Introduction
La disparition de Nelson Mandela a suscité, à juste titre, un émoi dans les médias internationaux. Les messages de condoléances des gouvernements se sont multipliés. Ueli Maurer, en tant que président de la Confédération, s’est fendu de la déclaration suivante : « Avec la disparition de M. Mandela, c’est l’Afrique du Sud, le continent africain et le monde entier qui perdent une personnalité exceptionnelle, l’un des grands hommes de notre époque. Sa lutte en faveur de la liberté, des droits de l’homme, de la démocratie, du règlement pacifique de conflits et de la réconciliation nationale dans son pays a marqué l’histoire du monde de la deuxième moitié du XXe siècle. Les valeurs de justice, de paix, du respect d’autrui, de tolérance et d’humanité qu’il incarnait resteront pour longtemps gravées dans les mémoires. »
La gravure présente est si profonde qu’elle permet d’effacer toute la mémoire des relations intimes entretenues par le gotha du capital helvétique avec le régime d’apartheid. Parmi les propagandistes politiques de l’intimité avec les créateurs et gérants de l’apartheid on trouvait Christoph Blocher – animateur de l’Arbeitsgruppe südliches Afrika (ASA) qu’il avait créé en 1982 –, mentor d’Ueli Maurer. Le secrétariat de l’ASA était tenu par Ulrich Schlüer, ancien secrétaire de James Schwarzenbach, qui récupéra en 2008 le siège au Conseil national d’Ueli Maurer après la nomination de ce dernier au Conseil fédéral. Dans la meilleure des traditions, les autorités helvétiques utilisent un événement – ici, le décès de Nelson Mandela – pour mieux effacer une page d’un passé de connivences et intérêts communs avec le régime d’apartheid. Un passé tout à fait normal, et non pas exceptionnel, entaché d’une « erreur momentanée ».
Un an avant la libération de Nelson Mandela, le 11 février 1990, après vingt-sept ans d’incarcération, était cultivée la campagne politique pro-apartheid et continuaient les relations financières, commerciales, économiques, politiques avec un régime qui subissait les sanctions de la part d’une grande majorité des pays à l’échelle internationale. Des sanctions qu’avait demandées, entre autres, Nelson Mandela. Il n’est donc pas inutile de regraver dans la mémoire de certains lecteurs et lectrices la réalité des relations entre le capitalisme helvétique et celui de l’apartheid sud-africain. Pour cela, nous republions ci-dessous un des nombreux articles écrits dans le périodique La Brèche, en l’occurrence dans le numéro 427 du 14 avril 1989.
Rédaction A l’Encontre
Suisse-Afrique du Sud : « La loyauté des relations »
Depuis le second semestre 1988, les projecteurs de l’actualité éclairent à nouveau les rapports entre la République sud-africaine (RSA) et la Suisse. Le 23 février 1989, les lumières du Consistoire de l’Eglise nationale protestante de Genève (ENPG) se sont braquées sur la campagne du Mouvement anti-apartheid de Suisse (MAAS) : « Pas un sou pour l’apartheid ! » Illuminés et avertis, les délégués ont donné leur appui à cette campagne. Un changement important pour la Suisse. Le débat se poursuivit au sein de la Fédération des Eglises protestantes (FPES) début mars, avec des prises de position publiques – publiées entre autres dans la Neue Zürcher Zeitung du 3 mars 1989 – fort intéressantes des deux camps, celui favorable aux sanctions à l’égard de la RSA et celui intéressé aux « engagements constructifs », selon la formule ciselée par l’administration Reagan il y a quelques années.
Tout ce débat est alimenté par plusieurs facteurs.
1° La répression accrue depuis l’instauration d’un Etat d’urgence complet, le 12 juin 1986 – 32’000 personnes ont été arrêtées depuis cette date, selon les estimations les plus basses de la Commission des droits de l’Homme faites à fin décembre [1] – qui est la véritable toile de fond sur laquelle se développe le discours « réformiste » des gouvernants.
2° Les manœuvres diplomatiques en cours pour trouver une « transition à froid » dans toute l’Afrique australe, ce qui ravive les discussions sur les « nécessaires réformes » de l’apartheid, d’autant plus que la crainte d’une explosion est vive.
3° Les échéances économiques qui se profilent à l’horizon, entre autres l’impossibilité dans laquelle va se trouver la RSA de répondre à ses engagements lorsque le « Second Interim Arrangement » arrivera à extinction en juin 1990. L’Afrique du Sud devra alors faire face aussi bien aux charges de la part de la dette qui ne fut pas mise en réserve en 1985 (10 milliards de dollars sur un total de 24 milliards) qu’à la partie « mise en réserve » qui s’élèvera en 1990 encore à quelque 10 milliards de dollars.
Examinant la situation du pays, le directeur général des Finances au ministère de l’Economie d’Afrique du Sud, Chris Stals, reconnaît que les remboursements en capital des dettes mises « en réserve » en 1985 sont « modestes »… grâce aux bons offices joués en 1985 par Fritz Leutwiler, ancien président de la Banque nationale suisse, et actuellement au conseil d’administration d’ABB, de Ciba-Geigy et de la Société Générale de Surveillance de Genève.
Chris Stals s’explique ainsi : « Chacun de ces versements [décembre 88, juin 89, décembre 89 et juin 90] représentera 300 millions de rands environ, au taux de change actuel. C’est en fait un faible prix à payer pour conserver la bonne volonté et la coopération de plus de 400 banques créditrices réparties en de nombreux pays : les services qu’elles offrent dans le processus de transfert en Afrique du Sud des produits de nos exportations et dans le paiement de nos importations. Nous ne pouvons pas éviter de rechercher leur soutien dans ce cadre. » [2] Lorsque l’on sait que l’or représente près de la moitié du revenu des exportations sud-africaines, quatre conclusions sont aisées à tirer.
1° La baisse actuelle des cours de l’or – chaque baisse de 10 dollars du prix de l’once se traduit par une perte de 200 millions de dollars des revenus annuels sud-africains – affaiblit la position de la RSA face à ses créanciers (les 400 banques).
2° Ceci, précisément au moment où la pression de la dette – malgré tous les « bons arrangements » – s’intensifie et où l’Afrique du Sud ne pourra pas accumuler suffisamment d’excédents pour payer. Une nouvelle renégociation d’ampleur s’annonce, d’où la nécessité de trouver rapidement des appuis chez des banquiers et de présenter toute l’opération sous l’angle d’un plan d’aide à l’ensemble de l’Afrique australe. Ce que Pieter Botha [premier ministre de 1978 à 1984 et président de 1984 à 1989] a fait en Suisse, en octobre 1988.
3° Les tentatives pour avoir à nouveau recours à des emprunts sur les places étrangères s’aiguisent, alors que depuis quatre ans la RSA n’a pratiquement plus accès à de nouveaux fonds étrangers à moyen et long terme. Ces fonds furent un élément clé de son expansion depuis la Première Guerre mondiale. Les espoirs placés dans les banques helvétiques sont grands à ce propos.
4° Les trois banques suisses, qui commercialisent près de la moitié de l’or sud-africain, occupent une place stratégique étant donné la part de l’or dans le financement extérieur (de la dette aussi) de la RSA. Simultanément, ces banques suisses sont engagées dans une concurrence sérieuse avec la place de Londres. S’y est créée en 1986 la London Bullion Market Association (LBMA) qui met à profit l’assise de la place financière londonienne, mais aussi sa tradition dans le commerce des métaux précieux et rares. Conclusion : il y a beaucoup de raisons à ce que le « pool de Zurich » – UBS, SBS, Crédit Suisse, créé en 1968 – se montre fort compréhensif, tout en négociant serré, face à la South African Reserve Bank (la Banque centrale) qui centralise la vente de tout l’or sud-africain.
Examinons maintenant quelques exemples de liens entre la Suisse et l’Afrique du Sud depuis le second semestre 1988… en ayant à l’esprit que le « secret des affaires » ne nous permet que d’entrevoir la pointe de l’iceberg.
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En juin 1988, dans le cadre des accords de rééchelonnement de la dette, la RSA devait s’acquitter d’un paiement relativement important. Au même moment, elle effectue une vente massive d’or, pour un montant avoisinant 1,7 milliard de francs. Simultanément les avoirs en métaux précieux des principales banques suisses subissent une hausse de 1,1 milliard de francs [3]. Cette harmonieuse coïncidence dans le temps laisse difficilement conclure à autre chose qu’à une opération de Gold Swap (de crédits croisés) sous l’égide des banques helvétiques. Ceci permet à la RSA d’obtenir des liquidités (un crédit à court terme) contre un « prêt » d’or. Comme par hasard, à fin juin-début juillet 1988, le ministre des Finances d’Afrique du Sud, Barend du Plessis, effectue une courte visite à Zurich. Il y accorde un entretien à Finanz und Wirtschaft (13 juillet 1988), dans lequel il tonne contre les sanctions et tente de rassu rer les lecteurs sur la situation écono mique en Afrique du Sud et sur la volonté de la RSA de faire face à ses engagements.
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Le 16 août 1988 se crée à Zoug la Compagnie Financière Riche mont (CFR). Cette société contrôle les actifs internationaux du grand groupe sud-africain Rembrandt de la famille Rupert [4] dont une partie est concentrée dans le secteur des biens de luxe (Cartier, Montblanc, Dunhill, Piaget, Beaume et Mercier, Rothmans…). C’est un moyen de séparer les affaires sud-africaines du groupe de celles qui se développent dans le reste du monde ; ce qui permet aussi de transférer hors de RSA quelques capitaux… Une façon d’éviter les effets de sanctions possibles et de se protéger contre un futur incertain. Le Wall Street Journal l’explique clairement : « Aucun des deux groupes [Rembrandt-Rupert et Anglo-Ameri can-Oppenheimer] ne le reconnaît explicitement, mais tous les deux espèrent protéger leurs opérations non directement sud-africaines de possibles futures sanctions. Par exemple, les législateurs américains ont déjà interdit des importations de certaines firmes liées à I’Etat sud- africain et pourraient dans l’avenir étendre ces interdictions à d’autres compagnies. Les compagnies « off shore » [comme la CFR sise à Zoug] peuvent aussi offrir une certaine protection pour leurs riches proprié taires s’ils doivent quitter l’Afrique du Sud. » [5]
Dernièrement, le directeur exécutif de Rembrandt, Johann Rupert (fils d’Anton Rupert), « cet homme d’affaires averti », déclara : « Bien que je n’en sois pas partisan moi-même, je suis parvenu à cette conclusion que la règle de la majorité deviendra inévitable de mon vivant. » La question étant pour lui de savoir « dans quel type de système politique, totalitaire ou de libre entreprise (sic !), se fera ce partage » [6] A la tête de la CFR, on retrouve – aux côtés de Johann Rupert et de Matthys Roux, qui siègent tous deux au conseil d’administration du groupe Rembrandt en Afrique du Sud – Niklaus Senn, de l’UBS. Lui, par contre, déclara il y a quelque deux ans que « la règle de la majorité n’était pas pour lui une religion » ; c’était plutôt dans le ton du papa Anton Rupert.
Niklaus Senn est un homme clé des relations financières entre l’Afrique du Sud et la Suisse ; non seulement étant donné sa position passée de président de l’UBS, sa présence actuelle dans le conseil d’adminis tration de la banque la plus « profilée » en faveur de la RSA, de ses liens directs avec une partie du gotha sud- africain, mais aussi parce qu’il siège dans le conseil d’administration de deux banques : la Bank Cantrade de Zurich et la Guyerzeller Bank AG (ZH). La première est aux mains de l’UBS, la seconde est liée au groupe Samuel Montagu & Co (GB). Selon Bilanz (avril 1989), ces deux ban ques, avec la Uto-Bank de Zurich, possèdent une fonction de premier ordre dans l’organisation des affaires du groupe sud-africain Anglo-American en Suisse (voir ci-après).
Il n’est pas inutile de rappeler que dans le consortium de banques char gées de placer les actions de la CFR on trouve, placées sous la houlette de l’UBS, la banque Vontobel de Zu rich, les genevoises Darier-Hentsch et Pictet et l’Anlage und Kredit AKB de Zurich. Dans AKB se retrou vent en bonne compagnie Afina Holding SA, aux mains de Stephan Schmidheiny, R&R Holdings Ltd de Zoug, aux mains de Rupert, ainsi que la Réassurance Suisse et la Banque Leu (ZH).
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Le 21 septembre 1988, la firme luxembourgeoise Minorco – contrôlée par les deux géants sud-afri cains Oppenheimer-Anglo-Ameri can et De Beers (les diamants) – lance une offre publique d’achat (OPA) inamicale contre la Consoli dated Gold Fields (CGF). Initiale ment la barre, pour le rachat, est mise à 2,9 milliards de livres anglaises, puis, en février 1989, à 3,2 milliards. Et ce n’est pas terminé. Ce groupe minier, CGF, possède des intérêts aux Etats-Unis, en Australie, en Nou velle-Zélande et en Afrique du Sud. En RSA, la CGF possède des intérêts dans Consolidated Gold Fields South Africa (CFSA). Dans cette compa gnie minière, connue pour sa fermeté anti-syndicale, on retrouve le groupe Rembrandt et l’Anglo-American [7].
C’est une bataille de titans qui se déroule pour le contrôle d’un segment décisif du marché de l’or, du platine ainsi que d’autres métaux ra res. Anglo-American tente, entre autres, par cette opération de diversifier géographiquement ses investissements dans les mines d’or. Pour l’instant, 95% de sa production provient d’Afrique du Sud. Il y a là un risque « géopolitique », mais aussi un désavantage du point de vue de la commercialisation de l’or. En effet, la décision (quand et combien) de vente de l’or extrait en Afrique du Sud revient à la seule banque centrale sud -africaine, ce qui limite certaines opérations. Si Minorco pouvait mettre la main sur CGF – ce qui théorique ment lui donnerait le contrôle de 32% de la production aurifère des pays occidentaux et de 65% de celle de RSA [8] – la part des ventes qui échappe à ce passage obligé augmenterait. Avec elle croîtraient donc les possibilités de l’Anglo-American d’influencer le marché de l’or. Un objectif qui n’est évidemment pas sans concerner au premier chef les banques helvétiques.
A l’occasion de la bataille entre les deux compagnies, plusieurs lièvres ont été levés. En effet, pour riposter à l’offensive de Minorco, CGF a multiplié les « révélations » et fait appel aussi bien à la Commission euro péenne sur les monopoles qu’à l’Office britannique de la concurrence pour faire échouer cette OPA con duite par Michael Edwards, l’ancien grand patron et « rationalisateur » de British Leyland (automobile). Nous nous limiterons ici à trois aspects de cette histoire concernant plus directement la Suisse et ses gnomes.
1° Une fois de plus, il apparut au grand jour que l’UBS, la SBS et le Crédit Suisse étaient actionnaires de l’Anglo-American Golds Invest Co. Ltd (Amgold) d’Afrique du Sud. Cette société chapeaute l’essentiel des activités de l’Anglo-American dans l’extraction d’or et d’uranium en Afrique du Sud (mais aussi en Australie, au Brésil, au Chili). Selon Mac Gregor [9], les participations des ban ques suisses au capital de Amgold se montaient, en 1987, à 7,3% (l’UBS), à 5,4% (la SBS) et à 4,7% (CS). Mac Gregor ne donne pas de chiffres pour 1988. Par contre Bilanz (avril 1989) avance les participations suivantes : respectivement, 9,03%, 8,13% et 5,94%. On assisterait donc à un renforcement des positions des instituts financiers helvétiques dans ce géant minier sud-africain.
2° Au début janvier 1989, la presse britannique [10] indique que, dans ses manœuvres d’OPA sur CGF, Minor co dispose d’un réseau helvétique et liechtensteinois. Ainsi, Vadep Hol ding AG à Baar (Zoug) détiendrait quelque 3,3 millions d’actions de Minorco. A la tête de Vadep Holding se trouve Camillo Andina, qui tient les premiers rôles à la Central Sel ling Organisation Valuation AG (CSO) et à la Diamond Trading Company Ltd (Lucerne). Ces deux sociétés s’occupent, à Lucerne, de la vente des diamants bruts pour le compte de De Beers. Andina siège aussi chez Rupert Tobacco Group Services SA, à Baar (Zoug), du groupe Rembrandt-Compagnie Financière Richemont. Tout se tient ! Camillo Andina rencontre Niklaus Senn au conseil d’adminis tration de la Guyerzeller Bank SA AG, de Zurich. Vadep Holding AG est d’ailleurs domicilié auprès de la banque Guyerzeller ! La « swiss connection » de l’Anglo-American comporte quelque 81 firmes en tout gen re [11]… et surtout du type à faire pâlir d’envie la plus multiple des poupées russes.
3° Dans l’OPA lancée par Minor co, la SBS conduit un syndicat ban caire qui doit offrir un crédit de 1,4 milliard de livres (soit quelque 3,8 milliards de francs suisses) à la socié té contrôlée par Oppenheimer-De Beers. La SBS a pris sur elle la part du lion : 500 millions de livres. La Che mical Bank, la Dresdner Bank et la Bank of Nova Scotia se répartissent chacune 300 millions de livres. La somme de 500 millions de livres (1,3 milliard de francs), même considérée comme un crédit de courte durée, souligne « l’effort » de la SBS dans cette bataille stratégique de redéploiement du principal groupe sud- africain. Ce qui montre bien les en jeux, aux yeux de la SBS, de l’opéra tion lancée par l’Anglo-American. Il serait intéressant de savoir comment on analyse l’affaire à l’UBS. Le feuilleton se corse lorsque l’on ap prend que la Caisse de pension de la Ville de New York [12] menace la Chemical Bank de vendre les actions (une part minime) de la Chemical qu’il détient, si cette dernière continue à s’engager dans une opération d’emprunt aussi étroitement liée au régime d’apartheid.
Au travers de cette bataille pourrait se déclencher un petit effet de dominos : la mise en question, par des investisseurs insti tutionnels américains (la Caisse de pension de la ville de New York), de la politique d’une banque américaine en direction de la RSA pourrait re jaillir sur les banques suisses. Jusqu’à maintenant, elles profitent souvent du passeport neutre, de la discrétion et du faible impact – bien que grandis sant – du mouvement anti-apartheid en Suisse.
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Ulrich Schlüer
Les 23-24 septembre, l’ASA, l’Arbeitsgruppe südliches Afrika, organisait – au Movenpick-Hotel d’Egerkingen (SO) – son cin quième séminaire sur l’Afrique du Sud. L’ASA est le groupe de pression le plus actif en Suisse en faveur du régime d’apartheid. Cette réunion était présidée par le conseiller natio nal Dr Christoph Blocher de l’UDC. Blocher, patron de l’important holding Ems-Chemie Holding, fait aussi dans l’armement (Patvag). Il siège de même au conseil d’administration de I’UBS. Les orateurs étaient triés sur le volet : le contre-amiral de RFA [République fédérale allemande], Günter Poser ; le ministre de l’Information sud-africain, le Dr C.J. van der Merwe, celui qui est responsable de la stricte censure en vigueur en Afrique du Sud depuis 1986 ; et Walter Füllemann, directeur de Ciba-Geigy en Afrique du Sud de 1974 à 1987. Ce dernier broda sur le thème : « Les expériences d’un entrepreneur suisse en Afrique du Sud ». Le secrétariat de cet aimable séminaire d’information était tenu par le Dr Ulrich Schlüer qui dirige les Schweizerzeit Verlag AG, à Flaach (ZH). Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le 4e séminaire de l’ASA, qui se tint dans le même hôtel en septembre 1987, eut l’hon neur de recevoir le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, Edouard Brunner. L’ASA organisa aussi un voyage d’étude en Afrique du Sud du 15 octobre au 5 novembre 1988, avec le but d’avoir « des discussions avec des responsables politiques, de l’Eglise et des Affaires ». L’agence Kuoni – où la Swissair et l’UBS sont très largement majoritaires – s’occupa de l’expédition. Son guide avisé était le Dr Schlüer. Des voyages identiques se feront ce printemps et cet automne 1989.
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En novembre 1988, une infor mation apparaissait dans la presse [13] ayant trait à l’achat par des compa gnies d’électricité (nucléaire) japonai ses – Kansai, Tohoku, Chubu et Chugoku – d’uranium provenant de Namibie, pays occupé en toute illégalité (selon les décisions de l’ONU) par l’Afrique du Sud. Selon une décision de l’ONU, datant de 1974, l’importation d’uranium de Namibie est interdite. L’exportateur vers les électriciens japonais est la firme britannique RTZ Corp, an ciennement dénommée Rio Tinto Zinc. Ce vaste conglomérat britanni que possède une filiale en Suisse : RTZ Mineral Services Ltd à Zoug. C’est le type de société qui doit servir à détourner des sanctions internationales contre l’Afrique du Sud, à créer des intermédiaires qui facilitent la dispa rition de la provenance originale de certains produits et de certains profits (pour le fisc), etc. C’est précisément par l’intermédiaire de RTZ Mineral Services que la transaction se ferait avec les électriciens japonais. RTZ et les banques suisses permettent aussi de régler discrètement les paiements : « La Suisse, qui n’est pas membre des Nations Unies et qui, contrairement au Japon, ne reconnaît pas la résolu tion de 1974 sur le commerce avec la Namibie, servirait encore, par le biais de ses banques, à dissimuler les transactions financières sur l’ura nium entre RTZ et les électriciens japonais. » A la direction de RTZ Mineral Services, Zoug, se rencon tre un conglomérat d’hommes d’af faires canadiens, britanniques et suis ses. Parmi ces derniers, il faut mentionner Paul Gmür, Hans Boilman, Urs Jordi et Karrer Paul que l’on retrouve chez Kidder, Peabody & Co et chez Westinghouse, dont les intérêts dans le nucléaire ne sont pas inconnus.
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Le Financial Times de Londres, le 22 novembre 1988, par la voix de M. Horwood, le PDG de la Nedbank (un géant bancaire sud-africain, surtout après sa fusion, en août 1988, avec la South African Perm), confir mait que durant l’année 1988 les banques suisses avaient joué un rôle décisif dans l’organisation d’em prunts gagés sur l’or (gold loans). Il estimait le montant de ces opérations à 600 millions de dollars. Ce genre de « faveurs » fait dire au mensuel Bi lanz (avril 1989) qu’il est compréhen sible que le président Pieter Botha, flanqué de son ministre des Affaires étrangères Pik, après sa rencontre avec la presse lors de sa visite « privée » en Suisse (octobre 1988), « poussa un profond soupir et se tour nant vers Edouard Brunner (le secrétaire d’Etat helvétique) lui adressa un « Thank you sooo much » !
Le 11 novembre 1988, The Star, quotidien de Johannesburg, rapportait les affirmations de Michel Pache, porte-parole de René Felber, suite à la rencontre entre le ministre des Affaires étrangères « socialiste » et les représentants des banques suisses. The Star indiquait : « M. Pache s’ap pliqua à insister sur le fait que le ministre ne tentait pas d’influencer les banques. Il voulait simplement connaître ce que les banques pensent de leurs relations avec l’Afrique du Sud en ce qui concerne la situation politique – et non pas sur ce qui avait trait au cours de leurs affaires. » On aurait difficilement pu imaginer autre chose !
Par contre, il ne semble pas que le gouvernement sud-africain opère cette séparation tout helvétiquement gouvernementale entre business et politique. En effet, en octobre 1988, Pieter Botha remettait à Georges Meyer, vice-directeur de l’UBS et animateur de l’Associa tion Suisse-Afrique du Sud (SSAA), la plus haute distinction que la République sud-africaine donne à un étranger : « L’Ordre de la bonne espérance » ! Devant le parterre de la SSAA – qui réunit les industriels, commerçants et ban quiers « travaillant » avec la RSA – à l’hôtel Dolder de Zurich, Botha pro nonça un long discours contre les sanctions économiques et la nécessité de l’aide à l’Afrique australe : « N’oublions pas que ce n’est pas seulement la population sud-africaine qui dépend de notre économie nationale. Nous encourageons en effet le développement économique de la région australe dans son ensemble, car la pauvreté n’a jamais été favorable à la stabilité. » Pour celui qui présida à la politique d’étranglement économique du Mozambique, à la guerre contre l’Angola, à la paupérisation extrême des homelands…, il y a, là, des accents de « sincérité » qui n’ont pas dû manquer d’attirer l’attention des « observateurs » ! Ce discours fut publié dans la revue de propagande de l’ambassade de RSA : Panorama (décembre-janvier 1988-1989).
En réalité, quatre mois plus tard, le ministre sud-africain des Finances, B. du Plessis, présentant le budget pour 1989-1990, indique qu’il cherche « dans les circonstances difficiles à assurer la marche en avant de l’économie ». Le commentaire d’une revue spécialisée éclaire le sens du discours du ministre : « Le ministre des Finances évoque ainsi la situation créée par les sanctions financières prises contre l’Afrique du Sud : celle-ci doit ainsi freiner sa croissance et préserver les réserves d’or et de devises nécessaires au remboursement de sa dette extérieure. » [14] La politique sud-africaine est évidente et elle aura le soutien de la Suisse : pour affaiblir les sanctions financières, qui effectivement la gênent, elle va mettre l’accent sur un plan d’aide à l’Afrique australe, en le situant dans le cadre des accords qui se mettent en place avec « l’indépendance » de la Namibie et les « approches coopératives » que la RSA développe avec le Mozambique, le Zaire, le Malawi, la Côte d’Ivoire…, et demain l’Angola.
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Le 18 décembre 1988, des sources gouvernementales sud-africaines ont confirmé que l’Afrique du Sud avait reçu un prêt de 88 millions de rands d’un groupe de banques suisses.
Business Day, quotidien sud-africain indiquait que « la Suisse n’a pas participé au boycott financier imposé à l’Afrique du Sud, mais a fixé une limite (300 millions de francs suisses) au volume des crédits que ses banques pouvaient accorder ». La Banque populaire suisse (BPS) joue le rôle d’agent payeur pour un emprunt auquel seraient mêlés divers instituts. Tout sauf la transparence ! Evidemment, ce nouveau prêt peut être considéré comme le premier résultat du « consul financier » de l’Afrique du Sud, Chris van de Walt, installé à Zurich depuis 1987. En février, diverses sources indiquaient que ce prêt avait été consenti à la banque sud-africaine Volkskas [15]. Cette banque est contrôlée par le groupe Rembrandt. Pas des inconnus en Suisse ! Volkskas possède des intérêts fort importants dans divers secteurs économiques en Afrique du Sud, de la construction à l’automobile (Mercedes Benz SA) en passant par les assurances. La Neue Zürcher Zeitung, qui sait apprécier l’enjeu des relations entre la Suisse et l’Afrique du Sud, ne manqua pas de souligner : « On peut considérer le prêt effectué récemment par les banques suisses comme une modeste mais réjouissante nouvelle, dans l’espoir d’une normalisation (sic !) des relations d’affaires et commerciales [avec l’Afrique du Sud] ; pour limité qu’il soit c’est le premier crédit étranger depuis 1985. » [16]
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En janvier 1989, la nouvelle tombe que l’UBS a décidé de renouveler un crédit à moyen terme à la RSA. Il s’élève à 70 millions de francs. Selon le Financial Times de Londres, l’échéance était arrivée à terme le 17 janvier. Ce renouvellement permettra de la reculer. Deux remarques à ce propos. Tout d’abord, le plafond annuel décidé par le Conseil fédéral – fixé à 300 millions de francs – des crédits alloués à la RSA ne concerne pas les renouvellements et les modifications des conditions d’octroi de prêt. Ceci laisse une bonne marge de manœuvre, si l’on y ajoute toutes les autres opérations (gold-loans, swaps, crédits commerciaux). Ensuite, la durée du nouvel engagement est fixée à trois ans, avec un taux d’intérêt de 7% (ce qui est de 1% supérieur au taux de l’ancien crédit). L’aide se paie !
A la même époque une petite bombe médiatique explose : « Une province canadienne boycotte les banques suisses », titre le Tages-Anzeiger [17]. De quoi s’agit-il ? La province d’Ontario, au Canada, a lancé un emprunt euro-obligataire de 500 millions de dollars canadiens (quelque 650 millions de francs suisses) pour financer des projets dans le domaine hydroélectrique. Or, la province d’Ontario a décidé de rompre ses relations avec les instituts financiers qui traitent avec l’Afrique du Sud. Il va sans dire que l’UBS, la SBS et le Crédit Suisse sont en bonne place, au Canada comme aux Etats-Unis d’ailleurs, sur toutes les listes des entreprises qui collaborent avec le régime d’apartheid. Dès lors, la province d’Ontario a exclu du syndicat d’émission les banques helvétiques. L’UBS et la SBS étaient des partenaires, depuis de nombreuses années, de cette province opulente du Canada. Elles ont participé, tout récemment, au lancement d’emprunts pour les provinces d’Alberta et du Québec. Ce n’est pas la commission de 0,5% perdue dans cette affaire qui fera frémir la SBS, principale intéressée. Mais, il y a là une indication que les gnomes de Zurich, qui doivent se dépêtrer d’affaires pas très reluisantes de blanchiment d’argent issu de la drogue, ne pourront plus agir dans la pénombre la plus complète. Une chance pour le mouvement anti-apartheid de mettre en lumière leurs agissements. C’est d’ailleurs ce que reconnaissait implicitement le porte-parole du Crédit Suisse [18] qui affirmait : « Nous n’avions pas rencontré jusqu’ici de problèmes de cette nature. Si la question de l’apartheid ne touche chez nous qu’une frange très militante de la population, il est probable que l’on s’en préoccupe davantage en Amérique du Nord . »
Interrogé sur cette affaire lors du téléjournal – sur la TVSR, le 28 février 1989 – Robert Favarger de l’UBS mit avant tout l’accent sur la « solvabilité » de l’Afrique du Sud. Pour se dédouaner, il invoqua l’opposition aux sanctions de M. Gatsha Buthelezi, dirigeant de l’organisation zouloue du Natal, l’Inkatha. Selon R. Favarger, Buthelezi aurait indiqué, lors du symposium de Davos (réunion où mijote durant une semaine un gratin international d’hommes d’affaires), combien les sanctions allaient à l’encontre des intérêts de la majorité noire. R. Favarger aurait pu rajouter deux informations. La première, Gatsha Buthelezi avait aussi pris la parole dans le cadre du 4e symposium, en septembre 1987, de l’ASA, l’officine de M. Blocher. Ce qui fournit une indication sur les penchants du « ministre-chef », opposé à l’apartheid ! La seconde, l’Inkatha et la Chambre du commerce du KwaZulu (homeland dirigé par l’Inkatha de Buthelezi) ont créé un holding financier d’une relative envergure : Khulani Holdings. Or, qui retrouve-t-on avec Khulani Holdings pour mettre en place la Magnum National Life Assurance ? Johann Rupert, du groupe Rembrandt [19]. On se trouve donc entre gens qui ne se méconnaissent pas. Une chose explique l’autre.
Robert Favarger a, ailleurs, résumé sa conception des relations avec l’Afrique du Sud, dans la meilleure tradition de l’UBS : « Notre image en souffre d’une certaine manière auprès d’une partie de la population. Nous estimons cependant juste de maintenir nos relations d’affaires [avec la RSA]… étant donné la loyauté des relations en question, notre réflexion sur les conséquences du blocus et la solvabilité qui subsiste de l’Afrique du Sud, nous entendons poursuivre nos relations avec ce pays et nous maintenons les affaires courantes, même si les affaires à long terme sont progressivement réduites. » [20] Prudence oblige…
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En février, les chiffres du commerce entre la Suisse et l’Afrique du Sud sont donnés. Une tendance se confirme, que nous avions déjà analysée en juin 1988 [21] : la croissance des importations de diamants bruts, du moins des importations comptables de diamants. Ce déplacement de la route des importations de diamants doit permettre de contourner des sanctions qui pourraient toucher la place de Londres dans le cadre des mesures adoptées par le Commonwealth. Ces diamants « importés » en Suisse vont en grande partie à Londres. En 1988, cette hausse de la valeur des diamants importés de RSA est de 102%, par rapport à l’année précédente, et atteint la somme de 563,9 millions de francs (le 70% des importations suisses de RSA).
Deux chiffres donnent l’idée du trafic des diamants à travers la Suisse : selon les statistiques douanières, les importations de diamants bruts pour 1988 s’élevaient à 2338 millions de francs et les exportations à 2227 millions de francs [22]. Pour dissimuler l’origine sud-africaine ou namibienne des brillants, plus d’une technique est bonne. Par exemple, en 1987, quelque 602 millions de francs de diamants sont importés en Suisse… des Bermudes ! Pourtant aucun touriste ou hommes d’afffaires en train de régler quelque blanchiment de fonds dans cette place financière « offshore » n’y a vu des mines de diamants !
Les diams c’est De Beers et la CSO – avec ses relais à Lucerne et Zoug – qui contrôlent 80% du marché mondial des diamants bruts. De Beers a d’ailleurs menacé Londres de déplacer l’ensemble du commerce de diamants vers la Suisse, si les autorités anglaises faisaient obstacle à l’opération d’achat qu’il conduit avec Oppenheimer à l’encontre de Consolidated Gold Fields. Pour ce qui est des autres importations, les poires et les pommes se portent bien, avec le platine et le palladium.
Selon African Business [23], du charbon sud-africain serait importé en Suisse sous un label hollandais. Une autre façon de modifier la statistique commerciale avec la RSA, outre le silence de la statistique douanière imposé par les autorités fédérales sur la provenance et la destination des importations et exportations d’or. En un mot, le commerce avec l’Afrique du Sud se développe normalement.
Tous ces éléments font un ensemble et indiquent la densité des relations économiques et personnelles entre l’Afrique du Sud et la Suisse.
Charles-André Udry, 14 avril 1989