idée un peu plus précisément, sans être trop long non plus. Patrick insiste beaucoup sur la dispersion du prolétariat, sa diversification, sa précarisation, comme autant d’obstacles à une conscience commune, et à l’organisation. Mais quelle était la situation du prolétariat à la fin du XIXe et au début du XXe à l’époque de Jaurès ? Ou dit autrement : est-ce que cette situation de précarité et de dispersion infiniment plus grande qu’aujourd’hui a empêché un Jaurès de jouer le rôle qui a été le sien, et au-delà, des dizaines de milliers de prolétaires de s’organiser dans un parti politique (le PS-SFIO disposant de plus d’une centaine de députés en 1914), des centaines de milliers dans une CGT révolutionnaire dirigée par le courant anarchiste ? Ce qui peut être pourrait nous interroger autrement sur ce qui fait défaut aujourd’hui.
Il faut par exemple imaginer que l’une des grèves ouvrières les plus importantes à l’époque du Second empire dans les années 1860 a eu lieu non pas au Creusot (qui existait déjà) ni dans les mines comme nous le raconte Zola dans « Germinal », mais à Paris, avec plus de 10 000 ouvriers bronziers en grève pendant de longues semaines dispersés entre plusieurs centaines d’ateliers encore de type artisanal. Comment ont-ils fait ?
On peut aussi rappeler que la première grande grève dirigé par le tout jeune Parti communiste en 1924 - qui en a fait un conflit « exemplaire », réellement marquant dans la vie politique nationale, et tremplin pour la première campagne législative mené par le parti au même moment - n’a eu lieu ni chez monsieur Renault ni chez monsieur Berliet, mais à Douarnenez avec des sardinières (les « Penn sardines »), au fin fond de la Bretagne de Bécassine, dans des conditions autrement plus difficiles que bien des luttes aujourd’hui. Les grands centres industriels n’ont pas toujours été à la pointe de la lutte de classe, dans le passé déjà. Ce qui n’enlève rien à leur importance et au rôle qu’ils peuvent jouer à certains moments, mais sans être prisonniers de certains schémas sans doute un peu rigides.
Une erreur particulièrement significative concerne les mineurs de fond évoqués par Patrick page 8. Il nous dit qu’ils jouaient à une certaine époque un « rôle politique central » du fait de leur capacité à bloquer l’économie. Mais aucune grève de mineurs en France n’a joué ce rôle-là, pas même en 1963, ni même en 1948 où ce qui a pu effrayer les gouvernants n’était pas tant le manque de charbon, que le caractère insurrectionnel de cette grève dans un contexte politique très particulier, ainsi que tous les flingues soigneusement enterrés au fond du jardin en 1945 qui semblaient ressurgir comme par miracle…
A l’inverse, il n’a pas fallu attendre 1995 pour voir le secteur des transports jouer un rôle décisif, plutôt que l’industrie. Faut-il rappeler que la première tentative de grève générale initiée par la CGT alors dirigée par le mouvement anarchiste a eu lieu précisément dans les chemins de fer en 1910 ? Et qu’en pleine vague révolutionnaire consécutive à la révolution russe et à la fin de la guerre, l’affrontement le plus décisif en 1920 a eu lieu là encore avec les cheminots ? On sait comment le pouvoir a réglé le problème à chaque fois : en ramenant tout le monde au boulot avec un fusil dans le dos (au sens littéral du terme) et en licenciant des milliers de « meneurs ».
Comme le fait remarquer justement Patrick, « une grève de secteur minoritaire qui bloque l’économie ne peut tenir en dehors d’un soutien majoritaire et actif ». C’est juste, mais ce n’est pas nouveau, cela fait juste un siècle que les révolutionnaires en ont déjà fait l’expérience.
Bien sûr, rien n’est jamais exactement pareil. Mais bien des situations sont en même temps assez comparables, en décalage parfois avec certains schémas préconçus. Quelques exemples.
Patrick évoque les 100 000 travailleurs concentrés à Roissy dispersés du fait de la multiplicité des statuts et des entreprises : quoi de commun en effet entre un pilote de ligne et un bagagiste ? Mais quoi de commun entre les différentes strates de la classe ouvrière dans une majorité d’entreprises industrielles à l’époque où Jaurès faisant ses premières armes dans les années 1880 ? Lorsque les usines fonctionnaient encore souvent de manière saisonnière et s’appuyaient sur une toute petite minorité d’ouvriers stables et reconnus, par exemple les mécaniciens – ceux-là même qui ont souvent été à l’origine des syndicats – alors que la grande masse ouvrière, saisonnière, a continué à naviguer entre l’usine et les champs pendant plusieurs générations ? Sans aucune stabilité, et bien sûr sans aucun statut puisque cette notion n’est réellement apparue qu’avec les conventions collectives en 1936, puis avec la mise en place de la sécurité sociale en 1945, qui a même fini par donner une place à chacun, même aux cadres qui ne savaient pas très bien jusqu’alors où ils étaient (souvent qualifiés de « collaborateurs » par les patrons), jusqu’au moment où ils ont disposé de leur propre caisse qui leur a donné tout à la fois un statut et une identité. Unifier notre camp social n’a jamais été bien facile.
On observe même parfois des situations qui pourraient paraître à front renversé. Par exemple en Russie en 1917 si l’on se souvient des quelques pages consacrées par Victor Serge à Maxime Gorki dans « L’an I de la révolution » qui racontent comment la haine monte littéralement et profondément dans les milieux mencheviks contre les bolcheviks (alors qu’ils étaient dans le même parti jusqu’en 1912) en les accusant d’être doublement des traites et des aventuriers : d’abord parce que Lénine et ses nouveaux amis (Trotski…) ne sont pas marxistes lorsqu’ils imaginent une révolution socialiste dans la foulée de la révolution bourgeoise, ensuite parce que les bolcheviks s’appuient pour l’essentiel sur le « lumpen » et non sur le « vrai » prolétariat. Et c’est vrai que la masse ouvrière la plus directement influencée par les bolcheviks étaient souvent les plus pauvres, les moins qualifiés, les plus fraichement débarqués de leurs campagnes, pour peu qu’on se souvienne que même dans les fameuses usines Poutilov de Pétrograd souvent mises en avant comme exemple de grande concentration industrielle, une bonne partie des ouvriers étaient en fait des paysans fraîchement débarqués durant la guerre (ils retourneront d’ailleurs bien vite dans leurs campagnes durant la guerre civile en 1919-1920…). Alors que le noyau dur de cette classe ouvrière déjà tellement minoritaire en Russie est restée en octobre 1917 sous l’influence des mencheviks et des syndicats qu’ils contrôlaient, à tel point d’ailleurs que le premier acte de résistance organisé contre le nouveau pouvoir après la prise du palais d’hiver a été la grève générale des cheminots contre les bolcheviks…
La « classe révolutionnaire » par essence nous joue donc parfois des tours. Ce qui ne remet pas fondamentalement en cause l’idée même de « centralité » de la classe ouvrière. A condition de se souvenir qu’à la base de ce raisonnement, au-delà des méandres de l’histoire, il y a un fait objectif (qui n’a d’ailleurs pas forcément directement à voir avec les sentiments d’injustices qui nous font agir) qui est l’extraction de la plus-value sur laquelle repose tout le système. Plus-value dont Marx nous explique en même temps (du moins si on va jusqu’au Livre II du Capital) qu’il n’y a pas que les ouvriers d’usine qui concourent à sa formation, mais aussi les cheminots, les clowns et les violonistes (mais pas les commerçants). L’affaire n’est donc pas si simple, mais pas nouvelle non plus, de ce point de vue aussi.
Feu le mouvement ouvrier ?
Le NPA est en crise et il n’est pas le seul : ce sont un peu toutes les organisations du mouvement ouvrier, syndicats et partis politiques en particulier, ce qui n’est guère rassurant, je suis bien d’accord avec Patrick. Encore faut-il le mettre en perspective, et s’interroger davantage sur les aspects contradictoires de ces évolutions.
Un des passages préférés de mon livre préféré sur le Front populaire est celui où Danos et Gibelin racontent dans « Juin 36 » la première rencontre en patronat et syndicat à Matignon sous l’arbitrage de Léon Blum. Le patronat commence par faire un tableau apocalyptique de la situation quasi insurrectionnelle dans laquelle est en train de basculer le pays. La CGT en profite pour lui faire la leçon, lui disant en substance : si vous n’aviez pas passé votre temps à chasser nos militants de vos usines, peut-être que nous n’en serions pas là… Et les patrons (paraît-il) de baisser la tête…
Ce qui rejoint un fait significatif souligné par Noiriel dans son ouvrage déjà cité. Pour faire face à la crise de 1929, Louis Renault a considérablement accélère la mise en place du taylorisme dans ses usines, ce qui en a modifié la sociologie, tout en faisant une chasse impitoyable aux équipes militantes. Le Parti communiste, déjà assez faible dans ce milieu particulier où les OS commencent à devenir majoritaires, en est réduit à sa plus simple expression en 1935 à Billancourt dans une usine de plus de 30 000 personnes : il ne reste plus qu’une seule cellule avec moins d’une dizaine de militants. Une situation extrêmement difficile qui exprime en condensé – au niveau de la gravité de la crise et de ses différentes conséquences- ce que nous vivons d’une certaine manière aujourd’hui de manière plus amortie et surtout bien plus étirée dans le temps.
Mais cet aspect n’a certainement pas été non plus sans lien avec la suite : une révolte qui démarre et s’étend sans l’aval des directions syndicales en 1936, puis une difficulté extrême pour Thorez à expliquer qu’« il faut savoir terminer une grève ». Tout simplement parce que la faiblesse de ce mouvement ouvrier déjà presque entièrement pris dans les logiques réformistes et bureaucratiques (avec des modalités assez différentes entre la Social-démocratie et le stalinisme) n’a pas eu que des aspects négatifs.
Loin de moi, certes, l’idée de faire l’éloge de la spontanéité ouvrière, ni de croire dans ces conditions que d’une manière un peu automatique se dégageraient de nouveaux « espaces » pour la radicalité, voire pour les révolutionnaires comme on l’entend parfois. Mais l’aspect contradictoire de cette affaire mérite d’être souligné. Comme les parallèles qui ne sont pas toujours aussi évidents et mériteraient d’être un peu plus discutés. Car à certains égards, les années trente ressemblent bien plus à la situation d’aujourd’hui qu’à celle des années soixante. Il n’y a rien de linéaire dans les évolutions actuelles. Or en comparaison avec Billancourt dans les années trente, il y a peut-être même un peu plus de révolutionnaires au m2 à Renault Cléon aujourd’hui… La situation est certes difficile mais il serait dommage d’en conclure un peu trop rapidement que d’autres solutions apparemment plus simples ou plus efficaces existeraient ailleurs que dans ces usines tellement archaïques. Elles n’ont pas encore dit leur dernier mot, à l’image de leur passé souvent moins glorieux et moins simple qu’on l’imagine.
En fait, bien des arguments sont réversibles justement parce que chaque situation recèle un certain nombre d’aspects contradictoires. Si l’on prend aujourd’hui des milieux à priori très différents, des informaticiens bac+5 chez Axa, et de jeunes postiers issus des cités à la Poste, ils ont quand même quelques points communs : à trente ans, ils ne sont guère stabilisés sur le plan personnel et professionnel, qu’ils soient prestataires de services avec un assez bon salaire ou en CDD avec tout juste le Smic. Leur situation finit même par engendrer toutes sortes de comportements très cyniques à l’égard de la boite (on l’utilise comme elle nous utilise), avec une très faible adhésion (au métier, à l’entreprise, à toutes ces règles, valeurs, comportements qui ont longtemps façonné les générations précédentes). Cela se fait pour l’essentiel sur un mode individualiste qui rend bien plus difficile leur adhésion aux organisations traditionnelles, à toutes les organisations, et pas forcément pour des raisons de « verticalité ».
Mais est-ce que c’était mieux avant ? Quand les jeunes entraient avec un plan de carrière dans la boite où ils se voyaient finir leurs jours après avoir payé les traites de leurs maisons, ou calculant leurs points dans l’espoir de retourner dans leur région d’origine pour « travailler et mourir au pays » après avoir passé le concours de la poste... En adhérant au syndicat comme on adhère à une police d’assurance, à l’image de tout le compromis social qui s’est forgé après 1945, tellement protecteur pour les salariés et… tellement rassurant pour les capitalistes ?
A bien des égards, la nouvelle période du capitalisme est en train de reprolérariser les prolétaires, peut-être bien plus moralement encore que matériellement. Pas sûr qu’on y perde, et que cela doit nous détourner de la tâche opiniâtre de nous implanter sur les lieux de travail, comme de miser sur des grèves sans doute plus rares mais plus explosives, potentiellement bien moins contrôlables par des appareils bureaucratiques affaiblis qui ont fonctionné jusqu’ici comme des carcans et pas seulement comme des points d’appui.
En essayant si possible d’éviter quelques autres panneaux. Car la grève n’a jamais été l’unique mode d’action de la classe ouvrière : de ce point de vue, on a encore beaucoup à apprendre du syndicalisme révolutionnaire tel qu’il s’est construit à la fin du XIXe siècle, dans sa capacité à unifier un prolétariat bien plus dispersé et éclaté qu’on ne l’imagine souvent à partir d’actions très diversifiées. Mais faire de la manifestation un substitut à la grève comme on l’a entendu en 2006 et bien plus encore en 2010 revient à faire de pauvreté vertu et contourner ce qui reste au cœur de l’épreuve de force, cela reste en tout cas très clair aux yeux de la bourgeoisie : la plus-value.
De même que l’emballement sur de nouvelles formes d’organisation et de luttes ne doit pas nous conduire à mal hiérarchiser nos propos. A l’image du mouvement des « indignés » qui a pu paraître à certains comme une réponse et une alternative à la crise du « vieux » mouvement ouvrier, au point de faire quelques dégâts chez nos camarades transalpins. Or le vieux mouvement ouvrier finalement tient le coup bien mieux qu’il n’y paraisse, tellement rassurant et tellement encombrant : un carcan et un point d’appui. Avec les « indignés », on est manifestement dans une autre dimension, plus éphémère. Un peu à l’image de toute la période où le vieux semble mourir et du neuf émerger, mais le vieux tient encore, et le neuf a déjà eu le temps d’avorter parfois avant même qu’on ait eu le temps de sécher l’encre qui devait en décrire les bienfaits.
Certes, comme le souligne Patrick, il nous faut redonner du sens aux luttes et reconstruire plus largement une perspective émancipatrice. C’est incontestable, et c’est absolument nécessaire. Mais il n’est pas vrai que c’est la redéfinition d’un projet émancipateur qui rendrait dans l’immédiat les luttes plus efficaces, plus fréquentes, et plus victorieuses, simplement parce qu’on aurait un peu mieux rodé notre discours. De ce point de vue, la contribution qu’a envoyée de Yann Cézard dans la revue du NPA sur le bilan que l’on peut tirer des grèves de 1995, 2003 et 2010 sur les retraites reste bien utile pour mesurer à quel point la responsabilité pratique, immédiate, des directions réformistes reste déterminante dans le cours de la lutte. Et au bout du compte, sur le cours des événements à plus long terme.
Il est vrai qu’il peut nous arriver au sein du NPA de nous caricaturer nous-même en faisant des directions réformistes le point de départ et le point d’arrivée de toutes nos explications, parfois le point unique sans s’intéresser au reste. Mais à l’inverse, ce n’est pas parce que l’idée même d’« un autre monde possible » semble plus difficile à imaginer que nous accumulons les défaites depuis plusieurs décennies, ou que le prolétariat se laisserait avoir par la langue de bois libérale. Quand ça chauffe, la question se pose d’abord et avant tout de manière très pratique : on a les moyens ou pas d’imposer des comités de grève face aux appareils locaux (les directions réformistes ne reposent pas sur du vide), et c’est une sacrée bagarre qui demande un sacré niveau d’organisation. C’est justement la responsabilité des révolutionnaires d’impulser et de mener ces bagarres. Leur rôle n’est pas uniquement ou prioritairement d’ouvrir des perspectives, et sinon d’être « des poissons dans l’eau » lorsqu’il y a des luttes, mais bien d’en modifier le cours, ce qui en retour pourrait peut-être donner un peu plus de consistance à nos perspectives…
On ne va pas réécrire l’histoire depuis plus de trente ans, mais toutes ces défaites accumulées ont été à chaque fois autant de carrefours et de bifurcations possibles qui auraient pu conduire la lutte de classe sur d’autres chemins. Nous sommes matérialistes, mais pas mécanistes. C’est la longue suite de défaites qui a donné une marge de manœuvre supplémentaires aux capitalistes pour restructurer le système productif à leur avantage. Ce ne sont pas ces restructurations qui expliquent fondamentalement ces défaites. C’est parce que la politique a fait défaut trop souvent et trop longtemps que la sociologie paraît peser bien lourd désormais. Et même si ces défaites successives créent aujourd’hui une situation différente (mais pas forcément aussi originale qu’il n’y parait), il n’y aura pas d’autre solution que de nous poser encore et toujours des problèmes d’orientation et de direction dans les mouvements pour renouer avec des victoires qui rendront peut-être plus palpables, on peut l’espérer, les projets d’émancipation dont nous sommes porteurs. Et non l’inverse.
Jean-François Cabral, 13 septembre 2013