Et dire que c’est dans des manuels français qu’il a appris l’art de la guerre ! Comme le marxisme d’ailleurs... Le général Vo Nguyên Giap, légende vivante au Vietnam, est le stratège qui provoquera, en 1954, la chute de Diên Biên Phu et la fin de la guerre coloniale française. Il va contraindre ensuite, en 1973, les Américains à mettre fin à leur agression. En 1975, il met en déroute l’armée « fantoche » du Sud-Vietnam, le pays est réunifié. Giap est depuis reconnu par ses pairs comme l’un des plus talentueux chefs militaires, un stratège de la guerre du peuple. Mais il est d’abord, pour les Vietnamiens, le représentant le plus fidèle de la pensée dô Chi Minh, père de l’indépendance vietnamienne.
Fidèle à ses idéaux
Né le 25 août 1910 à An Xa, un petit village au centre du pays, fils de paysan riziculteur, tour à tour professeur, journaliste, général d’armée, dirigeant politique, Vo Nguyên Giap était le dernier survivant de la vieille garde d’Hô Chi Minh. Il respire l’intelligence, la force tranquille. Fidèle à ses idéaux, ouvert au monde et à ses changements, il a toujours été proche du peuple et sensible à ses difficultés. Il soutiendra en 1986 une politique de rénovation économique, le Do Moi, qui a permis d’engager le Vietnam sur la voie de la croissance.
L’homme est plutôt affable, aime parler français, son regard est direct, la poignée de main ferme, on devine le dirigeant. Je l’ai rencontré des dizaines de fois en 30 ans. Il n’y a jamais eu de sujets tabous, mais son ton devenait sec quand il s’agissait de questions qui l’agaçaient. Il est décrit comme « un volcan recouvert de neige ». Il a été l’homme des brasiers. À son corps défendant, car il se veut « le général de la paix ». Un centenaire qui, il y a 2 ans encore, s’exprimait sur la souveraineté du Vietnam sur des îles revendiquées par la Chine. Il vit paisiblement à Hanoi, à deux pas de la place Ba Dinh, où Hô Chi Minh, le 2 septembre 1945, avait proclamé l’indépendance.
Dès l’adolescence, Vo Nguyên Giap milite au collège à Hué. « Nous faisions grève pour dénoncer la tyrannie du directeur et l’interdiction de lire des journaux progressistes. » Hébergé chez un professeur vietnamien « antimandarin et anticolonialiste », il découvre le marxisme « dans des livres français, dont « du communisme » des Éditions sociales. Il termine ses études à Hanoi, ou il est élu « président du comité des journalistes du Tonkin ». Devenu professeur d’histoire et journaliste, il entre dans la clandestinité après la déclaration de la Seconde Guerre mondiale.
En 1944, il crée, à la demande d’Hô Chi Minh, les Brigades de propagande armée. Le 2 septembre 1945, Hô Chi Minh proclame à Hanoi l’indépendance du Vietnam. Vo Nguyên Giap est nommé ministre de l’Intérieur, en charge des affaires militaires. Le 23 novembre 1946, la marine française bombarde le port d’Haïphong, faisant des milliers de victimes civiles. Le 19 décembre 1946, le Viêt-minh attaque les positions françaises à Hanoi, c’est le début de la guerre d’indépendance. Elle va durer 8 ans et c’est en 1954, après près d’un siècle d’occupation coloniale, que la bataille à Diên Biên Phu « du tigre et de l’éléphant » va mettre fin à la guerre d’Indochine. Giap va s’y illustrer en donnant la pleine mesure de son talent de stratège militaire.
La Bataille décisive de Diên Biên Phu
Le 7 mai 1954, au cri de « di, di » (en avant, en avant), les soldats de Giap submergent le camp retranché français après 55 jours et nuits de combats acharnés. La victoire est totale et ouvre la voie aux accords de Genève, le 21 juillet, et à la fin de la première guerre du Vietnam. Le général Henri Navarre, le nouveau commandant en chef en Indochine, arrivé en mai 1953, a pour mission de trouver une issue honorable face à une guérilla viêt-minh devenue une armée qui harcèle et combat le corps expéditionnaire français du nord du pays au sud.
Le 20 novembre 1953, sous le nom de code « Opération Castor », Navarre lance ses paras sur Diên Biên Phu, située à l’extrême ouest du Vietnam, à la frontière du Laos. Objectif : couper la route aux troupes viêt-minh qui se dirigent vers le haut Laos. « Mais, explique Giap, le premier but de l’état-major français, et peut-être aussi des Américains, est d’établir un camp retranché pour attirer nos forces et nous tendre un piège en nous obligeant à livrer une bataille décisive loin de nos bases. Quand le camp a été renforcé pour devenir imprenable, comme disaient Navarre et le général américain Daniels, ils attendaient notre attaque car ils voulaient casser du Viet, anéantir nos forces. Voilà pourquoi le général de Castries, qui commandait le camp, larguera des tracts sur nos positions pour me mettre au défi de l’attaquer. »
Selon les généraux chinois qui conseillent Giap, dans une bataille en rase campagne il faut suppléer la carence de feu, face à un ennemi mieux armé, par une marée humaine qui le submerge. « Au début, quand les Français se sont installés à Diên Biên Phu, le camp n’était pas encore renforcé. En décembre 1953, une partie de mon état-major, accompagnée des conseillers chinois, m’avait précédé (il les rejoindra le 5 janvier - NDLR) et préparé un plan « attaque éclair, victoire rapide » en 2 jours et 3 nuits. Naturellement, on pouvait lancer une attaque rapide, mais les rapports m’indiquaient que le camp retranché était devenu en peu de temps une sorte de hérisson formidable avec des kilomètres de rouleaux de fils barbelés, de tranchées, de pitons fortifiés, avec une piste d’aviation pour gros-porteurs, des tanks, des canons. »
« La décision la plus difficile de toute ma vie »
Le 14 janvier, les cadres politiques donnent leur aval. Giap doute, mais, dit-il « tout le monde autour de moi, mon état-major, les conseillers chinois, était unanime pour une attaque éclair. Je ne pouvais pas reculer, la date de l’assaut était prévue pour le 25 janvier. Le 24, j’apprends qu’il y a une fuite, j’ai donc reporté l’offensive d’un jour. Le matin du 26 janvier, alors que l’assaut doit être donné dans quelques heures, je prends la décision de changer de plan et de regrouper nos soldats quelques kilomètres vers l’arrière, le temps de mettre en place un nouveau dispositif. Avant le départ pour Diên Biên Phu, Hô Chi Minh m’avait dit : « Toi, en qualité de commandant en chef, tu as au front les pleins pouvoirs, mais c’est une bataille très importante, qu’il faut absolument gagner. Quand on est sûr de la victoire, on se bat, quand on n’est pas sûr, on ne se bat pas. » »
Giap informe le général qui dirige la délégation chinoise, mais surtout, il doit convaincre son état-major : « Avec notre plan d’attaque éclair, êtes-vous certains à 100% de la victoire ? Si vous n’êtes pas sûrs à 100%, nous devons décider d’un autre plan ! » « De toute ma vie, raconte-t-il, c’est la décision la plus difficile que j’ai eu à prendre. Nos troupes étaient chauffées à blanc depuis des semaines, elles n’attendaient plus que l’ordre de déferler sur le camp. Les soldats se posaient des questions, des bruits circulaient : « L’état-major est incompétent, c’est un ordre contre-révolutionnaire. » »
Le nouveau plan logistique est conçu pour une bataille de plus de 3 mois, jusqu’au 20 juin. Giap a retenu la maxime de Bonaparte : « Là où une chèvre passe, un homme peut passer ; là où un homme passe, un bataillon peut passer. » À travers la jungle et la montagne, sous les bombardements et des pluies incessantes de napalm, que les Français utilisent depuis 1950, de nouvelles pistes sont ouvertes, 260 000 porteurs sont mobilisés, 20 000 bicyclettes fabriquées à Saint-Étienne vont porter des charges de 300 kg.
« Pour l’état-major français, il était impossible de hisser l’artillerie sur les hauteurs dominant la cuvette et de tirer à vue. Or, nous avons démonté les canons pour les transporter pièce par pièce dans des caches creuses à flanc de montagne et disséminé une centaine de bouches à feu pour détourner les tirs de riposte. » Ils vont creuser 45 kilomètres de tranchées et 450 km de sapes de communication qui, jour après jour, vont grignoter les mamelons fortifiés. Le 13 mars 1954, à 9 heures, un déluge d’obus s’abat sur le camp. Pendant des semaines, telles des taupes, les soldats vietnamiens vont progresser de boyau en boyau. « Mais du 20 au 30 avril, nos lignes de ravitaillement ont été coupées. Un moment très dur », concède le général Giap qui demande des renforts, fait appel aux populations locales, remonte le moral de ses troupes en expliquant que les conditions sont réunies pour vaincre rapidement. « Le 7 mai, vers midi, on a vu un peu partout des drapeaux blancs », se souvient Giap. À 17 heures, l’état-major français, dont le général de Castries, est fait prisonnier.
Jamais fait d’école militaire
« Le piège tendu par Navarre pouvait fonctionner, reconnaît Giap, car avec notre premier plan d’attaque rapide, il fallait mobiliser des effectifs importants alors que nous étions à 500 kilomètres de nos bases. Navarre était persuadé que nous ne pouvions pas ravitailler notre armée sur ce champ de bataille au-delà de 100 km et pas plus de 20 jours. Sur le plan formel, Navarre avait raison. »
Des officiers français se gaussaient de ce soldat qui n’avait jamais fait d’école militaire. « Les Français comme les Américains ont toujours sous-estimé leur adversaire, nos capacités créatrices, l’énergie d’une armée populaire, de tout un peuple qui se lève pour son indépendance et sa liberté. Castries et Navarre étaient des officiers de valeur, mais ils servaient une mauvaise cause. Le peuple français nous soutenait, il avait raison. »
« Pendant la guerre américaine, j’ai aussi eu des décisions importantes et difficiles à prendre, mais l’expérience de Diên Biên Phu m’a beaucoup aidé. » En 1959 commence la construction de la piste Truong Son, plus connue sous le nom de piste Hô Chi Minh, un gigantesque réseau de communications de 20 000 kilomètres s’étalant du nord du Vietnam au sud, traversant le Laos et le Cambodge, un cordon ombilical qui, pendant 5 920 jours, jusqu’en 1975, va ravitailler en vivres, armes et munitions la résistance du Sud. Elle ouvrira, fin avril 1975, les portes de Saigon.
Offensive du Têt
En 1967, lors de la préparation de l’offensive du Têt, dans la nuit du 30 au 31 janvier 1968, Giap avait prôné une opération coup de poing dans tous les cœurs de ville du Sud-Vietnam, sur tous les objectifs à valeur symbolique comme l’ambassade américaine à Saigon, le siège de la radio et de la télévision, le palais présidentiel, les installations gouvernementales, les bases militaires, les aéroports, les postes de police. Mais sa stratégie, de frapper vite et fort et aussitôt de se retirer, n’est pas retenue. La direction du Parti estime que le maintien, partout, des positions gagnées débouchera sur une insurrection populaire. L’offensive du Têt sera une victoire diplomatique et politique incontestable, mais au prix d’un échec militaire qui laminera les meilleures forces combattantes de la résistance du Sud, que dirige le général Tra Van Tra, un proche de Giap.
10 jours auparavant, le 21 janvier 1968, Giap a débuté le siège de la base américaine de Khe Sanh, au centre du pays. « Notre objectif n’était pas de prendre Khe Sanh, mais de faire diversion, tout en préparant l’offensive du Têt. » L’affrontement durera 77 jours. Giap lèvera le siège fin mars, marquant la fin de l’offensive du Têt.
En décembre 1972, pendant 12 jours et 12 nuits, les États-Unis engagent 1 200 avions, dont 200 B52, dans les bombardements de Hanoi et d’Haiphong pour peser dans les négociations de Paris entre Kissinger et Lê Duc Tho. « Nos forces armées ont abattu 77 avions, dont 33 B52, un véritable exploit, et fait prisonniers des centaines de pilotes. Je me souviens que le journal « Nhân Dân » titrait le lendemain : « Le Diên Biên Phu de l’air ». Et, un mois plus tard, les accords de Paris étaient paraphés. »
En 1975, Giap est encore à l’initiative avec l’organisation de la campagne d’Hô Chi Minh au cours de laquelle il lance son mot d’ordre aux soldats : « Rapidité, audace et victoire assurée. » En face, un million de soldats sud-vietnamiens déposent les armes, Saigon est libérée le 30 avril. « Vietnam Victoire », titrera « l’Humanité », et Roland Leroy, dans son éditorial titré « Un événement considérable », écrira : « La preuve est faite qu’un peuple qui lutte pour une liberté et son indépendance est invincible. »
La victoire est une question de temps
Le général Vo Nguyên Giap a été commandant en chef de l’armée populaire durant 30 ans. il quitte son poste de ministre de la Défense en 1980, démissionne en 1982 du bureau politique à la suite de divergences avec la direction du Parti. Il restera premier ministre jusqu’en 1991.
Giap était partisan d’une politique d’usure, il pensait que la victoire est une question de temps. « Au cours de notre histoire, chaque fois que nous avons eu une ligne indépendante et créatrice, nous avons obtenu des succès, mais dès que nous avons pris pour modèles des expériences d’autres pays d’une manière dogmatique, ça n’a pas marché. Par exemple, la réforme agraire a été appliquée de façon qui n’est pas vietnamienne, ce fut un échec à tous points de vue : politique, économique, social... »
Daniel Roussel