La gauche thaïlandaise comprend plusieurs courants. Mais, jusqu’à maintenant, elle a été avant tout représentée par le Parti communiste de Thaïlande (PCT), de loin le plus nombreux et le plus cohérent de tous les partis se réclamant du socialisme. Pourtant, le PCT connaît actuellement une crise extrêmement grave, qui met en question son avenir même. Dans son ensemble, la gauche thaïlandaise traverse une difficile période de réorientation, de réorganisation. Références idéologiques, problèmes d’orientation stratégique, choix tactiques, formes d’organisation, politique de front uni, nature des rapports tissés avec les mouvements de masses sociaux et démocratiques, alliances ou alignements internationaux : tout, sous le choc d’événements traumatisants, est rediscuté et repensé.
Nous vivons aujourd’hui des années-charnières. La gauche thaïlandaise de demain sera très différente de celle d’hier. C’est peut-être la seule certitude présente !
Les traits fondamentaux du nouveau visage du socialisme et du communisme thaïlandais ne dessinent que progressivement, de façon trop hésitante pour que l’on s’aventure dans des prévisions aléatoires. Pour analyser le sens des réorientations en cours, il faut chercher à comprendre les causes profondes de la crise actuelle : ses causes profondes et, tout d’abord, son ampleur et sa gravité. Les désillusions d’aujourd’hui sont à la mesure des espoirs de la veille. Avec la défaite américaine en Indochine (consommée en 1975) et l’irruption du mouvement populaire dans l’arène politique nationale (1973-1976), les forces révolutionnaires thaïlandaises ont connu un rapide développement. Pour la première fois, le PCT et les autres courants de la gauche semblaient à même de pouvoir engager sérieusement une lutte pour le pouvoir. Jusqu’alors, en effet, une répression souvent féroce avait maintenu les courants progressistes dans une position de marginalité. La victoire se profilait maintenant à l’horizon ; et c’est précisément à ce moment-là que la crise de la gauche thaïlandaise s’est ouverte, rejetant les forces révolutionnaires dans une difficile position défensive.
Ce déclin brutal du PCT et des forces de la guérilla, après une période de montée rapide, s’explique pour une bonne part par la façon dont la direction du Parti communiste a répondu à l’évolution de la situation régionale (le développement des contradictions entre les régimes chinois, vietnamien et cambodgien) et intérieure (les exigences nouvelles des luttes). Le mouvement communiste thaïlandais est entré en crise avant que le gouvernement et l’armée régulière ne soient à même de lui porter des coups sévères. Il n’a pas été défait par une force supérieure : il a été affaibli tant par la perte de bon nombre de ses alliés régionaux (les partis et régimes indochinois) que par l’évolution de la diplomatie chinoise (l’ouverture à l’Ouest). Il a été miné par l’apparition de profondes divergences internes quant à la façon de poursuivre le combat révolutionnaire. D’où l’ampleur des remises en causes actuelles.
1973 - 1978 : Les années d’espoir
L’année 1973 représente une année-charnière dans l’histoire de la gauche thaïlandaise. L’impasse américaine en Indochine devient apparente avec la signature des Accords de Paris sur le Vietnam. Le prestige et l’autorité de la puissance « protectrice » américaine sont largement mis en cause. Le poids de la présence US dans le royaume de Thaïlande - utilisé comme « porte-avions terrestre » et base arrière de défoulement pour les Gi’s engagés en Indochine - devient insupportable à beaucoup. Les tensions sociales se font plus aiguës dans le pays, aussi bien dans les villes (à commencer par Bangkok, ville tentaculaire) que dans les campagnes où la condition des paysans pauvres s’aggrave.
C’est dans cette situation explosive que l’arrestation de militants démocratiques (ils exigeaient la promulgation d’une Constitution) a mis le feu aux poudres en octobre 1973. Le mouvement étudiant, puis le petit peuple urbain de la capitale, descendent dans la rue. Face à la répression, la manifestation monstre tourne progressivement à l’émeute. Le roi, autorité morale encore largement incontestée, se voit contraint d’exiger le départ en exil des trois dictateurs de l’époque : les généraux Prapat et Thanom, le colonel Narong. Pour la première fois, dans l’histoire de la Thaïlande, une dictature militaire est défaite sous la pression de la rue.
On peut diviser la période de renforcement rapide des forces révolutionnaires, qui suit le soulèvement d’octobre 1973, en trois principales étapes :
1973-1974 : Engagé comme une lutte contre la dictature et pour la démocratie, le mouvement prend un caractère social de plus en plus prononcé. Les étudiants participent activement à l’organisation des syndicats ouvriers ; ils partent à la campagne pour apprendre leurs droits aux paysans et contribuent au développement d’associations paysannes, notamment dans le Nord du pays où la nouvelle Fédération des Paysans de Thaïlande est particulièrement bien implantée. Grèves ouvrières et délégations paysannes se multiplient dans la capitale.
Des militants du Parti communiste de Thaïlande et du Parti socialiste ont individuellement participé aux combats d’octobre 1973. Ils s’engagent aussi dans l’animation de mouvements populaires. Le prestige du PCT est grand, tout spécialement chez les étudiants qui admirent sa ténacité, son dévouement au peuple, mais qui finalement le connaissent très mal. En effet, en tant qu’organisation collective, le PCT est peu présent dans les grands luttes de l’époque. Celles-ci sont généralement animées par des militants et des groupes (tels le Groupe pour la démocratie ou la Fédération des étudiants indépendants de Thaïlande : FIST dans son sigle anglais) qui peuvent avoir les yeux tournés vers le PCT mais qui n’en sont généralement pas membres.
Pendant tout un temps, le Roi, le nouveau gouvernement et l’administration laissent faire. Il ne fait pas bon s’opposer à la vague de fond qui se manifeste en faveur de la démocratie politique et sociale ! Et, rapidement, les tensions de classes se font plus nettes. Le mouvement paysan s’élargit et s’organise mieux, pour l’application de réformes agraires décidées sous la pression des événements par le gouvernement.
1975-1976 : L’unanimité de façade qui régnait aux lendemains du soulèvement d’octobre 1973 s’évanouit sous le double impact des luttes sociales au sein du Royaume et de la victoire des forces communistes en Indochine. La famille royale s’inquiète de la radicalisation des luttes et apprécie fort peu l’abolition de la monarchie au Laos, pays voisin. Par contre, le PCT, à la tête d’assez nombreuses forces de guérilla, gagne de nouveaux arrières (au Laos surtout, et au Cambodge).
Dans le pays même, une grève symbolise la dynamique vivace d’alliance ouvrière, paysanne et étudiante à l’œuvre derrière la multitude des luttes locales : la grève des ouvrières de l’entreprise textile Hara jeans (de l’été 75 à mars 76). De jeunes ouvrières se mettent en grève ; malgré la pression des familles, ces jeunes femmes, soutenues par les étudiants, occupent leur usine, remettent en route sous leur contrôle la production, créent une bibliothèque, engagent des débats de plus en plus politiques et envoient par solidarité des vêtements à des paysans du Nord frappés par une vague de froid... On n’avait jamais vu ça en Thaïlande !
Une bipolarisation politique et sociale s’affirme de plus en plus clairement avec la montée de nouvelles tensions et de nouvelles violences. Alors que les luttes sociales se poursuivent, la réaction s’organise et les « forces de l’ordre » reprennent l’initiative. L’administration et les militaires favorisent la multiplication de conflits fractionnels au sein du mouvement étudiant (jouant notamment les élèves du technique contre les étudiants). Les propriétaires terriens engagent des hommes de mains chargés d’assassiner les cadres des organisations paysannes : une quarantaine de dirigeants de la Fédération des paysans de Thaïlande sont ainsi abattus, l’un après l’autre, l’un aux funérailles de l’autre, même ! Des mouvements d’extrême droite se constituent avec l’appui direct de factions militaires, du palais, de secteurs de la police... Ce sont les Kratin Daeng (Buffles sauvages rouges), le Nawapon (les Scouts villageois). Ils font peser une menace constante sur toutes les manifestations de rue (des bombes sont lancées dans des cortèges pacifiques, des piquets de grève sont attaqués...).
La liberté d’action des mouvements progressistes est singulièrement réduite. La menace d’un coup d’Etat contribue elle aussi à paralyser les forces de gauche, poussées soit à la passivité alors que la réaction s’organise de façon de plus en plus agressive, soit à risquer, en cas d’appel à la mobilisation, une provocation sanglante d’autant plus dangereuse que la population, fatiguée des violences incessantes, se détache des étudiants encore hier adulés.
Après quelques assassinats et tentatives d’assassinats, des dirigeants étudiants et ouvriers de Bangkok s’en vont rejoindre les maquis du Parti communiste, inquiets du changement de la situation politique et des menaces de mort. Ce sont Seksan Prasertkul (dirigeant étudiant et syndical), Weng (étudiant en médecine), Pridi Boonseu et Prasit Chayoo (dirigeants syndicalistes du textile), Therdpoom Jaidee (dirigeant syndicaliste de l’hôtellerie), Chiranam (dirigeante étudiante, compagne de Seksan)... Ils seront bientôt suivis de milliers d’autres : le coup d’Etat d’octobre 1976 est en effet d’ores et déjà en gestation.
1976 - 1978 : Octobre 1976. Trois ans après le soulèvement populaire de 1973, les militaires reprennent le pouvoir. Au prix d’un sanglant coup d’Etat : forces policières, militaires, paramilitaires et milices d’extrême droite sont lancées contre les étudiants réunis sur le campus de l’université Thammassat. Ce sera un massacre dont les images télévisées secoueront tout le pays. Des centaines de morts ; des milliers d’arrestations. Un régime anti-communiste « pur et dur », celui du Premier ministre Thanin. C’est la fin des espoirs d’une évolution démocratique.
Mais ce n’est pas la fin de la gauche. Par milliers, pour éviter l’arrestation ou la mort d’abord, pour poursuivre la lutte ensuite, tenaillés par la volonté de venger les camarades massacrés sans défense à Thamassat, les étudiants rejoignent les zones de guérilla. Les étudiants, mais aussi des ouvriers, des paysans. L’Armée populaire de libération de la Thaïlande (APLT) gagne en force. En 1978, au sommet de sa force, elle comprend selon les estimations gouvernementales 12 à 14. 000 soldats. C’est déjà un chiffre considérable.
Ce n’est pas seulement la puissance numérique du PCT et de l’APLT qui se renforce ainsi. L’autorité politique de la direction du Parti communiste est rehaussée par le coup d’Etat. Elle n’avait pas été capable d’offrir une orientation concrète à ceux qui animaient hier les vastes mouvements de protestation. Mais ces zones de guérilla deviennent alors les seuls refuges pour les militants légaux pourchassés. Les partis de gauche légaux doivent eux aussi prendre la clandestinité et rejoindre les maquis : le Front socialiste unifié (FSU) et, surtout le Parti socialiste de Thaïlande (PST).
Le mouvement social dans les zones « blanches » (contrôlées par les forces gouvernementales) est muselé, parfois démantelé, toujours affaibli par le départ de nombreux cadres trop en vue pour rester sur place malgré la répression. Mais le ralliement au PCT, à l’APLT ou au nouveau front uni de militants souvent connus et issus des luttes ouvrières et paysannes, et le basculement du milieu étudiant du côté de la révolution représentent un élargissement considérable de la base sociale du mouvement communiste thaïlandais.
La formation du Comité de coordination des forces démocratiques et patriotiques (connu à l’étranger sous son sigle anglais de CCPDF) illustre le dynamisme de ce regroupement de forces sociales et politiques.Aux côtés - et en fait sous la direction - du PCT se trouvaient les représentants du PST (tels Boonien Wotong et Noporn), du FSU (Tongpak), du mouvement syndical ouvrier (comme Therdpoom Jaidee et Prasit Chayoo), de la Fédération des paysans de Thaïlande. Le président du CCPDF était un membre du Bureau politique du PCT (Udom Sisuwan). Mais son secrétaire était un dirigeant étudiant, parmi les plus connus avec Seksan : Thirayut Boonmie. Avec l’élargissement des forces de guérilla, la création du Comité de coordination (dont toutes les composantes reconnaissaient la nécessité de la lutte armée), en 1977, exprimait la capacité de riposte de la gauche thaïlandaise face à la brutale reprise en main du pays par les militaires.
1979-1982. Les années de crise
En 1979-1980, la situation se retourne brutalement. Le PCT perd beaucoup de ses appuis extérieurs. En nombre de plus en plus grand, des militants quittent la guérilla pour revenir en ville. L’initiative change de camp. En 1981-1982, la crise de la gauche thaïlandaise ne cesse de s’approfondir. Les contradictions qui minent l’appareil même du PCT commencent à apparaître au grand jour avec la tenue du 4e Congrès du Parti. Probablement plus de la moitié des guérilleros ont déjà quitté la jungle. Les débats politiques ont pris au sein de la gauche thaïlandaise une ampleur sans précédent, Tout est en question. Lentement, des alternatives se dessinent. Que s’est-il donc passé ?
La première cause, la plus évidente et la plus immédiate, du désarroi des militants révolutionnaires en Thaïlande, est l’éclatement de la crise sino-indochinoise. La montée des conflits politiques, puis militaires, entre les régimes vietnamien, cambodgien et chinois a eu de profondes répercussions en Thaïlande. Avec l’afflux de réfugiés en provenance des trois pays d’Indochine, l’éclatement de confrontations militaires entre « pays socialistes frères » a soulevé nombre de questions idéologiques et politiques. La formation maoïste et prochinoise du PCT et du gros de la gauche thaïlandaise, la sinophilie de nombreux milieux sociaux en Thaïlande, le poids d’antagonismes historiques entre le Vietnam et le royaume thaï, l’intervention militaire des forces de Hanoi au Cambodge... Pour toute une série de raisons, la grande majorité des militants thaïlandais se sont tout d’abord senti solidaires des Khmers rouges contre le Vietnam.
Pourtant, l’orientation poursuivie face à la crise sino-indochinoise par la direction du PCT, a rapidement suscité de graves interrogations au sein de la guérilla et du mouvement urbain. Pendant longtemps, en effet, le PCT et l’APLT ont bénéficié d’une importante aide de la part de la Chine et du Vietnam, du Laos et du Cambodge. L’aide matérielle chinoise transitait par le Laos et le Vietnam. De nombreux cadres du PCT séjournaient longuement en Chine où ils recevaient leur formation politique (ainsi, évidemment, que des entraînements militaires et médicaux). D’autres allaient au Vietnam où ils recevaient une formation médicale et militaire (les meilleurs cadres militaires du PCT sont apparemment sortis des écoles de guérilla du Vietnam dont l’expérience est considérée comme plus actuelle et riche que celle de la Chine). Mais, la direction du PCT tenait à ce que, dans ce dernier pays, l’instruction dispensée reste strictement « technique » : il était interdit aux militants du Parti d’engager des discussions politiques avec des Vietnamiens (et à ces derniers de donner des cours de formation politique comme en Chine).
A partir de 1975, le PCT et l’APLT bénéficient d’importantes bases arrières, proches de la frontière thaïlandaise, à l’abri des opérations gouvernementales, au Laos avant tout mais aussi au Cambodge. Cela facilite grandement les opérations de guérilla dans le Nord et le nord-est du pays. Le CCPDF peut s’établir au Laos. L’aide multiforme destinée au PCT (armes et munitions, médicaments, riz, facilités de transport) arrive plus aisément.
Pourtant, les premières tensions annonciatrices de la rupture se font rapidement jour entre le PCT et le Parti communiste vietnamien. Le PCV propose en effet, dès 1975, une augmentation considérable de l’aide militaire au PCT (incluant, selon les sources thaïlandaises, un apport en soldats) en provenance du Vietnam et du Laos.Il s’agit alors de profiter de la débâcle américaine en Indochine pour donner un coup de fouet aux luttes révolutionnaires en Thaïlande, tout au moins dans le Nord-Est et le Nord. De telles propositions, adressées soit à la direction nationale du PCT soit aux directions régionales, sont répétées jusqu’en 1978. Mais le PCT leur oppose une fin de non-recevoir. Il est, aujourd’hui encore, difficile de connaître le détail des propositions alors faites et des négociations qui ont eu lieu. Mais la direction du PCT utilise ces offres vietnamo-laotiennes pour expliquer aux militants thaïlandais que le parti vietnamien veut imposer son influence sur le mouvement révolutionnaire en Thaïlande. Il semble que, du côté vietnamien, on ait été convaincu que le refus du PCT reflétait la volonté de Pékin d’éviter une extension de la révolution dans la région et donc la dépendance politique de la direction communiste thaïlandaise vis-à-vis de la Chine.
Le problème était d’autant plus grave, aux yeux de Hanoi, que la Thaïlande est utilisée comme base d’appui par l’impérialisme, cherchant à isoler les régimes indochinois, et que les tensions politico-militaires avec Phnom Penh et Pékin s’aggravent rapidement à partir de la fin 1976. En 1978, les compromis deviennent impossibles : fin 1978 et début 1979, les conflits militaires sino-indochinois éclatent. Le PCT est contraint de choisir entre ses alliés d’hier : il ne peut soutenir à la fois les Khmers rouges et les Vietnamiens, en guerre l’un contre l’autre. Il maintient son alliance avec Pékin et les Khmers rouges et dénonce dans le Vietnam l’agent du « social-impérialisme » dans le sud-est asiatique, d’abord discrètement, par ses canaux organisationnels, puis publiquement, en juillet 1979, par le biais de la Voix du peuple thaïlandais (radio du PCT émettant à partir du Yunnan chinois).
Pham Van Dong, pour sa part, en tant que Premier ministre du Vietnam, déclare en septembre 1978, lors d’une visite à Bangkok, que toute aide accordée au PCT est interrompue. En fait, c’est début 1979 que les camps du PCT et du CCPDF au Laos sont fermés et les militants thaïlandais expulsés vers la Thaïlande ou la Chine. La rupture est complète. Les conséquences en sont très graves pour le PCT, et c’est l’une des raisons qui amènent les militants thaïlandais à mettre en question le jugement politique de leur direction.
Même s’ils sont dans leur grande majorité très hostiles à l’intervention vietnamienne au Cambodge, nombreux sont les militants du PCT qui mesurent l’importance pratique de ces événements pour la lutte qu’ils poursuivent. D’où la question insistante : n’était-il pas possible d’éviter cette rupture entre le mouvement révolutionnaire en Thaïlande et les partis communistes laotien et vietnamien ? Et la direction du PCT, en acceptant cette rupture, a-t-elle d’abord pris en compte les intérêts de la lutte du peuple thaï, ou les exigences de la politique chinoise en Asie du sud-est ?
De mois en mois, ces interrogations se renforcent. La diplomatie chinoise évolue rapidement, avec le rapprochement sino-américain et sino-japonais, avec le soutien apporté par Pékin à l’ASEAN (regroupant l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la Thaïlande), avec les efforts déployés pour la constitution d’un front anti-vietnamien, avec l’amélioration des relations entre les gouvernements chinois et thaïlandais. La radio du PCT, établie en Chine, cesse d’émettre définitivement quelques jours après la diffusion de la déclaration annonçant publiquement la rupture avec Hanoi et dénonçant dans le Vietnam une puissance d’invasion menaçant la Thaïlande. La disparition de la Voix du peuple thaïlandais, le principal moyen de communication politique des militants en Thaïlande, est perçue comme un gage de bonne volonté de Pékin en direction de Bangkok. Par ailleurs la direction du PCT commence à appeler les militants à se préparer à résister à l’invasion vietnamienne du pays, présentée comme inévitable.
La confusion grandit dans les rangs du PCT et de l’APLT quand des nouvelles contradictoires sont diffusées, concernant l’ouverture éventuelle de négociations entre la direction du parti et le gouvernement en vue d’un cessez-le-feu. La direction du PCT nie avoir pris l’initiative de telles négociations, sans pour autant nier leur possibilité. Le thème du Front uni anti-japonais avancé par le Parti communiste chinois après l’invasion par les troupes nippones du pays, en 1937 est évoqué de façon insistante dans les rangs de la guérilla. Des unités de l’APLT reçoivent des directives leur demandant de prendre contact avec des officiers de l’armée gouvernementale pour envisager une résistance commune de la nation menacée.
Pourtant, l’invasion vietnamienne, si souvent annoncée, ne vient pas. Et, petit à petit, les militants de gauche en Thaïlande commencent à prendre la mesure du drame vécu par la population cambodgienne sous les Khmers rouges. D’autant que dans le Nord-Est, les forces de l’APLT ont vécu une expérience traumatisante. Regroupées dans des camps situés au Cambodge, elles ont mené avant 1979 des opérations en territoire thaïlandais en commun avec des éléments khmers rouges. Elles ont pu alors éprouver pratiquement le « radicalisme » sanglant de leurs camarades cambodgiens. De plus, une partie de l’appareil régional du PCT a mis en œuvre une politique « polpotienne », déplaçant d’autorité plusieurs villages thaïlandais du côté cambodgien de la frontière. Les conflits vietnamo-khmers rouges se faisant plus aigus, Phnom Penh s’est décidé à chercher un modus vivendi avec Bangkok, au grand dam de ses alliés du PCT. Et, après l’intervention vietnamienne au Cambodge, l’armée gouvernementale thaïlandaise a retourné contre l’APLT des armes chinoises, envoyées par Pékin aux forces mers rouges, maintenant rassemblées autour de la frontière thaïlandaise. Bangkok lève en effet son tribut sur l’aide militaire destinée au front anti-vietnamien.
La faillite du CCPDF : quelle politique de front uni ?
En nombre croissant, des militants du PCT et de l’APLT ont mis en doute le bien-fondé de la politique indochinoise de la direction du PCT et la solidité de ses alliances internationales (avec Pékin et les Khmers rouges). Et ils ont été amenés, de même, à s’interroger sur la politique de front uni de leur direction. Le PCT a en effet forcé le CCPDF (le Comité de coordination des forces démocratiques et patriotiques) à assumer ses positions propres sur la crise sino-indochinoise. Mieux, alors que la direction du PCT restait publiquement muette, c’est au nom de Sri Inthapanti, porte-parole du CCPDF, que le discours anti-vietnamien diffusé par la Voix du peuple thaïlandais en juillet 1979 a été prononcé.
Or, des membres du CCPDF s’opposaient à cette orientation, tel Boonien Wotong, dirigeant du Parti socialiste de Thaïlande. En fait, la crise sino-indochinoise et son impact en Thaïlande a porté un coup mortel au Comité de coordination. Il est apparu que le CCPDF n’avait pas de politique propre, ni même d’organisation propre. Il n’était qu’un comité « au sommet », sans organisme unitaire de base, sans possibilité de recruter directement des militants, sans base matérielle, sans radio ni moyens d’expression propres. Il était politiquement et physiquement dépendant de la bonne volonté du PCT.
Quand le CCPDF a été expulsé du Laos (avec la fermeture des camps du PCT), certains de ses membres sont restés sur place. D’autres membres du Comité de coordination se rendent à Kunming (en Chine du Sud) ou sont rentrés en Thaïlande. Thirayuth Boonimie, ancien dirigeant étudiant devenu secrétaire du CCPDF, tente de promouvoir une réforme du Comité de coordination, impliquant la mise en œuvre d’une véritable politique unitaire, d’un véritable mouvement unitaire, possédant sa propre politique, ses propres structures de base, ses propres forces armées. Devant l’attitude dilatoire opposée par la direction du PCT à ses propositions, il retourne finalement à Bangkok avant de se rendre en Europe, reprenant ses études. Un à un, les membres du CCPDF quittent la Chine ou la jungle pour se rendre qui à Bangkok, qui en Europe, qui au Laos.
Le retour de Chine des dernières figures du Parti socialiste, longtemps restées fidèles à l’alliance avec le PCT, comme Kaiseng Suksai, marque la fin ultime de la politique de « front uni » telle qu’elle avait été préconisée par la direction du PCT. Le CCPDF n’a jamais été formellement dissous, il s’est vidé de toute substance. La fiction en a été maintenue, par un groupe de militants soucieux de préserver une ouverture unitaire, et par la direction du PCT, soucieuse de préserver les apparences. Jusqu’au jour où le président du CCPDF, Udom Sisuwan, membre du Bureau politique du PCT, s’est lui-même rendu aux autorités, en septembre 1982.
Ce n’est pas la première fois qu’un « front uni » (ou un « comité de coordination »), mis en place par la direction du PCT, avorte. Mais l’échec du CCPDF est beaucoup plus grave que les précédents, car cette fois-ci, une politique unitaire était possible : grâce à la présence du PST et d’éléments issus de groupes étudiants divers ou de mouvements de masse. La faillite du CCPDF a ouvert en conséquence un vaste champ de réflexion critique au sein de la gauche thaïlandaise.
L’absence de démocratie au sein du PCT : un facteur essentiel de crise
Si les membres du CCPDF ont ainsi quitté le comité de coordination, c’est qu’ils se sont senti incapables d’agir sur l’orientation de cette organisation, incapables de modifier les décisions du PCT les concernant, incapables aussi de peser sur le cours des luttes car ils n’avaient pas construit, après 1976, d’organisations indépendantes parce que leur situation ne le leur permettait peut-être pas, mais aussi parce que plusieurs des membres du PST voyaient dans le PCT leur direction naturelle.
Pour des raisons analogues, bien des nouveaux membres du parti et de l’APLT ont finalement décidé de quitter la jungle. Le Bureau politique du PCT a érigé le silence en mode de direction. Très peu de documents politiques circulent au sein du PCT. Les rares « directives », souvent signées obscurément par le « centre », indiquent la « ligne » du moment dans des termes si généraux qu’il est presque impossible de la discuter. Le recrutement au sein du parti des membres de la « nouvelle génération » a été sévèrement contrôlé : les éléments jugés « critiques » ont, dans leur majorité, été maintenus à l’extérieur du PCT, au sein de l’APLT. Les cloisonnements verticaux, partiellement imposés par la clandestinité, interdisaient les contacts et échanges « horizontaux ». Les documents critiques, rédigés dans un camp de guérilla, ne parvenaient qu’à la direction... qui souvent ne répondait pas. Isolés dans la jungle, avec généralement peu de contacts avec la population, les étudiants, qui par milliers avaient rejoint la lutte armée en 1976, étaient impuissants. Ils sont repartis, découragés, un par un, groupe par groupe. Certains très vite, comme Boosong Bonsanong - ancien dirigeant étudiants -, d’autres beaucoup plus tard comme Seksan Prasertkul qui ne rejoindra Bangkok qu’en 1981.
L’absence de démocratie au sein du PCT, de l’APLT et du mouvement révolutionnaire thaï en général, a été un facteur essentiel de la crise de la gauche thaïe : les militants critiques étaient placés devant l’alternative : se taire ou « voter avec leurs pieds », en retournant dans les villes ou les villages.
L’absence de démocratie a été ressentie d’autant plus douloureusement que les désaccords ne concernaient pas seulement les questions internationales (l’appréciation de la nature de l’URSS et de la politique chinoise) ou régionales (la crise indochinoise). Elles portaient aussi sur les orientations mises en œuvre en Thaïlande même par la direction du PCT.
Le premier désaccord éclate à propos de l’importance accordée au travail urbain par rapport au travail rural. Une fois adoptée la ligne maoïste : « la campagne encercle la ville », la direction du PCT a pensé l’activité de ses réseaux urbains presque exclusivement en termes d’appui aux noyaux de guérilla : collecte d’argent et de médicaments, fourniture d’habits et de renseignements, mise en communication des diverses régions et logement des militants en déplacement, etc. Le travail urbain n’a pas été pensé pour lui-même : rien sur le rôle stratégique des villes dans la lutte pour le pouvoir, etc. Ce qui explique que le PCT ait renoncé à reconstituer une direction centralisée organisant l’intervention de l’ensemble de ses militants dans la région de Bangkok alors même que les luttes sociales prenaient une ampleur sans précédent. Dans les années 70, les réseaux du PCT à Bangkok étaient directement liés à des zones de guérilla (ou au Centre) et opéraient indépendamment les uns des autres. On comprend dans ces conditions que, malgré l’activité déployée par des membres du parti, le PCT en tant que tel n’ait pas fourni de direction politique et d’assise organisationnelle aux mouvements étudiants et ouvriers durant les années 1973-1976.
La brutalité du coup d’Etat d’octobre 1976 a provisoirement estompé ce débat. L’heure était au renforcement de la lutte armée rurale. Mais, dès 1977, l’évolution de la politique gouvernementale dégage un nouvel espace pour une intervention démocratique dans les villes. Le mouvement syndical reprend ses activités. Bangkok s’impose à nouveau comme un centre politique intéressant la vie du pays entier. C’est particulièrement net au moment du coup d’Etat manqué des Jeunes Turcs, le 1er avril 1981. L’incapacité du PCT à intervenir sur le champ national comme force politique indépendante et à agir sur les événements de la capitale, le silence de la direction du parti sur les leçons à tirer de la, crise qui secoue l’armée et le pouvoir, le maintien de la ligne traditionnelle privilégiant l’action militaire poursuivie à la périphérie du pays,... tout cela relance les débats sur l’absence d’une orientation à même d’aider au développement du travail urbain, de renforcer le combat démocratique dans les villes, de fournir un cadre à une indispensable politique de front uni avec divers secteurs sociaux ou politiques...
Mais la ligne préconisée par la direction du PCT ne se réduit pas au thème de « l’encerclement des villes par les campagnes ». Les zones montagneuses et forestières sont elles-mêmes privilégiées par rapport aux zones rurales de population dense. « La jungle dirige le village », tel est le mot d’ordre. Le PCT regroupe l’essentiel de ses forces dans la guérilla (I’APLT), c’est-à-dire en l’occurrence dans les forêts où les soldats de l’armée de libération passent le gros de leur temps. C’est à partir de camps installés dans la jungle que le parti cherche à organiser les villageois.
Pendant une période, cette politique a connu un certain succès. Mais les limites de cette orientation apparaissent durant les années 70 : la guérilla de jungle n’offre pas de cadre au développement des luttes paysannes en zones « blanches » (contrôlées par les gouvernementaux) en 1974-1976. Là encore, le coup d’Etat d’octobre 1976 redonne crédibilité à la direction du PCT. Pourtant, dès 1977, quand des étudiants essayent, notamment dans le nord du pays, d’ouvrir de « nouvelles zones » d’implantation, dans des régions plus centrales et plus proches des plaines peuplées, en suivant la ligne « la jungle dirige le village », ils se heurtent à des difficultés insurmontables.
Des difficultés militaires : l’armée peut les encercler plus facilement que dans les massifs montagneux reculés. Des difficultés politiques aussi : le fait d’habiter dans les forêts ne leur laisse pas le loisir d’organiser les villageois et les paysans ne montrent guère d’enthousiasme à les rejoindre dans la jungle. Empiriquement, certains de ces étudiants sont amenés à modifier l’orientation officielle du parti en utilisant les leçons du travail qu’ils avaient mené avec la Fédération des paysans de Thaïlande, avant le coup d’Etat de 1976 : ils s’établissent dans les villages et aident ainsi de l’intérieur les paysans à s’organiser. Les forces militaires regroupées dans les forêts ne jouent plus, dans ce contexte, qu’un rôle d’appoint et de protection. Le gros du travail d’implantation et de direction se réalise directement dans les zones de population rurale : « le village dirige la jungle » ! La direction centrale du PCT oppose finalement une fin de non-recevoir aux propositions, remarques, critiques et leçons que les militants du parti tirent de leur travail dans les centres urbains et les campagnes. Pour l’essentiel, la ligne ne change pas et la discussion ne passe pas.
L’analyse de la société thaïlandaise et la stratégie d’ensemble
Rapidement pour certains, lentement pour d’autres, de nombreux militants du PCT et de la gauche thaïlandaise en vinrent à critiquer les deux termes de la stratégie traditionnelle de la direction du PCT : « les campagnes encerclent la ville, la jungle dirige le village ». Le cadre international de cette stratégie ayant lui aussi été remis en cause par l’évolution de la diplomatie chinoise et la crise sino-indochinoise, le sentiment s’est répandu que le mouvement révolutionnaire thaïlandais se retrouvait sans stratégie d’ensemble.
Les divergences sur le travail de masse à la campagne et sur l’importance à accorder aux centres urbains débouchent en effet sur une critique du caractère militariste de l’orientation du PCT. Il faut alors réévaluer le rôle de la lutte armée et de la guérilla de jungle en fonction de nouvelles options stratégiques et compte tenu de la situation réelle existante dans le pays. Et l’expérience pratique conduit de nombreux militants à mettre en doute la définition des « ennemis principaux » opérée par leur direction. L’« ennemi vietnamien » n’a pas envahi, comme prédit, le pays. Par contre, les ouvertures engagées par la direction du PCT vis-à-vis de l’armée gouvernementale ont provoqué de la confusion dans les rangs de l’APLT, comme dans le Nord-Est. D’autre part, la direction du PCT n’a pas présenté d’analyse approfondie de la structure socio-économique de la société thaïlandaise. Elle n’a pas produit de programme agraire développé, adapté aux situations régionales différenciées et tenant compte du développement dans l’ensemble du pays des rapports de production et d’échange capitalistes. Elle se contente de rappeler la définition traditionnelle de la société thaïlandaise, conçue comme « semi-coloniale, semi-féodale » ; définition qui reste, malgré les transformations en cours, pour l’essentiel valable à ses yeux.
La critique des orientations de la direction du PCT a donc débouché sur un double débat d’ensemble : concernant la nature de la société thaïlandaise d’une part (débat portant notamment sur les conséquences de la pénétration capitaliste des campagnes et de l’économie nationale), et concernant d’autre part la stratégie à long terme du mouvement révolutionnaire thaï (débat portant notamment sur l’articulation du travail de masse, de l’action politique et de la lutte armée, comme sur l’articulation du travail rural et urbain).
Depuis le début des années 60, la Chine était devenue l’unique pôle de référence pour les militants thaïlandais. La politique internationale de Pékin était celle du PCT. La formation des militants était assurée par la lecture d’œuvres (choisies) de Mao. La direction du parti vivait en partie en Chine. Le PCT apparaissait dépendant de son grand voisin du point de vue politique, idéologique et matériel. Quant au marxisme en général, il était naturellement identifié au seul maoïsme et essentiellement au maoïsme des années 60 et de la révolution culturelle de 1966-1969.
Or, la remise en cause des orientations de la direction du PCT s’est approfondie à la lumière de l’évolution de la situation en Chine même.La poursuite des luttes de fractions au sommet du PCC après la révolution culturelle (mort de Lin Biao, le dauphin ; montée de Deng Xiaoping, le « second Khrouchtchev chinois » ; arrestation de la Bande des Quatre, dont la femme de Mao, après la mort de ce dernier en 1976 mise à l’écart de Hua Guofeng, « l’homme de confiance »...) L’évolution de la diplomatie chinoise qui d’anti-impérialiste devient largement pro-occidentale - puis qui abandonne le terrain de l’idéologie dans sa confrontation avec l’URSS, hier qualifiée de « révisionniste », pour s’en tenir à une politique d’Etat. La critique explicite du cours suivi par Mao Zedong à partir du milieu des années cinquante présentée par la nouvelle équipe dirigeante à Pékin... Expérience traumatisante pour les militants thaïlandais. C’est la fin des « modèles » sociaux, politiques et idéologiques : tout ce qui était encensé hier est aujourd’hui critiquable.
Le 4e Congrès du PCT : la dernière chance perdue...
La crise du Parti communiste de Thaïlande était déjà bien avancée quand le 4e congrès du parti est - enfin - convoqué. Plus de vingt ans après le troisième. Encore faut-il noter qu’il ne s’agit pas de la réunion d’une assemblée nationale unique de délégués. Au nom de la précarité de la situation militaire, la direction du parti décide de réunir plus ou moins simultanément trois assemblées régionales - reliées entre elles par liaisons morses - de mars à mai 1982.
C’est vraiment le congrès de la dernière chance : le PCT est en train de perdre le gros de ses forces vives et son prestige est au plus bas.
Vu les conditions de préparation et de réunion de ce congrès, les discussions de fond ne peuvent pas être très riches. Mais, probablement à la surprise de la direction centrale, une petite majorité se dégage en faveur d’une réforme de l’orientation et du fonctionnement du Parti. Le Nord-Est, les nouvelles zones du Nord, l’organisation de Bangkok votent ensemble contre le Nord, le Sud et la direction centrale. Ils l’emportent, de peu.
Les votes ont porté sur quelques grandes questions idéologiques.Le terme de « semi-féodal » a cédé la place à celui de « semi-capitaliste ». L’orientation traditionnelle a été remplacée par des formules équilibrant l’importance stratégique des villes et des campagnes, de la lutte armée et de la lutte politique (formules plus proches de celles utilisées par les Vietnamiens). Le mot de « révisionniste » a été retiré du vocabulaire du parti. L’analyse de l’URSS s’est faite vague et le Congrès s’est déclaré prêt à rechercher l’alliance avec tous les groupes « neutres » (ni trop proche de Moscou ou de Pékin). Les tensions politiques avec les PC indochinois devaient être réduites. Quant à la Pensée de Mao Zedong, elle a été remise en question, sans que son nouveau statut soit déterminé avec précision.
Les « réformateurs » semblent donc avoir marqué des points importants lors de ce congrès de la dernière heure. Pourtant, les votes ne représentent pas un courant homogène, mais des blocs de fractions aux orientations différentes (des éléments favorables à la direction chinoise actuelle et d’autres plus « nationalistes », pouvant, par exemple, agir de concert pour faire descendre Mao de son piédestal idéologique). Et les lendemains du Congrès sont amers pour les « réforma-teurs » -. la nouvelle direction reste en fait sous le contrôle des anciennes fractions dominantes (probablement celle de Wirat, réputé homme-lige des chinois, ayant la haute main sur l’appareil central). Des zones clefs pour les « réformateurs » n’ont pas de représentant au Comité central. Les communiqués officiels de la direction du PCT sur le Congrès mettent beaucoup d’eau dans le vin des orientations adoptées et font silence sur les débats et divergences qui se sont manifestées.
C’est dans la foulée de ce Congrès de dupes qu’une nouvelle série de défections spectaculaires s’opèrent : celle d’Udom Sisuwan (membre du Bureau politique), de Weng et Thida (de la fraction « CCPDF maintenu »). Des groupes de guérilla négocient leur reddition en masse, tout particulièrement dans le Nord-Est. Dans certaines régions du Sud, notamment, les forces militaires du PCT résistent à la crise. Mais sur le plan national, la guérilla se désagrège.
Au lieu d’apaiser les conflits existant au sein de l’appareil du Parti, le 4e congrès les a exaspérés. Au lieu de rétablir la confiance dans la capacité du parti à se réformer, le 4e congrès a fini de décourager parmi les plus fervents « réformateurs ».
Par milliers, les militants quittent, de 1979 à 1982, les rangs de l’APLT et du PCT. Pourtant, seuls de petits groupes réussissent à rester organisés en quittant le Parti. Il y a à cela des raisons politiques (la confusion idéologique et la faiblesse du travail de masse) et organisationnelles (l’efficacité du cloisonnement vertical au sein du PCT, l’isolement des camps de guérilla établis dans la jungle). Mais il y a aussi des raisons financières.
Pour l’essentiel, les membres du Parti et de l’Armée, vivant dans la jungle, dépendent (pour l’argent, le riz, les munitions, les armements) des distributions opérées de haut en bas sous le contrôle de la direction. Le travail de masse est trop faible et les populations locales trop pauvres pour soutenir matériellement une guérilla comme celle de l’APLT. En conséquence, scissionner, c’était se trouver sans moyens matériels de survie. Beaucoup de petits groupes n’ont pas résisté à cette épreuve ; chacun a dû partir à la recherche d’un travail, de sa famille. Comment, dans ces conditions, maintenir une organisation en activité ? L’arme alimentaire s’est révélée une redoutable contre les oppositions naissantes au sein de ce parti de jungle. Mais il faut en revanche noter qu’aucune liquidation physique n’a été signalée, phénomène remarquable dans une guérilla qui entre en crise et se décompose, et bien qu’à plusieurs reprises les conflits au sein des camps de guérilla semblent avoir été près de mal tourner.
Un certain nombre d’étudiants de retour des maquis ont repris de l’activité dans des partis de la « classe politique » traditionnelle, qui, liés aux intérêts industriels et bancaires modernes, défendent un programme de réformes sociopolitiques : le Parti d’Action sociale de Kukrit Pramoj, ou le nouveau parti du général Kriangsak. D’autres se sont tournés vers le Parti socialiste démocratique, reconstitué légalement après l’entrée dans la clandestinité du PST. Mais ce parti n’a apparemment pas su garder à ses côtés des éléments-clefs de la génération militante des années soixante-dix.
Constitué en 1982, le Parti national du Travail a gagné un certain nombre d’anciens cadres étudiants et syndicalistes de retour de la jungle. Ce parti veut être un porte-voix permettant aux travailleurs de se faire entendre pour la première fois dans l’arène politique thaïlandaise, domaine réservé aux élites. Sa création a été impulsée par des syndicalistes de la LCT (Labor Congress of Thailand) représentant notamment le syndicat des Chemins de fer qui ont cette année-là gagné la direction de la confédération au cours d’une dure lutte de fractions. Pourtant, la majorité des militants de gauche semble considérer que ce nouveau parti servira avant tout à des fractions militaires pour intervenir dans le mouvement syndical et l’utiliser à ses propres fins. On retrouve en effet dans le Parti du travail l’influence des Soldats démocratiques et d’un ancien membre du Comité central du PCT.
D’autres « retours de jungle » ont concentré leurs énergies sur la publication de revues politiques (légales), portant à la fois sur l’actualité et sur des discussions de fond liées à leur expérience militante. Parallèlement, des « groupes d’études » se sont formés chez les étudiants, souvent soucieux de donner la priorité à un travail de réflexion prolongée. La crise du PCT ouvre en effet un vaste débat idéologique au sein de la gauche thaïlandaise et provoque un effort de réflexion politique sans équivalent dans le passé. La critique porte sur le maoïsme mais aussi sur le marxisme lui-même.
D’anciens étudiants mettent en cause le marxisme. De nombreux militants se penchent sur les courants marxistes internationaux non maoïstes. Lénine, mais aussi Rosa Luxemburg, Gramsci, Trotsky et les œuvres de marxistes contemporains sont étudiés, souvent pour la première fois. Le débat idéologique est à la fois riche - car il permet aux militants de la gauche thaïlandaise de traiter d’un ensemble de problèmes jusque-là ignorés - et confus, car tous les problèmes se posent en même temps. « Quel socialisme voulons-nous ? » : socialisme et démocratie... Interrogation nouvelle pour les milieux progressistes thaïlandais confrontés aujourd’hui à l’échec du PCT, à la fin du « modèle » chinois, à la crise sino-indochinoise.
Ce débat d’ensemble est très important pour l’avenir de la gauche thaïe. Mais il ne doit pas cacher le fait que dans les universités, les nouvelles générations étudiantes s’avèrent beaucoup moins politisées que celles des années soixante-dix ; la gauche, qui contrôlait jusqu’à récemment la plupart des organisations étudiantes de masse, perd progressivement la majorité aux élections universitaires.
Avec le recul et la crise du mouvement révolutionnaire, le travail social et de défense démocratique a pris une importance renouvelée aux yeux des militants désireux d’engager des actions concrètes en faveur des secteurs défavorisés de la population. De nouvelles associations de « travail volontaire » se sont formées, orientées vers les bidonvilles, la condition enfantine, la population rurale, etc. Diverses « coopératives » ont vu le jour dans des villages. Et ces associations de défense démocratique ou de travail social volontaire ont commencé à coordonner plus systématiquement leurs actions.
Promesses et défis
Les combats politiques qui se mènent dans les milieux gouvernementaux et parlementaires thaïlandais ne sont pas toujours faciles à suivre. Les alliances entre partis, fractions militaires et représentants de la famille royale sont mouvantes. On a l’impression que pour comprendre les jeux d’intérêts en présence, il faudrait vivre dans l’intimité des généraux - et cela est largement vrai. Les blocs qui se font et se défont au gré de la conjoncture répondent en effet rarement à des programmes de développement et des options politiques durables. Le poids des intérêts privés, particuliers, est toujours très grand dans la vie politique publique.
Les aléas de la vie politique thaïlandaise n’en reflètent pas moins des problèmes fondamentaux. La société thaïlandaise est en effet en pleine mutation, ce qui provoque de profondes tensions et de nombreuses distorsions au sein du royaume. Durant ces vingt dernières années, les bouleversements éco-nomiques ont été considérables. Les rapports sociaux - même à la campagne - se sont transformés et les mentalités ont évolué en conséquence, bien que plus lentement. Cepen-dant, le système de pouvoir n’a pas beaucoup changé par rap-port à ce qu’il était au début des années soixante. Il reste dominé par la trilogie : famille royale-armée-bureaucratie administrative. Aux yeux de nombreux secteurs de la bourgeoisie, le régime doit être « modernisé » une nouvelle fois. Des options partiellement divergentes se font jour sur les moyens et l’ampleur de cette modernisation. Mais les intérêts établis défendent leurs positions propres, aidés en cela par le poids des traditions.
Un pays de traditions
Le poids des traditions dans le domaine politique et idéologique est en effet particulièrement grand en Thaïlande. La légitimité du pouvoir, toujours incarnée par la famille royale, n’a jamais été brisée par la conquête coloniale ou l’insurrection populaire. La puissance de l’armée, entrée en politique voilà cinquante ans, n’a été qu’ébranlée en 1973 par le soulèvement de Bangkok et depuis par les dissensions internes. Le corps des fonctionnaires, qui porte l’uniforme, bénéficie d’un statut élevé auprès de la population et l’autorité de la bureaucratie administrative s’est étendue à tout le pays avec le développement du système routier. Culturellement, la Thaïlande est un pays plus homogène que bien d’autres, grâce au rôle du bouddhisme Theravada - religion d’État - et de la riziculture irriguée. Là encore, l’extension du réseau de communication a renforcé la présence dans les provinces du pouvoir central et du Palais. Les membres de la famille royale le savent bien, eux qui visitent régulièrement les villages les plus reculés, descendant du ciel en hélicoptère, porteurs de cadeaux et de promesses. L’idéologie du régime reste « Le Roi, la Nation, la Religion ».
L’autorité traditionnellement établie - que ce soit dans le pays, dans le village ou dans un parti - bénéficie aussi d’un système culturel qui assigne à chacun un statut hiérarchique précis en fonction de son origine sociale, de son rang, de son âge. Il y a peu d’égaux en Thaïlande mais beaucoup de supérieurs et d’inférieurs, d’aînés et de cadets. Chacun doit connaître très exactement sa date de naissance : une différence d’un jour, d’une heure peut faire la différence dans la détermination de la position relative de deux personnes. La langue thaïe exprime cette hiérarchisation omniprésente des statuts. Le vocabulaire et les formules changent selon qu’un inférieur s’adresse à un supérieur, un cadet à un aîné, ou vice-versa. Des termes spéciaux sont réservés à la désignation de la personne royale. Le contrôle social sur les choix et les comporte-ments individuels est moins étroit en Thaïlande que dans des pays comme la Chine où le groupe est systématiquement valorisé par rapport à l’individu. Mais l’enfant apprend très tôt à déterminer sa place relative et chaque individu doit accepter son statut propre. Ce n’est que dans cette mesure qu’il peut agir relativement à son gré.
Ce respect de l’autorité établie est encore renforcé par le fait que, culturellement, le politique est étranger à la masse de la population. C’est un domaine réservé aux élites. Les aléas de la vie politique ne font pas partie des thèmes présents dans les discussions quotidiennes du commun des mortels. Dans la mesure où ils existent, les rapports entre l’individu (ou la famille) et un parti sont encore bien souvent inscrits au sein des réseaux traditionnels de patronage, de dépendance personnelle vis-à-vis du notable, du possédant.
On comprend, dans ce contexte, que le « bloc » dominant au pouvoir reste formé par la trilogie famille royale-armée-bureaucratie administrative. Cela ne veut pas dire que ce « bloc » est homogène. Des tensions très fortes ont existé notamment, entre l’État major et le Palais, quand les militaires ont imposé leur contrôle sur une partie importante de l’appareil d’Etat. Au sein même de l’armée, d’intenses conflits fractionnels se développent. Et des luttes sourdes déchirent la famille royale. Mais ce sont ces trois forces qui contrôlent avant toutes autres les affaires publiques.
La montée de nouvelles couches sociales
La bourgeoisie sino-thaïlandaise s’est, on l’a vu, développée en osmose avec ce système de pouvoir, s’alliant à des fractions militaires s’appuyant sur la bureaucratie, s’assurant les faveurs du Palais. Mais des secteurs importants de la bourgeoisie thaïlandaise moderne veulent aujourd’hui que leur pouvoir politique direct corresponde effectivement à leur puissance économique. Ils s’insurgent contre les pesanteurs imposées dans le domaine économique par l’administration férue de paperasserie, de commissions et de sous-commissions. Ils dénoncent le frein que cela représente tout particulièrement en ce qui concerne la venue des investissements étrangers. Ils critiquent l’inefficacité des quelque 70 entreprises d’Etat, héritières de la politique de renforcement du secteur nationalisé qui suivit la seconde guerre mondiale (seuls les services d’électricité, la compagnie d’aviation Thaï International et la Banque de Thaïlande sont réputés pour leur « professionnalisme »). Conjointement au Fond monétaire international et à la Banque mondiale, ils réclament la rationalisation de ce secteur publique, y compris la cession au privé d’une partie des entreprises concernées. Ces milieux d’affaires bancaires et industriels s’inquiètent aussi de la puissance économique grandissante de la famille royale qui utilise sa position de pouvoir pour pénétrer plus avant des secteurs modernes comme celui, particulièrement prometteur, de l’énergie (avec la découverte de gaz naturel dans le golfe de Thaïlande).
Les conflits politiques qui se sont déroulés début 1983 autour du problème de la mise en œuvre de la Constitution expriment ces tensions nées de la distorsion existant aujourd’hui en Thaïlande entre le système de pouvoir qui favorise des forces traditionnelles et les développements économiques contemporains qui ont provoqué l’émergence de nouvelles couches sociales possédantes. Les grands partis sont déjà présents au gouvernement, mais ils sont loin d’être maîtres du jeu politique. Des secteurs des milieux d’affaires veulent leur donner un rôle plus grand et veulent marginaliser celui exercé par les militaires. Ils poussent à l’application des règles constitutionnelles transitoires qui tendent à constituer un régime parlementaire effectif.
Cette évolution vers un régime parlementaire implique de nombreuses transformations. Le rôle du Sénat doit être limité et les officiers ne doivent plus avoir le droit d’être élu et d’occuper des fonctions gouvernementales. Le nombre des partis doit être réduit, en stoppant notamment la multiplication des petits partis de notables locaux favorisant le renforce-ment du clientélisme et le poids des intérêts privés). Les grands partis eux-mêmes doivent se transformer car ils sont, eux aussi, trop souvent partiellement contrôlés par des fortunes privées. Ces partis (comme le SAP, le Parti d’action sociale) sont aujourd’hui le théâtre de conflits internes. Le pouvoir politique de la famille royale doit être une nouvelle fois limité. Les règles de comportement des élites doivent être modifiées. L’image de marque du politicien et de l’élu dans la population doit être améliorée : elle est aujourd’hui très mauvaise et inférieure à celle du fonctionnaire. La stabilité sociale doit être maintenue malgré un programme de rationalisation économique qui risque de frapper durement les milieux les plus pauvres : on parle avec insistance de a nécessité d’augmenter considérablement le prix des services publiques. C’est en effet l’une des conditions de principe attachée à l’augmentation des prêts internationaux du FMI.
Il est douteux que les rapports de force entre les divers secteurs des classes possédantes permettent une telle transformation profonde du système politique. Une démocratie parlementaire véritable et stable a peu de chance de voir le jour en Thaïlande dans la période à venir. Les conflits en cours se soldent actuellement par des compromis successifs. Mais les tensions sont suffisamment aiguës pour s’être, ces dernières années, exprimées ouvertement et brutalement, mettant en cause les équilibres traditionnels, comme l’illustrent les évolutions en cours au sein de l’armée. Déjà, en avril 1981, la tentative de coup d’État des « Jeunes Turcs » montrait que les mécanismes de la promotion par la séniorité et que la place de la famille royale étaient activement remis en cause par des secteurs significatifs du corps des officiers. Depuis, un courant « réformiste militaire » (les Soldats démocratiques) est apparu au grand jour, fait sans précédent dans l’histoire de l’armée. Bien que ne bénéficiant que de peu de forces propres, ce courant a été à même d’influencer idéologiquement le Haut Commandement de l’armée. Et, quand le général Athit, l’homme fort du commandement militaire, a menacé, au début 1983, les grands partis d’un coup d’État si certaines clauses de la Constitution étaient mises en œuvre, il l’a fait au nom de la démocratie.
La démocratie serait, à en croire cette fraction de l’armée, une chose trop sérieuse pour la laisser aux partis politiques, expressions des intérêts particuliers des milieux d’affaires. La place des militaires au Sénat et dans le gouvernement devrait être préservée car la marche à la démocratie réclame une direction musclée censée représenter l’intérêt général. Celle d’une armée « éclairée ». Or, si les Soldats démocratiques ont la réputation d’avoir reçu une formation idéologique de gauche (par le biais d’un ancien dirigeant du PCT « retourné » après son arrestation), il n’en va certainement pas de même du général Athit et de ses proches : la montée rapide de ce général, après l’échec du coup d’État des Jeunes Turcs, a notamment été favorisée par la Reine, connue pour ses orientations fort peu progressistes. Un populisme de droite s’exprime aujourd’hui dans l’armée et dans l’arène politique (avec tout particulièrement la figure de l’ancien ministre de l’intérieur, Samak, lui aussi proche de la Reine). Quelque soit son caractère évidemment démagogique, l’existence même de ce discours populiste de droite dans les milieux traditionnels du pouvoir illustre à quel point se fait sentir la nécessité d’une réforme de l’appareil politique.
La démocratie par la réforme constitutionnelle contre les militaires ; la démocratie par la voie des réformes militaires contre les partis politiques des milieux d’affaires : l’utilisation du thème de la démocratie témoigne aussi de l’impact durable des mobilisations populaires des années 1973-1976 et des espoirs de changements qu’elles ont suscités. Elle montre que les diverses fractions qui luttent pour le pouvoir doivent se réclamer d’une légitimité populaire active. Or si le thème de la démocratie était présent lors du coup d’Etat de 1932 qui instaura le régime de monarchie constitutionnelle, il n’avait jamais vraiment, jusqu’aux années soixante-dix, pénétré le pays profond. Outre le respect de l’autorité établie et du statut de chacun, la culture thaïe valorise les relations non conflictuelles. Le débat - élément clef de la démocratie - parce qu’il implique l’expression ouverte de contradictions, est perçu comme une mise en cause de cet idéal d’harmonie et d’équilibre dans les relations personnelles et sociales. Même entre amis, il peut être difficile d’exprimer clairement un désaccord. Les conflits politiques sont malséants, non thaïs. Les gouvernants ont longtemps pu utiliser ces traits culturels.
Après le soulèvement populaire d’octobre 1973 à Bangkok et à la faveur de l’éveil social des paysans, les étudiants étaient partis dans les campagnes porter la bonne parole démocratique. Mais, après le coup d’Etat d’octobre 1976 qui mettait un terme sanglant à ces années tumultueuses, les valeurs traditionnelles pouvaient reprendre le dessus.
L’évolution dans les campagnes
Malgré ce retour apparent à la normale, les fondements sociaux de l’ordre ancien sont erronés de façon irréversible. C’est évident à Bangkok. Mais c’est aussi vrai dans les campagnes. Le système traditionnel de pouvoir s’appuyait sur des relations généralisées de patronage. Plus que du contrôle sur la terre (qui était encore abondante), la relation d’exploitation du paysan découlait du contrôle sur les hommes : le lien de dépendance personnelle. Mais ce rapport, bien qu’exploiteur. impliquait aussi un devoir de protection du patron à l’égard de son « client », fut-il paysan. Le rapport personnel établi permettait dans bien des cas de tenir compte de la situation réelle dans la détermination du taux d’exploitation. Les exigences du fonctionnaire, du notable ou du propriétaire diminuaient généralement en cas de mauvaise récolte.
L’évolution démographique et économique a eu de profondes répercussions sur la nature des relations sociales dans le monde rural. On l’a déjà noté, la terre est devenue rare et l’endettement est maintenant un problème majeur pour le paysan thaï. La commercialisation croissante de l’agriculture thaïlandaise modifie par ailleurs l’ensemble de la mécanique sociale des campagnes. C’est particulièrement net dans la Plaine centrale. Une couche de propriétaires terriens absentéiste est apparue : ils possèdent la terre, la louent aux paysans, mais habitent eux-mêmes dans la capitale. Non seulement le nombre de paysans tenanciers augmente, mais le lien personnel entre producteur et propriétaire disparaît. Les taux de fermage deviennent souvent fixes, indépendants du succès ou de l’échec de la récolte. Les redevances doivent même parfois être payé avant la récolte, libérant le propriétaire de tout risque.
Auparavant, le paysan réagissait face à des conditions trop difficiles en allant défricher une autre terre, voire en travaillant pour son compte la terre d’un voisin laissée en friche. Ce n’est plus possible si ce n’est, dans quelques régions, en squattérisant des forêts, réserves gouvernementales, ce qui ouvre les conflits successifs entre les villageois squatters et l’État. Les réserves forestières sont d’ailleurs réduites à peu de chose à cause d’une surexploitation du bois pour l’exportation, surexploitation favorisée par la corruption des fonctionnaires.
Dans le Nord et le Nord-Est, il semble que les formes traditionnelles d’associations d’entre-aide entre voisins et parents continuent à fonctionner. Dans la Plaine centrale, elles ont souvent dépéri. Le pauvre risque de se retrouver seul. Il est très difficile au paysan de se reconvertir dans une production non agricole, telle une petite briqueterie, le traitement de produits alimentaires, etc. Il faut en effet investir dans tous les cas un capital de départ qui, si minime soit-il, est généralement au-dessus des moyens d’une famille pauvre. Emprunter est dangereux : le cycle de l’endettement devient facilement irréversible. Les « petits métiers » se multiplient (vendeurs à la criée., etc.), mais le revenu de ces activités est usuellement très faible.
Ni dans l’agriculture ni en ville, des emplois salariés stables ne sont offerts en nombre suffisant pour offrir un débouché aux paysans endettés ou sans terre. Le travail salarié s’est développé dans la Plaine centrale, mais il reste très mal rémunéré. Bangkok attire de plus en plus de main d’œuvre, que ce soit à l’occasion de migrations saisonnières (en dehors des périodes de plantation et de récolte) ou d’un exode rural durable. Plus que dans les « petits métiers » du secteur « informel », cette main-d’œuvre migrante semble absorbée dans un salariat instable.
Le paysan thaï vivait au sein d’un réseau de relations sociales et familiales stables dans un pays de relative abondance où l’on trouvait « le poisson dans les mares et le riz dans les champs ». C’en est aujourd’hui fini de cette stabilité. Bien que de façon inégale suivant les régions, les rapports sociaux anciens se désagrègent. Le paysan vit l’insécurité et l’instabilité. La paysannerie elle-même se différencie, le paysan riche pouvant seul profiter des possibilités offertes par le développement d’une agriculture commerciale.
La tradition culturelle de la paysannerie thaïe ne disparaît évidemment pas, même en quelques décennies de bouleversements socio-économiques. Mais sa conscience évolue, comme en témoignent les luttes paysannes des années 1974-1976 et leurs prolongements : les délégations villageoises venant à Bangkok demander au gouvernement de faire appliquer dans les provinces les lois sur la réforme agraire. Le particularisme villageois est partiellement brisé et la nécessité de la lutte s’impose peu à peu.
L’échec du PCT
Toutes les forces politiques doivent tenir compte de ces transformations en cours dans les relations sociales et la conscience paysanne dans le monde rural. Les rapports de patronage subsistent, mais se réduisent de plus en plus à un clientélisme grossier : extorsions et achats de votes durant les campagnes électorales. Le premier concerné par le bouleversement des campagnes thaïlandaises fut le Parti communiste lui-même. Son avenir dépendait de sa capacité à élargir sa base de masse rurale et à établir une véritable base de masse urbaine ; donc à comprendre les nouvelles exigences et les nouveaux problèmes de la population. C’est peut-être là que l’échec de la direction du PCT est la plus patente.
Parti originellement urbain et chinois, le PCT a été poussé dans les zones périphériques du pays par la répression féroce déclenchée à la fin des années cinquante. C’est alors un parti socialement marginal. Il doit reconstituer et élargir ses forces en l’absence de vastes luttes économiques ou nationales. Il ne peut plus continuer à animer des mouvements anti-impérialistes et démocratiques comme il l’avait fait dans les villes après la Seconde Guerre mondiale. Il a perdu le gros de sa base syndicale ouvrière. Sur le plan international, la rupture sino-soviétique est consommée en 1960.
On comprend que, dans ces conditions, le choix de la Chine contre l’URSS et le ralliement à la stratégie de l’encerclement des villes par les campagnes sont apparus aux yeux des militants comme une réponse légitime à la loi martiale dans le pays et non comme une politique importée de l’extérieur, artificiellement plaquée sur les réalités thaïlandaises. Lors du 3e Congrès national du PCT - réuni à Bangkok en 1961 - le principe de la lutte armée rurale est adopté. Une direction « maoïste » s’impose à la tête du parti à l’occasion d’une lutte de fraction contre les éléments qui s’opposent à cette nouvelle orientation.
Le PCT bénéficie d’une certaine expérience d’organisation rurale et clandestine qui remonte à la résistance anti-japonaise, pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est vrai dans le Sud (où il semble avoir eu ses principales unités armées) et dans le Nord-Est. La répression engagée par le gouvernement contre les tribus montagnardes dans le Nord lui permettra d’acquérir une nouvelle base aux confins de la frontière avec le Laos. En 1965, probablement plus tôt qu’il ne l’aurait souhaité, le PCT, pressé par les forces gouvernementales, est amené à engager concrètement la lutte armée.
A la différence des forces armées de la libération en Chine et au Vietnam, l’APLT est une guérilla de jungle. L’Armée populaire de libération de la Thaïlande n’a en effet pas pour origine des soulèvements populaires. Dans le contexte national de l’époque, cela va largement déterminer la nature des rapports entretenus par le PCT avec sa base villageoise. Il intervient avant tout comme une force de protection populaire, assurant la défense d’une communauté villageoise ou tribale contre des dangers essentiellement extérieurs (exactions commises par l’armée, les fonctionnaires, les gangs et le banditisme...).
Le PCT gagne la confiance des paysans. Ses militants sont dévoués et ne se comportent pas comme les soldats de l’armée gouvernementale. Ils dispensent une aide médicale. Ils sont parfois à même d’envoyer des enfants faire leurs études en Chine, ce qu’ils n’auraient pu faire en Thaïlande. « Servir le peuple » n’est pas un mot d’ordre vide de contenu ! Mais, ce faisant, le PCT s’inscrit insensiblement dans le réseau traditionnel de relations sociales.
La fuite dans la forêt, c’était encore la forme la plus usuelle de révolte en Thaïlande. Beaucoup plus usuelle que la résistance collective sur place et la lutte de masse. C’était aussi le refuge naturel de celui qui a maille à partir avec la justice ou l’armée. Ces paysans se tournent vers les guérillas du Parti. Assurant aide et protection, le PCT bénéficie en retour d’une dette morale de reconnaissance. Il s’impose comme un bon patron [dans un rapport clientéliste], un patron non exploiteur, face aux patrons traditionnels : officiers, fonctionnaires, notables... Les guérillas sont une force antigouvernementale, la seule force qui s’oppose de façon cohérente au règne de l’armée et des pouvoirs établis. Elles sont une force populaire. Mais le PCT et l’APLT n’en sont pas pour autant véritablement des instruments de révolution sociale. Pour l’être, il faudrait intervenir de l’intérieur de la communauté villageoise pour transformer les rapports sociaux. De l’intérieur de la communauté nationale aussi, pour coordonner luttes ouvrières et paysannes.
Cela n’était peut-être pas encore possible au début des années soixante. Cela l’était certainement au début des années soixante-dix. Mais cela nécessitait une transformation radicale des méthodes d’action, des orientations et des mots d’ordre, du fonctionnement même du Parti. Pour prendre la tête des luttes revendicatives et démocratiques des années 1973-1976, le PCT devait quitter la jungle, devenir lui-même parti directement implanté dans la population à l’échelle nationale. Il lui fallait s’inscrire dans un cadre social nouveau, déterminé par l’ouverture de luttes de classes modernes. Nombreux sont les jeunes militants du Parti qui l’on plus ou moins confusément compris. La direction du PCT est, elle, restée prisonnière de son cadre d’action antérieur comme de ses alliances avec Pékin.
Économiquement, socialement, culturellement, la Thaïlande est en mutation. Les anciennes valeurs imprègnent toujours profondément la population alors que de nouvelles valeurs se sont déjà imposées. Les relations sociales sont devenues instables. Le renforcement d’une bourgeoisie thaïlandaise moderne et l’explosion des mobilisations de masse ont modifié les règles du jeu politique. Un important décalage est apparu entre le système de pouvoir hérité du passé récent et les nouveaux rapports de force économiques entre les diverses fractions des classes dominantes. Le rôle que joue l’armée dans l’État est remis en cause. Mais les grands partis n’ont pas la force de mettre en œuvre leurs réformes sociales et politiques. Quant à la gauche révolutionnaire traditionnelle, elle n’a pas su comprendre le nouveau cadre d’action national des années soixante-dix ou se dégager de l’influence de Pékin. Elle n’a donc pas pu offrir de perspectives aux mouvements sociaux et une alternative à la crise politique du régime.
L’ordre ancien, conforté par les traditions culturelles et fort de la faiblesse de ses adversaires, reste puissamment établi. Mais il doit compromettre. Il lui faudrait se moderniser, mais il ne peut surmonter le poids des conservatismes bureaucratiques, militaires ou royaux.
La Thaïlande traverse une longue période de transition durant laquelle le jeu de forces contradictoires provoque de nombreux blocages et une succession de crises petites ou grandes. Ces tensions pourraient déboucher demain sur un renouveau des luttes populaires et une nouvelle période de conflits ouverts analogues à ceux des années soixante-dix.